La camionnette du facteur s'est arrêtée devant la barrière, il a fait signe qu'il y avait du courrier,  mais en arrivant à la boîte aux lettres, elle ne contenait qu'une poignée de documents publicitaires et de courriers d'organismes caritatifs, pas de quoi passionner les foules.

 

***

Chalosse  Le 15 juin 1980.


Monsieur,
Ma démarche vous paraîtra sans doute insolite, étonnante, voire saugrenue puisque à ce jour, nous ne nous connaissons pas.  Enfin pas encore, vous, vous ne me connaissez pas, alors que moi je dispose d'un certain nombre d'informations vous concernant et c'est ce qui m'a amenée à vous écrire.
Je tenais à le faire, car récemment j'ai fait une découverte qui devrait vous intéresser, pour que vous compreniez mieux le sens de ma démarche intrusive, je vous dois quelques explications complémentaires. J'ai acheté,  il y a quelques mois une maison dans le village de Chalosse, maison dans laquelle je viendrai m'installer dans deux ans au moment où je prendrai ma retraite. Il y a beaucoup de travaux à réaliser et j'y passe tout mon temps libre. Or depuis la semaine dernière une découverte que j'ai faite m'intrigue.  Ici nous jetons les déchets qui ne peuvent être mis sur le tas de compost dans une ancienne carrière d'extraction de pierre, et comme le fait tout un chacun, je me suis pliée à cet usage. Ce lieu n'a rien de très avenant, mais il faut reconnaître, que pour qui sait y regarder, il renferme quelquefois des trésors...

                           

La page crisse en se détachant du bloc, produit un petit bruit en se froissant, disparaît au creux de la main, puis d'une courbe gracieuse va atterrir à proximité de la corbeille à papier, qu'elle rate de quelques centimètres,  allant rejoindre sur le tapis quatre autres boules identiques. Il faut trouver le mot juste et ce n'est pas commode, ne pas délayer, ne pas chercher de faux-fuyants.

On dirait vraiment que je n'ai que ça à faire, d'écrire à quelqu'un que je ne connais pas, et qui est peut-être mort aujourd'hui, vu qu'à ce jour, il compte quatre-vingt-cinq printemps bien comptés.

 Depuis le début de l'après-midi, je m'escrime avec un bloc et un stylo sans parvenir à trouver les mots précis pour écrire à "un homme", voyez-vous ça ! Qui pourrait être mon père, qui plus est !

Mon premier essai était, comment dire, trop pompier, trop de circonvolutions et de mots bizarres, trop de tout en définitive, des phrases pourléchées qui ne voulaient rien dire. Corbeille !

Lors de la seconde tentative, j'avais joué sur le mode copain:  "Eh bien mon vieux si tu savais ce qui arrive, j'ai..." Mais en aucun cas je n'étais copine avec cet homme et même au vu de notre différence d'âge, je lui devais le respect et donc prendre un peu plus de distance. Corbeille !

Ne sachant pas comment me sortir du piège dans lequel je m'étais fourvoyé, j'avais entrepris d'écrire au premier magistrat de sa commune pour lui demander de me venir en aide, au bout de dix lignes, j'ai réalisé qu'il allait me prendre pour un hurluberlu de service et mettre ma lettre au panier.                                        En conséquence de quoi j'ai économisé un timbre en envoyant illico presto ma missive à la case corbeille !

Ce qui m'est arrivé n'est pourtant pas commun, comme j'avais commencé à l'expliquer à ce monsieur dans ma tentative de rédaction de lettre.

J'ai acheté une maison pour préparer ma retraite, et qui dit achat d'une maison ancienne, dit immédiatement travaux, et de fil en aiguille gravats et déchets en tous genres. Il n'y avait pas encore dans ce secteur de déchetterie comme on en a vu fleurir partout ces dernières années et la solution proposée à tous les habitants était alors d'aller jeter les déchets dans une des carrières d'où avait été tirée la pierre qui avait permis la construction des routes.

Ces lieux dans lesquels tout un chacun vient déverser les rebuts de sa vie quotidienne m'ont toujours intriguée, et je ne peux m'y rendre sans me livrer à des fouilles à la manière d'une archéologue. Je ne sais d'où me vient cette propension, mais elle est bien représentative de ce que je suis, curieuse, me mêlant souvent de ce qui ne me regarde pas, avec les conséquences qui s'ensuivent.                                                                                                           Certains possèdent des talents et d'autres sont porteurs de tares presque congénitales. Je vous avoue que c'est mon cas. Ce matin-là, s'il avait plu, rien ne se serait produit, et je ne saurais encore rien de cet homme.                                                                                                   

Une fois mes gravats du jour déversés, je m'avançai selon mon habitude, tournant autour des tas récemment déchargés en quête d'une trouvaille. C'était toute une aventure, car dans ce dessein il fallait contourner et escalader un ensemble de tas de déchets très divers qui allaient des restes de toitures comprenant tuiles, gouttières, voliges pleines de pointes, à tout ce qui provenait d'une maison ou d'une cave qui venaient d'être vidées. Il fallait zigzaguer, car des malotrus vidaient leur chargement au mépris de toutes les règles sans tenir compte des personnes qui auraient à venir après eux dans ce lieu. Dans un désordre pareil, il n'y a pas que des détritus, avec un peu de chance, on peut trouver de vieilles bouteilles soufflées à la bouche, des pentures et des ferrures de portes anciennes quelquefois une poterie ou une pièce de vaisselle, il m'est même arrivé de trouver de jolies aquarelles dans une boîte à chaussures...

 Ce jour-là, je suis tombée sur lui. Je vous entends déjà poussant des cris, et imaginant que je venais de découvrir un cadavre sous les décombres, ne vous faites pas un tel cinéma, ma découverte fut beaucoup plus prosaïque. Le tas sous lequel je fis ma trouvaille se trouvait un peu à l'écart, des objets hétéroclites avaient été recouverts par une charretée de terre et de tessons de tuiles, lui donnant une allure de tertre funéraire antique.

J'en avais fait le tour cherchant à évaluer ce que je pourrais bien y découvrir si j'entreprenais de le fouiller. On va me prendre pour une "poubellière", comme le disent les acteurs du film: "le Père Noël est une ordure"; arrivée à ce stade de mon récit, vous vous demandez quelle faribole je vais encore pouvoir vous servir. Après avoir effectué deux tours  du tertre, je n'avais rien repéré qui soit de nature à m'inciter à aller chercher une pelle, quand tout à coup, mon regard accrocha un détail. Dépassant de sous une coulure de terre, une manche de veste en velours côtelé semblait attendre mon intervention, elle portait au poignet un bouton de laiton repérable au fait qu'il était vert-de-gris.

M'étant baissé pour inventorier ma trouvaille et l'ayant frotté avec un mouchoir en papier je découvris une hure de sanglier, une belle pièce, un bouton en laiton massif, pas comme ces boutons de pacotille que l'on trouve désormais sur les vestes de chasse. Je sortis mon Opinel, prête à couper les fils qui cramponnaient l'objet de mon désir au tissu de la veste, comme le byssus d'une moule l'accroche à son rocher. C'était une veste de belle facture, elle avait dû être portée lors de chasses importantes, c'eût été stupide de se contenter d'un seul bouton quand la veste devait en comporter bien d'autres. J'entrepris de tirer doucement sur la manche pour ne pas l'arracher, mais avec fermeté car le reste du vêtement était pris dans le tas de terre. Au bout de quelques minutes la veste était venue, elle était ruinée, je dois vous en avertir tout de suite, déception le bouton que j'avais remarqué était le seul qu'elle comportait encore, les autres ayant été arrachés sans ménagement en provoquant des trous dans l'étoffe. Quel dommage, le tissu était lourd, elle n'était ni usée, ni déchirée ! Les humains ont de drôles de façons de jeter des vêtements en si bon état, ils imitent les animaux qui abandonnent leur mue dans la nature. Je voyais mal un chasseur patenté jeter ainsi en décharge une veste de cette qualité, peut-être que sa femme ne supportait plus de le voir ainsi affublé. Peut-être tout simplement le propriétaire de la veste était-il mort et la veste ne servant plus à personne avait pris le chemin de la décharge. Quelles qu'en soient les raisons ou les motivations, quel gâchis !

Tout aurait pu s'arrêter là,  j'aurais pris mon bouton  reposé la veste et basta !  Un petit choc m'arrêta quand je secouai ma découverte en la tenant à l'envers pour la débarrasser de la terre qui la maculait, un objet tomba sur le sol, j'entrepris donc de le rechercher. Un portefeuille gisait dans l'herbe humide, ouvert, offrant ses tripes aux regards. Après la veste, le portefeuille ! Il semblait cette fois qu'il y ait du décès dans l'air, et qu'une veuve joyeuse ou pas s'était débarrassée des objets ayant appartenu à son défunt mari.

Quand on ramasse un portefeuille dans la rue, on cherche du regard l'individu affolé qui revient en courant sur ses pas espérant un miracle, sinon on demande à un passant où se trouve le commissariat de police, ou l'hôtel de ville et l'on y dépose l'objet trouvé. Là, hors de tout, je me permis d'en effectuer une fouille méthodique, et c'est ainsi qu'au milieu de multiples paperasses et factures, je trouvai une carte d'identité.

Pas l'une de ces cartes en Plexiglas sur lesquelles on ne ressemble plus à rien, non une carte d'identité à l'ancienne, cartonnée, avec une couverture noire en deux volets, un document établi par la mairie du domicile du propriétaire. En l'ouvrant, on découvre à à l'intérieur une photo et toutes les caractéristiques physiques devant permettre d'identifier le porteur. Elle appartenait à un homme, je m'en serais doutée sans l'ouvrir. Il était né en 1915 comme ma tante, il mesurait un mètre soixante quinze, avait les yeux bleus, le nez allongé, portait la moustache... Il semblait me regarder d'un œil triste et grave. D'instinct cet homme m'a plu, il avait une posture attachante de vieux sage, encore que sur la photo, il paraissait bien plus jeune qu'il ne devait l'être dans la réalité. En effet le cachet apposé par la mairie permettait de lui donner quarante cinq ans à l'époque !  Depuis le temps avait coulé et désormais il frôlait les  quatre vingt cinq ans. Je me suis promis que s'il était toujours vivant, j'allais lui ramener son portefeuille, et tout ce qu'il contenait, ne sachant pas à cet instant dans quelles aventures j'allais me lancer.

Vous comprenez mieux désormais ma motivation à lui écrire pour lui proposer de venir le rencontrer afin de lui rendre sa carte d'identité.