Ce n'est qu'en arrivant devant Notre-Dame que j'ai réalisé que j'étais rentré à pied depuis Gustave Roussy. Je n'avais rien vu du parcours, les yeux collés au trottoir, avec juste un coup d'œil automatique à chaque carrefour pour lire les panneaux indicateurs.                                                                                                                    

   Le vide, pas tout à fait, il y avait un comme un bruit continu dans mes oreilles. Il en est qui appellent ce phénomène des acouphènes, ou quelque chose d'approchant, mais mes oreilles sifflaient comme des cornes de brume sous l'effet d'une trop grande tension, tandis que les larmes me ravageaient le visage. J'étais si perdu que je ne savais plus sur quoi je pleurais, sur elle, sur la vie qui nous jouait de si vilains tours, sur nos jeunesses enfuies. Ma réaction était peut-être excessive, c'est que l'accumulation des situations traumatisantes commençait à m'épuiser, mes doigts glissaient sur la réalité sans y trouver la moindre faille pour s'y agripper et freiner la chute avant je n'aille m'écraser là- bas, bien plus bas. Je savais que si je ne réagissais pas, passé une certaine vitesse de décrochage, il ne me serait plus possible de l'enrayer et à cette idée, je me sentais privé de moyens. C'était idiot, sans réponse, je me condamnais, mais allez comprendre pourquoi, c'était ma réalité du moment.                                                                                                                             

   Il y a deux mois, j'étais à Bruxelles dans ma rencontre de lobbying avec mes vieux complices, tout semblait me sourire, ou pour le moins était encore porteur d'espérances et de potentialités. Or ce que je pouvais constater, c'est que depuis ce voyage, jour après jour mon univers avait commencé à se déliter. Non, en vérité, il ne faisait pas que commencer, il se délitait bel et bien et ce à une vitesse vertigineuse.

   Quand on est enfant, on construit des châteaux de sable sur les plages de ses vacances. On y met tout son cœur, toute sa patience jusqu'à les voir terminés, le grande délice c'est ensuite de s'asseoir et d'attendre à la marée montante pour voir les frisselis des vagues faire fondre notre chef-d'œuvre pour qu'ainsi il ne tombe pas entre des mains étrangères. Dans la vie, les sensations ne sont pas les mêmes, ça n'est pas "Pour du jeu", c'est de notre vie qu'il est question, c'est elle qui est en balance, au propre comme au figuré. La petite sensation de plaisir que l'on ressentait au creux du ventre quand on jouait à se faire peur devant les ruines de nos ouvrages, ici au quotidien se transformait en souffrance absolue.

   Un bar pour touriste un peu triste, avec un garçon, l'air absent accoudé au coin du comptoir. Ce genre de lieu où le prix des consommations est majoré, au principe que vous êtes à portée de regard de la cathédrale. De toute façon ça n'était pas la question, j'avais soif, il fallait que je boive et vite, la marche m'avait épuisé et toutes mes articulations me faisaient souffrir, je me demandais ce qu'il m'avait pris.

J'engloutis une carafe d'eau que l'on m'apporta en tordant le nez, avant de prendre le temps de déguster ma bière, c'est délicieux une bière fraîche. Je me raisonne, rester calme, reprendre ses esprits, ne pas aborder tous les problèmes de front, s'attaquer à chaque question l'une après l'autre, sinon ça va devenir difficile, voire impossible à gérer.

Le téléphone tressaute sur la table tel un poisson frais péché sorti de l'eau, je le capture avant qu'il ne fasse un plongeon fatal, c'est ma mère, il ne manquait plus qu'elle dans ce paysage ravagé. Je ne vais pas extérioriser mes problèmes familiaux au milieu de tous les consommateurs, je paye ma consommation et je sors m'asseoir sur le parvis.                                                                                                                    - Allô Maman, quel bon vent t'amène, je parierais que tu as besoin de ton fils chéri.

- Tu peux t'arrêter de bêtifier, j'ai des choses graves à t'annoncer.

Allons donc, avec elle je crains le pire, je peux même m'attendre à tout.

- Tu gardes ça pour toi, jure-le-moi, j'ai découvert que ta sœur était en train de divorcer.

-  Qu'est-ce que tu me racontes, où tu as encore été chercher ça ?

Pendant dix minutes, j'eus droit à ses explications sur les déductions et les recoupements qui l'avaient amenée à comprendre que le ménage de sa fille était en grand danger.

-  Tu sais, je n'ai pas l'air comme ça, mais je vous suis de près, j'observe et j'écoute, si, si,  ça fait une semaine que je ne peux pas la joindre, toi, je ne serais pas étonné, mais ta sœur, elle m'appelle à tout bout de champ.                                                                                                                    J'ai interrogé son mari, une carpe, il me bredouille des âneries pour me rassurer, mais je sens bien qu'il n'y a là pas un mot de vrai dans son histoire. C'est tout de même un comble, je suis sa mère quand même, j'ai le droit de savoir. J'ai toujours su que ce mariage était déséquilibré et que ta sœur valait beaucoup mieux que ça.

   Mon pauvre beau-frère n'a jamais trouvé grâce à ses yeux, c'est un peu de ma faute, si j'étais en couple, c'est ma compagne qui se serait retrouvée dans cette situation face à sa belle-mère, et aurait eu à subir la pression que l'on inflige aux femmes qui viennent prendre les fils. Faute de grives... mon pauvre beau-frère subissait donc le contre- coup de cette situation bâtarde.

   Comment pouvais-je expliquer à une mère que sa fille, loin de se séparer de son mari, était actuellement dans une chambre d'hôpital en bien mauvaise posture? En pensant à la véritable réponse qu'il aurait fallu que je lui donne, je réalisais que nous étions peut-être en train de la perdre. Je me sentis dans l'incapacité de lui en parler, et en même temps je culpabilisais de la priver de ces instants précieux avec sa fille qui seraient peut-être les derniers.                                                                                     Je suis aussi concerné par la question, il s'agit de ma sœur et qui me consolera de mon chagrin, la tempête souffle trop fort. La nuit portera conseil, et demain matin, j'aurai peut-être les idées plus claires et un peu plus de courage pour lui dire la vérité, une nuit sauf catastrophe ne changera pas grand-chose à la situation. L'impuissance n'est pas tolérable et je m'invente des détours pour ne pas affronter la situation en face, j'ai peur.                                                                                                                                  Je fais défiler les messages reçus pour retrouver la proposition de dîner ensemble qui m'a été faite, je sais bien que certains se diront que je choisis la solution de facilité. C'est ce que l'on dit en général en parlant des comportements des autres, quand on est soi-même concerné, on a toujours beaucoup plus de tolérance à son égard !

- Allô Chris - Bonsoir, c'est moi, votre proposition tient-elle toujours, je suis donc partant. Je tiens cependant à vous prévenir, il est possible que je ne sois pas un convive bien agréable, je suis un peu en décrochage. Ah, vous vous en doutiez, c'est pourquoi vous m'avez fait cette proposition. C'est gentil de votre part, et juré, on ne parlera pas boulot !

Après être convenu de nous retrouver dans un restaurant derrière l'Odéon vers vingt heures, je coupai la communication et j'appelai mon banquier.

   C'est incroyable comme le ton de l'accueil peut changer lorsque la situation sociale se détériore, je le savais mais le vivre en direct était une tout autre affaire. Ce qui indiquait la gravité de la situation, c'est qu'il accepta de me recevoir sur-le-champ alors que je n'avais pas de rendez-vous. On me fit prendre place dans un petit bureau en attendant qu'il en termine avec un autre client. Il avait dû en passer dans cette pièce d'autres pauvres bougres comme moi depuis que la crise économique mettait à mal les entreprises. J'avais le sentiment que les murs étaient porteurs de l'odeur rance de la peur et du désespoir laissé là par tous ceux qui m'avaient précédé dans de pareilles circonstances.

 - Monsieur le directeur vous attend... Je sursautais, en d'autres temps le directeur serait venu me chercher avec moult marques de sympathie. Autre statut autre traitement, tant qu'il ne me faisait pas jeter à la rue, comme un gueux.

- Entrez, je vous en prie, prenez place. Nouveau changement d'attitude, il ne s'était pas levé pour m'accueillir et me serrer la main. Dans ces conditions je pensais que mon cas devait être considéré comme désespéré.

   Il ne me laissa aucune illusion, l'état de la société était tel, que seul un repreneur pourrait sauver ce qui restait à moins que je n'eusse personnellement des fonds à engager dans... - Non ? je vois, j'espère pour vous que vous n'avez pas engagé de manœuvres frauduleuses et que vous vous étiez bien protégé personnellement. Je suis désolé, mais vous devez me comprendre...

Je suis sorti dans la rue me sentant comme libéré, mais avec la rage au ventre, des passants se retournèrent en m'entendant jurer comme un charretier, je ne pouvais pas leur expliquer ce qui suscitait ma colère.

Le dîner fut parfait, un petit restaurant indien discret avec juste une musique traditionnelle en fond sonore et une carte à laquelle je ne comprenais rien. Cela la fit rire, elle semblait une habituée du lieu et c'est elle qui passa commande, ce qu'il m'en reste comme souvenir c'est que les plats étaient agréables mais forts épicés.

Elle était assez jolie, avait des yeux rieurs, on ne reconnaissait plus du tout la collaboratrice aux cheveux sagement tirés et à l'absence de maquillage. La tenue vestimentaire était restée dans sa gamme habituelle et s'adaptait très bien au lieu dans lequel nous nous trouvions, mais le jean avait laissé place à une jolie jupe longue. Nous ne parlâmes pas du travail et de la mort annoncée de notre boîte, mais nous tournâmes cependant la règle en parlant de la conjoncture économique actuelle qui nous avait amenés là où nous en étions.

Je n'étais sûr de rien, je ne savais pas comment allait évoluer la soirée, mais elle était si agréable que j'imaginais bien que je pourrais me noyer dans ses yeux. À quoi pensait-elle ? Elle ne semblait pas avoir d'inquiétudes sur la question. Relançant imperturbablement la conversation quand je laissais un blanc.

D'entrée de jeu elle m'avait demandé des nouvelles de ma sœur. Quand j'avais expliqué que je ne savais pas trop comment en parler avec ma mère, elle avait levé un sourcil d'un air dubitatif. - Dites-lui calmement la vérité, sinon ça va devenir de plus en plus compliqué à gérer, de toute manière, vous ne pouvez rien y changer, ça n'est pas en votre pouvoir. Elle a paru étonnée de me voir hésitant sur cette question. - Vous êtes pourtant habitué à devoir trancher des questions difficiles dans votre travail !

Comment lui expliquer, et était-ce une question de sa part, que les rapports fraternels et filiaux étaient beaucoup plus compliqués à gérer qu'une opération en bourse ou que la négociation d'un contrat en anglais ou en japonais.

Nous avons quitté le restaurant fort tard, nous n'avons pas parlé, elle m'a suivi jusqu'à la voiture et s'y est installée fort à l'aise. Elle m'a donné toutes les indications pour aller jusque chez elle.  Arrivé à ce stade d'une soirée, c'est au bas de l'immeuble que tout se joue, on se dit bonsoir, on embrasse ou pas, merci pour cette soirée. Elle m'a sortie de mes réflexions - Garez-vous là, à cette heure ci, il n'y a plus de contractuelle. Dans l'ascenseur, elle sentait très bon.