Mal à l’aise dans ses sandales à plate-forme, elle se tordit les pieds sur un caillou un peu plus gros que les autres et manqua de tomber dans l’allée gravillonnée, tant elle marchait vite. Elle courait presque. Entre ses jambes,  les poules caquetèrent et s’envolèrent dans un méli mélo de plumes bariolées.  Elle se dirigea droit sur la meule de foins bien mûrs, bien jaunes  contre laquelle était appuyé son vieux vélo rouillé.

 Un pied sur la pédale tordue, elle appuya de tout son poids pour démarrer à toute allure afin de  s’éloigner de ce village maudit.

Arrivée au bout de l’allée,  elle se retourna vers la ferme et son cœur se serra. Il lui faudrait abandonner son enfance en même temps que son foyer, son père, sa sœur, et surtout son grand amour, celui qui, elle l’avait cru pendant quelques mois,  allait quitter sa situation d’ouvrier tonnelier,  pour partager l’avenir avec elle.

Où aller à présent ?

Elle donna quelques coups de pédales rageurs  et l’asphalte percé de nids de poule l’obligea à zigzaguer. La route dominait un petit bois. Tout de suite, tourner à droite, prendre le chemin caillouteux qui menait au calvaire. Elle se retrouva dans un chemin creux bordé de chênes rabougris, recouverts de lichens. Vite, rejoindre la clairière au doux tapis d’herbe où elle aimait venir rêvasser à son amoureux.  Elle jeta son vieux vélo dans un geste désespéré et, tombant à terre, elle se recroquevilla sur elle-même. Elle entoura sa tête de ses bras, et se mit à sangloter.

-       Maman où es-tu ; tu me manques.

Elle se souvenait nettement de la grande cuisine carrelée de rouge. Dans un coin, une souillarde, où un évier de pierre recueillait l’eau provenant d’un robinet de cuivre écaillé. Sa mère faisait chauffer de l’eau dans un chaudron sur le feu clair et lumineux qui montait de la cheminée immense où un arbre brulait en permanence.

-       Viens Désirée, c’est l’heure de ta toilette, l’eau du bain est chaude.

 Ce qu’elle aimait par-dessus tout c’était l’après : quand sa mère la prenait sur ses genoux dans la grande serviette blanche et rugueuse qui sentait bon l’herbe du pré où elle avait séché. Elle la frottait à faire rougir la peau de son petit bras maigrelet, de son dos décharné. Elles avaient une coutume : Désirée frottait son nez sur celui de sa mère, en guise de baiser. Désirée devait avoir sept ans, pas plus.  Ce moment de bonheur ne durait pas très longtemps, car sa sœur, Berthe, attendait pour prendre sa place et trépignait d’impatience à la porte de la cuisine.

-        C’est fini Désirée, c’est mon tour à présent.

C’est exactement ce qu’elle ressentait aujourd’hui. Berthe avait pris sa place auprès de l’homme qu’elle aimait par-dessus tout.

Malgré la mort prématurée de sa mère, sa vie s’était déroulée jusqu’à présent dans une certaine opulence. Son père possédait une ferme.  Alors, malgré les temps difficiles de la guerre, elle n’avait jamais souffert de la faim, ni d’un manque de moyens qui faisait se plaindre toutes ses copines de classe.

En plus de la ferme, son père possédait une tonnellerie. Elle savait à présent que ce temps était révolu. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer les odeurs chaudes de sciure de bois qui embaumaient l’atelier.

C’est là, dans la remise, couchés dans la sciure, que son père les avait découverts hier.

C’était dimanche. Sa marâtre, une femme acariâtre et revêche avait l’habitude d’emmener ses deux enfants et son nouvel époux à la messe du village. Sa sœur Berthe, nouvellement mariée, suivait, plus par habitude que par conviction. Le dimanche était réservé au repos et également à un repas de famille qu’ils partageaient tous dans la grande cuisine de la ferme.

Désirée, elle, avait prétexté un violent mal de ventre pour rester là.

-       Je poserai la table, avait-elle déclaré pour se disculper un peu.

Dès qu’ils avaient tous eu le dos tourné, Jeannot, l’époux de sa sœur Berthe, était venu la chercher dans sa chambre.

-       Viens, ils sont tous partis, on peut y aller.

-       Tu crois vraiment qu’on peut !

 

-       Viens, j’te dis qu’c’est sans danger. La messe dure au moins une heure et demie, et dans c’temps là, on fera notre affaire.

Depuis trois mois exactement, elle le suivait régulièrement, là où il avait décidé d’aller. Leurs rendez-vous pouvaient avoir lieu dans la clairière à la tombée de la nuit, quand elle prétextait porter des provisions à sa tante à l’autre bout du village. Il lui arrivait même de passer la ligne de démarcation, car ainsi, son temps n’était pas compté. Jeannot lui, étant ouvrier tonnelier, se devait d’aller faire aiguiser les lames à l’atelier du village.

Cela avait commencé par un regard. Ce grand gars portait une casquette de laine, sa frange de cheveux blonds cachait des yeux d’un bleu, d’un bleu tellement sombre, qu’elle n’en avait jamais vu de pareils. Les yeux de Jeannot avaient rencontré les siens il y a longtemps, quand il avait passé quelques mois à la tonnellerie pour son apprentissage.

Pourtant, c’est la Berthe qu’il avait marié, parce que Désirée était bien jeune. Alors le père lui avait dit :

-       J't’e prends comme second à la tonnellerie, mais il te faut  marier. La Berthe, elle a l’âge.

C’est ainsi que la Berthe et le Jeannot s’étaient retrouvés mariés, malgré leur peu d’inclination.

Désirée pleurait à chaudes larmes dans l’herbe fraîche. C’était la crise la plus grave qu’elle avait dû affronter jusqu’à présent. Même la mort de sa mère ne l’avait pas remuée à ce point.

Ce fut terrible. Le père devait se douter de quelque chose à coup sûr. Peut-être même la Berthe aussi. D’ailleurs, du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, rien ne les rapprochait. Berthe n’avait pas voulu poursuivre l’école pour passer son certificat d’études.

-       Ce sont des balivernes, tout cela. Je n’en ai pas besoin pour tenir une maison et élever des enfants disait-elle. Mon mari saura m’entretenir.

-       Moi j’aime l’école, répondait Désirée, et je passerai mon certificat d’études. Si Mlle Bernard veut bien m’aider, je voudrai moi aussi devenir maîtresse d’école.

Le curé du village était un vieux bonhomme tout bronchiteux. L’hiver de cette année 1944 avait été rude. Il habitait une petite cure toute humide, et le bois manquait chez ses ouailles, alors, il s’en était passé en se mettant au lit dès la nuit tombée. Quand il chantait la messe en latin dans l’église aux murs peints, souvent, sa voix se cassait, il se courbait en deux tellement il toussait.

C’est ce qu’il s’était passé, hier, dimanche. La messe avait été écourtée, pour cause de quintes de toux tellement fortes que l’on avait dû le ramener à sa cure, et c’est la bonne Mlle Dessioux, qui s’occupe de son ménage qui avait dû le mettre au lit avec une bonne topette dans un bol d’eau chaude.

-       Bon diou que faites vous là vous deux ?

C’est ainsi que tout fut découvert, alors qu’ils étaient, Jeannot et elle, enlacés en train de s’embrasser, couchés sur un doux tapis de copeaux de bois.