Une nouvelle lettre de Gilles, reçue ce matin, l’oblige à un face à face avec elle-même, la somme de procéder à son examen de conscience pour employer une des expressions favorites de sa belle-mère. Face à face devant lequel elle recule depuis son arrivée, en juillet dernier, au centre St François de l’Ile à Vache.

Quelles sont les réelles motivations qui l’ont conduite à dix heures d’avion, cinq heures de bus et une heure de bateau de Paris et qui la retiennent encore, près de six mois plus tard, dans cette île, certes luxuriante, mais où pauvreté et misère extrême règnent, où chaque geste de la vie quotidienne est une épreuve à surmonter en raison de l’insuffisance des infrastructures ?

Elle pressent confusément que la mort de Tito  ne fut qu’un prétexte à sa fuite ou,  tout au moins, que le déclencheur d’une crise morale larvée mais plurifactorielle.

La monotonie des jours, au sein de cette ville somnolente, sous le regard des relations bien pensantes, lui pesait chaque jour davantage. Le statut de « femme d’avocat » que l’on prétendait lui faire endosser, la pression de sa belle-famille, contre laquelle Gilles se refusait à se rebeller, l’étouffaient. Ses espoirs de maternité toujours déçus induisaient des tensions dans leur vie de couple.

Et, plus encore peut-être, le deuil, jamais accompli, de ses rêves d’adolescente désireuse de s’engager dans l’action humanitaire, explique certainement son engouement pour l’engagement d’Agnès et de Céline. Ce que sa propre mère regrettait de n’avoir su accomplir à Lambaréné, au sein de l’équipe du Docteur Schweitzer, elle décida de le réaliser en Haïti aux côtés de Soeur Flora.

Derrière ses paupières closes, les phrases de la lettre de Gilles ne cessent de s’imposer et, même si elle refuse à se l’avouer, de l’interpeller.

 « Cesse de te mentir à toi-même, Odile, tu n’es pas faite pour cette vie de privation, de sacrifice, tu n’es pas responsable de toute la misère du monde, par contre, tu es responsable du foyer que tu as fondé.

 Je souhaite venir te retrouver à Noël sur ton île aux pirates. Je rêve déjà de sentiers fleuris à parcourir à tes côtés, de sable fin, de soleil mais aussi de fraîcheur à l’ombre des palmiers. Je suis persuadé que toutes les conditions seront réunies pour réussir, ensemble, un nouveau départ.

   Petit Futé  propose deux hôtels qui me paraissent tous deux fort attrayants soit l’Abaka Bay Resort soit  le Port-Morgan. J’avoue que j’aurais une préférence pour le deuxième mais tu es mieux placée que moi pour choisir. . Donne-moi ta réponse au plus vite afin que je puisse m’organiser sur le plan professionnel.

 

 A ce propos, ne doutant pas un instant de ton prompt retour, je voulais te signaler que j’envisage de chercher à m’associer afin d’être davantage disponible, décision qui devrait être de nature à améliorer notre mode de vie et à nous permettre de partager davantage de loisirs communs … »

Le retour ? Le retour en France ? A Poitiers ? C’est une hypothèse qu’Odile se refuse à étudier ou alors dans un futur lointain, flou, indéterminé. Comment se résoudre à reprendre la même petite vie tranquille mais futile alors qu’ici elle se sent, chaque matin, un peu plus nécessaire aux côtés  de Sœur Flora ?

Cette religieuse canadienne la fascine. Son credo « Notre vie religieuse n’a une signification que si elle est offerte aux autres, aux plus faibles, aux nécessiteux. » lui donne à méditer sur l’authenticité de la foi de certains paroissiens poitevins de ses proches. Arrivée dans l’île, une trentaine d’années plus tôt, Sœur Flora s’est toujours fait un devoir d’accueillir dans son orphelinat tous les enfants dont personne ne voulait.

« Sœur Flora est la maman de l’Ile à Vache » clame haut et fort la marchande de friture installée sous un manguier. Aux yeux de cette « maman » rien n’est plus important que la vie d’un enfant « les handicapés encore plus car ils n’ont pas de moyens de défense »

Pour cette femme, au crucifix en pendentif sur sa robe blanche un peu fatiguée, les journées sont interminables. Il lui faut, infatigablement, câliner, rassurer, consoler tout en organisant, supervisant, l’orphelinat ainsi que l’école qu’elle a montée mais aussi nourrir, soigner avec des moyens de plus en plus réduits alors que les charges se font de plus en plus pesantes.

Actuellement sa place est impérativement ici, elle le ressent ainsi. Mais comment convaincre Gilles d’accepter de lui donner encore du temps ? Le mieux est certainement de passer quelques jours de repos ensemble à Port-Morgan, de tenter de renouer le dialogue dans un contexte totalement différent et de trouver ensemble la meilleure attitude à adopter.

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Des coups discrets puis de plus en plus forts parviennent enfin à tirer Odile de sa profonde léthargie. Renouant avec un ancien réflexe, d’un geste inconscient, sa main tâtonne le matelas à la recherche du contact de Gilles. Les coups reprennent, insistent, la porte de la chambre vibre, une voix inquiète se fait entendre :

 « M’aame d’ la Bordelière ! M’aame d’ la Bordelière ! »

 Madame de la Bordelière ? Oui, c’est bien elle mais depuis son arrivée en Haïti, elle a perdu l’habitude d’entendre prononcer son nom. Ici c’est Odile ou, parfois P’tite Maame. Elle se redresse enfin et, prise de vertiges, titube en se dirigeant vers la porte :

 « Oh ma tête, ma pauvre tête ! Mais où est Gilles ?»

A l’expression soulagée du jeune boy de l’hôtel, Odile prend conscience de l’inquiétude que son silence a fait naître.

-  Maame y est malade ?

- Non, Joseph, juste un peu fatiguée. Mais quelle heure est-il ?

-  L’heure du souper !

- L’heure de souper ?

Devant la mine interloquée de la jeune femme, qui s’accroche au chambranle pour ne pas vaciller, le garçon éclate de rire :

-       Maame y a beaucoup dormi. C’est p’têtre le petit Ibo lélé rhum punch. Maame, y a pas l’habitude.

-       C’est vrai que j’n’ai pas l’habitude.

 Mon mari est à la piscine ?

-       Non, Missieur, y  est parti.

-       Parti ?

-       y a pris l’bateau pour les Cayes ce matin.

-       Je vais attendre son retour pour dîner. A quelle heure revient le bateau ?

-       Missieur y va pas r’venir, y est parti. Parti.

 

La stupéfaction qu’il lit sur le visage d’Odile lui fait précipitamment ajouter :

-       Mais Missieur y a tout payé.

Devant le silence de la jeune femme, il enchaîne aussitôt :

-       Le chef y a préparé du blanc manger.

Maame va s’régaler.

-       Non, Joseph, je n’dînerai pas ce soir. Je prendrai juste un jus de fruit.

 Demain matin, je demanderai qu’on me ramène à l’orphelinat Saint-François.

-       OKE Maame, y va prévenir l’patron.

La porte enfin refermée, Odile fait le tour de la chambre à la recherche d’une lettre, d’un message. Rien. Elle se dirige alors comme une somnambule vers le lit sur lequel elle s’écroule à nouveau.

 

En dépit de sa migraine, elle tente de se remémorer la soirée d’hier. Après trois jours sans nuages, grâce à une volonté commune et délibérée d’éviter les sujets qui fâchent, trois jours de farniente, de marches, de baignades dans ce cadre paradisiaque, après un dîner un peu trop arrosé, de retour dans leur chambre, Gilles se décida à poser la question cruciale : la date du retour définitif d’Odile à Poitiers.

-       Comprends que j’ai besoin de connaître tes intentions. Cela fait six mois que je patiente. Que je ne sais comment m’organiser. Que je ne sais comment expliquer ton absence qui me ridiculise aux yeux de beaucoup.

-       Je te comprends parfaitement, Gilles mais je ne peux pas, pour l’instant, me résoudre à renoncer à mon action. J’ai l’outrecuidance de penser que ma présence ici est nécessaire. Que je suis capable d’offrir un peu de bien- être, de joies à ces enfants à qui l’existence a tout refusé.

-       Penses-tu parfois aux élèves de ton collège à qui tu fais défaut ?

-       Les élèves de mon collège ? Mais ils se moquent bien de moi ! Moi ou une autre, quelle importance pour eux. Ils consomment du prof comme ils consomment de tout ce qui leur est donné.  A profusion avec un sentiment de dû et une belle indifférence.

Accepte de venir visiter l’orphelinat avec moi, de rencontrer Sœur Flora et tu comprendras.

-       Je ne suis plus en situation de chercher à comprendre, Odile. Ton égoïsme, à mon égard, me stupéfie et en stupéfie plus d’un, je me permets de te le dire. A présent, je veux une date de retour dans un délai bref ainsi qu’un engagement précis de ta part.

-       C’est l’avocat ou le mari qui me parle ?

-       Probablement les deux, tu as raison de me poser cette question car la situation pour moi n’est plus tenable.

-       C’est donc un ultimatum ?

-       En quelque sorte oui. Je te demanderai de me donner ta réponse à l’issue de ces deux semaines de vacances.

-       Dans ce cas, ma réponse tu la connais déjà, Gilles.

-       J’ai une autre proposition à te faire Odile afin que nous y réfléchissions ensemble. Il semble à présent malheureusement certain que nous ne réussirons pas à avoir un enfant. Les années passent, tu es hostile à la PMA, alors pourquoi ne pas envisager d’en adopter un.

-       Alors là, j’avoue ne pas comprendre. Comme tes parents, tu as toujours été hostile à l’adoption, tu ne citais que des exemples d’adoptions problématiques voire aux conséquences dramatiques.

-       Il est vrai mais depuis ton départ, j’ai réfléchi. J’ai même supposé que la véritable raison, consciente ou inconsciente, de ta venue à l’orphelinat Saint François était de choisir un enfant en vue de l’adopter. Me suis-je trompé ou non ?

-       Mon pauvre Gilles, tu manques décidément totalement de psychologie.

Me crois-tu capable de venir choisir un enfant dans un orphelinat comme on va choisir un vêtement dans une boutique ? Tu sais pourtant bien que je me suis montrée incapable de choisir un chien à la SPA tant j’étais bouleversée par la détresse que je lisais dans le regard de tous ces malheureux candidats à l’adoption. Je ne pouvais pas partir avec l’un d’eux et laisser tous les autres.

 Alors CHOISIR un enfant ? Parmi tous ces petits malheureux de l’orphelinat, il me faudrait opérer un tri, un choix ? Et en fonction de quel critère, dis-moi ? Te rends-tu comptes de ce que tu proposes ? C’est tout simplement  scandaleux ! Moi, je choisis de donner le meilleur de ce que je peux offrir au plus grand nombre de tous ces laissés-pour-compte. Mais je crois que tu es décidément incapable de comprendre ce type d’arguments.

-       Il faut probablement te résigner à reconnaître que tu as épousé un homme dénué d’intelligence et de sensibilité. Mieux vaut dormir que poursuivre cette discussion stérile. Et surtout infiniment blessante pour moi mais à mon tour de te dire que je ne suis pas certain que tu sois suffisamment fine psychologue pour t’en rendre compte. Bonne nuit Odile.

-       Bonne nuit Gilles.

Persuadée qu’après l’échec de leur discussion elle ne parviendrait pas à trouver le sommeil, Odile se rappelle s’être relevée afin de prendre double dose de somnifère. En aucun cas, elle ne souhaitait passer le reste de la nuit à s’interroger sur les conséquences de sa réaction à la proposition de son mari.

 

Mais qu’est-ce qui m’arrive ? En six mois de vie ici, je n’ai pas connu un instant d’angoisse et, ce soir, parce que Gilles est reparti brutalement sans même un au revoir, j’ai l’impression d’être tombée dans un puits sans fond. Je me sens perdue, fragilisée, comme une gamine abandonnée sur une île. C’est vraiment un comble pour quelqu’un qui prétend venir  en aide aux orphelins !

Peut-être devrais-je en conclure que m’engager dans l’humanitaire n’était pour moi qu’un prétexte pour me forger une bonne conscience tout en gardant en réserve la possibilité de retrouver, à tous moments, confort et sécurité auprès d’un mari particulièrement patient et compréhensif ?

 En somme je ne serais qu’une bobo, comme tant d’autres qui, pour justifier son goût du luxe, son penchant pour  les hôtels quatre étoiles, ferait l’aumône de quelques mois de sa vie au profit d’un orphelinat.

 Si Gilles me voyait, prostrée sur le lit à tenter de me livrer à cette pseudo introspection de bas niveau, il se féliciterait du résultat obtenu. Mais… il sous estimerait alors ma capacité à réagir. C’est l’association du rhum et des  barbituriques qui est seule responsable de ce vague à l’âme.

 Demain matin, à la première heure, je retrouverai les enfants, Sœur Flora et toute l’équipe. Ils seront tous bien étonnés de me voir revenir avec onze jours d’avance et moi je retrouverai enfin ma sérénité.

Et à bien y réfléchir, j’me fais une beauté et j’descends goûter à ce blanc-manger. J’vais profiter de cette dernière soirée de nantie qui m’est offerte et en toute bonne conscience. « Hauts les cœurs, Odile ! »