L'ascenseur arrivait directement dans l'appartement, tout l'immeuble appartenait à sa famille me dit-elle, un immeuble entier dans la rue des Saints-Pères, ça devait aller chercher loin. Pendant la montée, elle ne s'était pas approchée de moi ni n'avait fait la moindre invite, et je n'avais pas fait de geste non plus, à l'ouverture de la porte une jeune femme nous attendait, souriante et en beauté.     

-       Je vous présente mon amie dit Chris.

C'était donc là l'explication de sa retenue, effectivement elles formaient un très beau couple, l'une blonde et longiligne l'autre brune est un peu ronde, j'en restais sans voix.                                                                                                           

-       Excusez-moi, j'aurai dû vous prévenir !

  Mais l'on voyait très bien que ça les amusait beaucoup et que je ne devais pas être le premier à qui elles jouaient ce tour. Bel appartement, des lumières tamisées, gracieux jeux de miroirs, cuisine américaine. Un plateau était posé sur la table basse portant des verres et une bouteille de champagne. Elles m'installèrent dans un fauteuil profond, disposant à portée de main un verre et des petits gâteaux. Elles s'étaient installées sur un large canapé de l'autre côté de la table. J'entendis Chris dire à sa compagne :

-       Il faut que nous lui remontions le moral, il n'est pas très en forme ce soir, au restaurant, il ne m'a pratiquement pas parlé. Je dois reconnaître qu'elle disait vrai, au fil des heures, j'avais eu la sensation que mon cerveau se liquéfiait, il m'était devenu impossible de bloquer les séquences, les questions se bousculant sans cohérence, et pire que tout, là dans ma poitrine celui qui m'insufflait la vie battait la chamade. Je ne parlais pas, ruminant mes pensées, je me disais que je manquais de courtoisie vis-à-vis de mes charmantes hôtesses. Elles ne se montraient pas choquées par mon comportement, je les entendais qui échangeaient à propos de l'accumulation de difficultés qui me frappaient ces derniers jours.

   Je n'eus jamais à demander à boire, mon verre était toujours plein.  Je ne cessais de me répéter qu'il fallait que je parte, on ne s'incruste pas comme ça chez les gens quand on est bien élevé.                                                                                                                   Croyez-le si vous le voulez, une tentative me démontra que je n'étais plus en l'état de le faire, une douce euphorie m'avait doucement gagnée, j'avais juste un peu chaud et ma main avait tendance à trembler au moment de saisir mon verre.                                                                                                                    Mon téléphone sonna, je les priai de bien vouloir m'excuser, c'était un appel de ma mère, elles eurent la délicatesse de quitter la pièce pour que je puisse lui répondre.

Je l'entendis qui pleurait, comprenant instantanément qu'elle était désormais informée de la situation de sa fille.                                                                                                                               

-       Pourquoi tu ne m'as rien dit, pourquoi ça se passe comme ça dans la vie, c'est injuste, si quelqu'un doit partir, c'est moi vue mon âge. Elle, elle a encore de nombreuses années devant elle, elle a ses petits son mari. Je suis passée la voir, elle n'est pas très en forme, mais je m'y attendais, elle est courageuse, on la sent combative, le médecin m'a juré ses grands dieux qu'il restait de grandes chances qu'elle s'en sorte, c'est possible, mais ce n'est pas facile à vivre et difficile à croire.     

                                                                                 

 J'étais tranquille, quand elle était partie dans ses pensées intérieures, il n'y avait plus besoin de répondre, elle faisait tout, les questions, les réponses, les analyses et les commentaires. Quand, après plusieurs minutes, elle m'a dit bonsoir, j'étais content, elle semblait un peu rassérénée et ne pleurait plus.                                                                                      

   J'entendais parler les filles dans la pièce à côté, j'eus encore le temps de me dire, il faut qu'elles reviennent vite sinon elles me trouveront endormi. À un moment, je me suis éveillé et j'ai constaté en ouvrant un œil qu'il faisait nuit, l'appartement était plongé dans le noir, et elles avaient posé un plaid sur mes jambes. Ma montre indiquait quatre heures, je me suis levé perclu de crampes, la porte de l'ascenseur était ouverte, je m'y suis glissé, cinq minutes après j'arpentais le boulevard Saint-Germain. Je leur enverrai des fleurs pour me faire pardonner !

   Le tribunal a prononcé la mise en liquidation de mon entreprise, ils nous laissent deux mois pour finaliser les contacts avec d'éventuels repreneurs. Ils en ont de bonnes, les candidats sont rares et ceux qui paraissent les plus intéressants n'ont pas les moyens financiers; par contre ceux qui ont les reins solides et seront certainement retenus ne guettent que nos brevets et nos actifs et se dépêcheront après dépeçage de délocaliser les activités en Mongolie intérieure où je ne sais trop où, enfin si je ne le sais que trop bien. J'ai le sentiment que pour moi ça n'a plus d'importance, il s'est produit une sorte de rupture et ce qui était mon histoire m'est devenu étranger.

   La première fois quand le tribunal avait prononcé le dépôt de bilan, j'ai failli me mettre à pleurer, aujourd'hui, leur décision n'est que la suite logique de la première fois, nous n'avons pas, enfin je n'ai pas réussi à redresser la barque et cette fois-ci elle a coulé. C'est pour les équipes que ça me navre, c'étaient des gens performants, ils tournaient bien et avaient mis du cœur à l'ouvrage pour tenter de sauver les meubles, espérons que le repreneur, si repreneur, il y a, pourra ou voudra sauver un certain nombre d'emplois, c'est qu'ici il y a des pointures.

   J'ai tout perdu, mon statut, mon emploi, et mes disponibilités financières. Ces derniers mois, j'avais demandé à mon banquier d'injecter tout ce qui était sur mes comptes personnels pour tenter le tout pour le tout et permettre à la société de se tenir à flot.  

-       Vous êtes conscient que si l'entreprise dépose son bilan vous risquez de ne rien pouvoir récupérer m'avait-il dit ?. Enfin, nous verrons bien, de toute manière, il est désormais trop tard pour y changer quoi que ce soit, il me reste ma voiture et mon appartement, ce qui n'est pas rien. je m'interroge sur les pistes à suivre pour retrouver du travail. Il y a tout de même urgence, il faut que je trouve le moyen de récupérer quelques liquidités, je n'aurai bientôt plus de quoi m'acheter une baguette de pain. Ce n'est pas que je sois indifférent à ce qui m'arrive, mais la nouvelle est encore trop fraîche, même si je subodorais ce qui allait m'arriver.

 

  J'ai déjeuné avec mon beau-frère, il voulait que l'on se voie pour parler de la santé de sa femme, de fil en aiguille nous en sommes venus à parler de mes problèmes et en particulier de ma situation financière. Quelque part il m'a paru soulagé, je crois que je l'impressionnais, il m'a posé la main sur l'épaule en disant :

-       T'en fais pas, nous allons, nous en sortir.

-        Attends ! Je reviens.

Il est sorti de la brasserie pour revenir du distributeur de billets avec deux cents euros;

-       Je ne peux pas faire beaucoup plus, mais ça te dépannera.

  J'étais si touché que ma gorge s'est nouée et que je n'arrivais pas à lui répondre. J'espère que ma sœur va réussir à s'en sortir, ces deux-là méritent bien de vivre des jours meilleurs.

   Deux mois où je suis sans travail, et six mois où je suis sans salaire, pour ne pas demander de l'argent à ma mère, j'ai liquidé ma voiture, pas une très bonne opération financière, mais ça va me permettre de souffler.

   Depuis des années, je vivais entreprise, je rêvais entreprise, je planifiais ma vie autour de et pour l'entreprise et là d'un seul coup, plus rien, je me retrouve dans le vide. Téléphone silencieux, la boîte Mail ne se remplit plus que de publicités, je n'ai plus de rendez-vous avec quiconque. Il me reste la vie, je profite du silence, je marche, je ne m'assois plus aux terrasses des cafés faute d'avoir les moyens de consommer. Tant que le dossier ne sera pas clos, je n'arriverai à rien faire. J'attends, ce sera comme un signal qui m'autorisera à commencer d'envisager autre chose, mais c'est long.

   Ma sœur est en maison de repos depuis deux mois, au début j'ai cru qu'il l'envoyait là-bas pour se débarrasser d'elle, qu'elle n'avait pas une chance de s'en sortir et puis les semaines passant, elle s'est mise à récupérer. Elle a juste un duvet sur le dessus de la tête, c'est tout doux au toucher, mais je crains qu'elle n'ait cette fois définitivement les cheveux blancs. Pour ma mère le choc lui a été fatal, elle qui partait un peu dans le brouillard par le passé, tout en jurant ses grands dieux qu'il n'en était rien, semble avoir définitivement largué les amarres. Je ne suis pas certain qu'elle ait su que sa fille était sauvée, ni que j'ai définitivement perdu mon entreprise.

   Parlons-en, elle a été reprise par une société Qatari, ils vont délocaliser la fabrication des composants des machines, le reste de l'activité restera en France, en particulier le bureau d'études et le service marketing, trente pour cent des emplois seront perdus. Je m'interroge sur ma responsabilité dans ce gâchis, sans arriver à une conclusion très claire. Lors de la signature des actes de cession, j'ai constaté que j'avais été inscrit sur la liste des débiteurs, peut-être qu'un jour on me reversera une part des sommes que j'ai mise à disposition, qui vivra verra.

    Huitième mois de galère, je suis totalement à sec, j'ai vendu mon appartement, je me déplace avec deux valises qui contiennent mes biens indispensables, le reste est au garde-meubles. Heureusement que j'ai Chris et sa compagne, elles m'invitent régulièrement et m'ont même installé une chambre dans un coin de leur appartement où je squatte plus souvent que je ne le voudrais.

   Ma sœur et ma mère vont mieux, la mère et la fille semblent se nourrir mutuellement, elles suivent les mêmes fluctuations.

   L'autre semaine ayant dû aller chercher une attestation de domicile à la mairie de mon ancienne adresse, je suis entré dans le bar PMU en face de la gare pour attendre l'heure de mon train. Quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir au bar l'homme qui un matin lointain interpelait toute la salle à propos d'une ardoise. J'ai été tenté de faire celui qui ne l'avait pas vu, et puis je me suis dit que ce n'était pas possible. En me voyant arriver il m'a souri et a posé sa main sur mon bras. Je vous remercie de bien vouloir m'écouter.

-       Vous savez une ardoise ne peut demeurer éternellement sur le bord d'une gouttière, un beau jour un coup de vent a raison de ce qu'il lui reste d'équilibre et elle  part. C'est difficile à vivre, vous savez, pendant longtemps j'ai espéré, c'était en vain...

  Il s'est tu, étalant du doigt une tâche de café sur le bar, les yeux perdus dans le miroir, un rictus lui déformant les lèvres.

Je n'avais plus envie de boire, et décidai de partir attendre mon train sur le quai. C'est en quittant l'homme du bar que je la repérai sur sa banquette de molesquine, un mug de thé fumant devant elle, plongée dans la lecture de son journal, sa crinière rouge toujours si étincelante.

Elle aussi m'avait vu et elle me fit signe de la main de venir la rejoindre. Toujours curieux, j'acceptai son invitation à l'escale et vins m'asseoir en face d'elle.

-       Vous ne quittez pas cet établissement, il y a des mois que je n'y suis pas venu, je passe et je tombe sur vous. Elle m'avait vu parler à l'homme du bar et me dit en souriant.

-       Vous jouez toujours le rôle du bon samaritain, mais en dehors de ça, que faites-vous ?                                                                                                                  

   Je lui racontai tout ce qui m'était arrivé depuis notre première rencontre, comment tout doucement je m'étais retrouvé dépouillé de tout, comment désormais je devais rechercher mon chemin. Pendant tout ce temps elle se tint coite, opinant du chef à chacune de mes remarques, me regardant avec une compassion bienveillante.   Vous allez désormais pouvoir mener votre vie à votre guise, vous verrez que vous n'y trouverez que des avantages. Vous étiez mal engagé, vous aviez oublié que vous viviez sur un radeau dans les nuages. Ces temps sont finis, vous aviez accumulé une grande dette à l'encontre de cette planète, le jour est venu  où vous devez régler votre ardoise avant qu'elle ne vous emporte, après vous verrez que ça ira mieux. Nous nous levâmes pour sortir. Une fois dans la rue elle se tourna vers moi et  dit :

-       Le monsieur au bar, c'est mon père !