Un silence. Un bruit de sanglot étouffé. Puis une petite voix.

-       J’embarque dans quelques minutes pour Haïti.

-       Pour Haïti ? C’est un poisson d’avril au mois de juillet ?

-       Non, Gilles, je ne plaisante pas… Mais je n’ai pas trouvé le courage de te faire part de ma décision avant de partir. Je t’ai écrit pour t’exposer mes raisons. Je viens de poster la lettre.

-       Tu ne penses pas qu’il eût été plus simple de s’expliquer de vive voix ?

-       Non, Gilles ! Reconnais qu’on n'arrive plus à discuter depuis un certain temps. L’atmosphère est tellement tendue entre nous que tout est sujet de conflit.

-       La faute à qui ? Tu t’es posé la question, j’espère ?

-       La faute à tous les deux, sûrement. Seulement je n’en peux plus. Il faut mettre un peu de distance entre nous.

-       Un peu de distance, dis-tu ? C’est pour ça que tu as choisi Haïti comme destination ! Mais tu continues à te foutre de moi dans les grandes largeurs.

-       Je t’en supplie, Gilles ne le prends pas comme ça. Essaie de me comprendre.

-       Te comprendre ? Mais c’est ce que j’essaie de faire depuis la mort de Tito. Je crois que j’ai été patient. Trop patient même, disent certains.

-       Je suis obligée d’éteindre mon portable, Gilles. On embarque. Je te téléphonerai demain. A plus !

A plus !  A plus ! C’est ça, à plus ! Pauvre Odile. Toujours ce besoin de parler jeune ! A bientôt quarante balais ça rime à quoi ?

Avant de s’effondrer au fond du canapé sur lequel il lance rageusement son téléphone, Gilles se sert un whisky sec ne trouvant pas l’énergie de partir à la quête de glaçons et de Perrier. En l’absence d’Odile, la cuisine s’est toujours transformée, pour lui, en un lieu étrange, sinon hostile, c’est la raison pour laquelle il a coutume de déjeuner rapidement dans un petit restaurant à proximité de l’étude lorsqu’elle ne peut rentrer à midi.

 Ce soir, plus que jamais, la simple idée de mettre son couvert et d’explorer le réfrigérateur à la recherche de quelques restes ou plats sous vide l’anéantit. Une poignée de cacahuètes, perdue au milieu d’un reste de fruits secs oubliés au fond d’une coupelle sur la table du salon, feront amplement office de dîner. Après ce coup de téléphone, pour le  moins déstabilisant, il n’a vraiment pas envie de se mettre à table. Ni ici, ni ailleurs.  D’un geste machinal, il saisit la télécommande du téléviseur, zappe mécaniquement d’une chaîne à l’autre, avant de l’éteindre tout aussitôt et de s’abîmer dans d’interminables et sombres ruminations.

Nul besoin d’être fin psychologue pour admettre que leur couple est en crise et que celle-ci a été déclenchée par la mort de Tito dont Odile l’a rendu entièrement responsable. Depuis des semaines, en boucle, il entend les mêmes reproches : « Quel besoin avais-tu de l’emmener avec vous à la chasse ? Si tu m’en avais parlé, tu sais parfaitement que j’’aurais refusé. Si tu m’avais avoué que tu t’étais engagé à accompagner ton père à la battue aux sangliers de Croutelle, j’aurais remis mon voyage à Rouen. Mes parents l’auraient compris. Mais tu t’en es bien gardé. Tu te faisais fort d’être capable de gérer un chien. Tu es toujours si sûr de toi ! »

Comment pouvais-je deviner que Tito, pris de panique, détalerait comme un lièvre au premier coup de fusil et terminerait sa course sous les roues d’une voiture sur la 141 ? Croit-elle que sa mort m’ait laissé indifférent ? Moi aussi, j’étais attaché à cet animal mais «  il faut raison garder » comme lui a justement dit mon père.

A ces mots, ce jour- là, j’ai vu la haine dans ses yeux. Si elle avait osé, elle l’aurait giflé. Et quand maman, croyant bien dire, a ajouté « Vous en reprendrez un autre », je n’ai pu la retenir. Elle est partie, sans son manteau, en claquant la porte à toute volée. A sauté dans la voiture et a démarré comme une folle. Sans s’occuper de moi. Les gravillons giclaient contre nos jambes. Mon pauvre père, stupéfait et outré devant tant de violence,  dut me reconduire à Poitiers. Depuis, elle refuse de mettre les pieds au Chatelard et, plus encore, de les recevoir. Il me faut sans cesse trouver des raisons plausibles à ses refus afin de ne pas les vexer à tout jamais.

 Maintenant si je leur parle de son brusque départ à Haïti, ils vont penser que j’ai épousé une déséquilibrée. Jugement qui ne serait pas tout à fait faux d’ailleurs. Parce que, moi, je ne sais plus comment m’y prendre avec elle. Tout, elle rejette tout en bloc ! Aucune de mes propositions n’a l’heur de lui plaire. Un week- end à Paris ? Aucune expo intéressante ! Un dimanche à la Rochelle pour déguster des huîtres ? On croisera les mêmes têtes qu’à Poitiers ! Trois semaines, dans un lieu de ton choix en août ? Rien ne m’attire !  

Rien ne l’attirait prétendait-elle, et, à cette heure, elle est dans un avion pour Haïti. Comprend qui peut ! Moi, je renonce. En tous cas, pour ce soir, le mieux que j’ai à faire est de me resservir un petit whisky et de m’enfoncer sous ma couette. Ca me rappellera les grogs de mon enfance. Je vais finir par être persuadé que c’était le bon temps !

 

Ne parvenant à se concentrer ni sur la lecture des nombreuses revues dont elle a pris la précaution de se munir, ni sur le dernier roman de Marc Lévy qui habituellement a l’art de la captiver, pas plus que sur les burlesques épisodes de « la soupe aux choux » projetés devant ses yeux, Odile glisse un demi Lexomil sous sa  langue, tente de caler, au mieux, sa nuque à l’aide de son mini coussin en forme de chat, dernier achat effectué chez Nature et Découvertes,  imprègne deux compresses d’eau de bleuet qu’elle dépose sur ses paupières gonflées avant de s’isoler derrière son masque en invoquant Morphée.

Malheureusement Morphée, probablement hostile à ce voyage hors d ’Europe, lui refuse ses bras et la jeune femme ne parvient pas à trouver le moindre repos. Toutes ses techniques de respirations profondes, de visualisations positives ne parviennent à calmer son impérieux besoin de bouger ses jambes, ni à apaiser son angoisse.

Elle ne peut s’empêcher de revenir encore et encore sur la mort atroce de son chien qu’il fallut euthanasier quelques heures après l’accident. Plus que tout, elle ne peut pardonner à son mari de lui avoir caché la vérité, de lui avoir menti au téléphone quand ce samedi soir là, juste après le drame, elle l’appela pour avoir de ses nouvelles et, tout particulièrement, des nouvelles du chien.

Elle se souvient précisément que, comme elle insistait : « Tu es sûr qu’il va bien ?  Sûr qu’il a bien mangé ? », Gilles a plaisanté en lui disant « Tu veux peut-être que je lui passe le combiné ? »

Quel cynisme ! Gilles est non seulement menteur mais cynique !

Il prétend qu’il a voulu me protéger et attendre d’être près de moi pour amortir le choc ! Mensonge ! Il a voulu différer pour se protéger lui. Protéger la quiétude de sa soirée. Il savait que je ne lui pardonnerais pas de l’avoir emmené à la chasse et surtout de l’avoir laissé en liberté. Et ses parents qui, le week-end suivant, me faisaient la morale « Ce n’est qu’un chien, Odile ! Soyez raisonnable ! Vous en reprendrez un autre ! » Ceux-là, c’est sûr, je ne suis pas prête de pouvoir les revoir.

Reprendre un autre chien ? Comme si un chien pouvait en remplacer un autre ! Ils ne comprennent rien à ce qui peut lier un homme à un animal. Ils sont dénués de toute sensibilité. Enfin, ça, je l’ai toujours su… Mais Gilles, lui ?  Je le croyais différent de ses parents. J’étais sûre qu’il me comprenait, qu’il partageait mes choix. J’avais réussi à le convaincre, en dépit de ses réticences, d’acheter une petite femelle. Tito aurait été fou de joie. Nous avions pris rendez-vous avec l’éleveur pour le dimanche suivant. Il devait nous présenter une petite Volga…

Volga ? Non, il n’y aura pas de Volga !  Ni de Voyou ! Ni de Voltaire ! Non, plus de chien. Jamais ! C’est une page que je tourne. Je dois en ouvrir une autre. Enfin, essayer d’en ouvrir une autre. Demain, Gilles recevra ma lettre. Le problème c’est qu’après tant d’années de vie commune, je ne parviens même pas à deviner sa réaction. Désarroi ? Accablement ? Rage ? Comment imaginer ses sentiments alors que je parviens si peu, si mal, à cerner les miens ? Ils oscillent sans cesse entre angoisse et allégresse.

Sous l’effet de la fatigue et du Lexomil, Odile parvient enfin à sombrer dans un léger état de torpeur. Les images de ces dernières semaines défilent derrière ses paupières closes. Elle se retrouve au cloître de St Benoît, à la veille de Noël, afin de visiter l’exposition-vente de tableaux au profit des orphelins haïtiens. Elle se souvient de son émotion devant ces toiles naïves et colorées et surtout de sa rencontre avec Agnès responsable de cette manifestation. Un courant de sympathie s’était immédiatement établi entre elles. Plus récemment, elle retrouva Agnès à la  salle paroissiale de St Paul, lors d’une conférence suivie d’un dîner au profit, cette fois, des étudiants haïtiens de Poitiers. Elle discuta alors longuement avec cette jeune enseignante de primaire, partie enseigner deux ans comme bénévole dans une petite école de Grand’Anse. Elle l’écouta, toute une soirée, évoquer avec passion, en dépit de conditions matérielles fort éprouvantes, son action d’alphabétisation auprès de ces enfants terriblement déshérités.

Cependant ce fut, plus encore, le visage lumineux de Céline qui s’imposa à elle. La détermination et la passion de cette jeune animatrice ayant fait le choix exigeant de  partager sa vie entre la France, sa patrie, et Haïti, sa terre d’adoption, exercèrent sur son état dépressif un effet d’électrochoc. A l’issue de la projection présentant cet orphelinat de l’île aux vaches, Odile sentit que, désormais, elle ne serait plus jamais la même. Dans les heures, les jours et, plus encore,  les nuits qui suivirent, les grands yeux interrogateurs de ces bébés, seuls derrière les barreaux de leur lit, la vision des enfants handicapés, recroquevillés dans leurs fauteuils, ne la quittèrent pas. Le sourire, à l’expression déterminée et bienveillante, de Sœur Flora, religieuse canadienne fondatrice et responsable de ce centre, éclaira ses nuits d’insomnie. Le besoin, de plus en plus impérieux, de la rejoindre la tarauda dorénavant, persuadée qu’aux côtés de cette femme d’exception, elle retrouverait énergie et enthousiasme.

Refoulant alors délibérément l’image d’un Gilles désemparé au sein de la maison désertée, celle de ses parents inquiets, de ses beaux-parents outrés, des amis décontenancés, elle organisa, dans le plus grand secret, son départ. Elle sollicita, du rectorat, une mise en disponibilité, pour une durée d’un an et, ayant pris contact avec sœur Flora,  par l’intermédiaire de Céline, prit son billet aller pour Haïti.

Elle décida d’attendre d’être à l’aéroport pour téléphoner brièvement à Gilles afin de l’informer de sa décision tout juste après avoir posté de longues  lettres à sa famille, à ses amis. Elle tentait de leur expliquer ses motivations, son incapacité à leur confier préalablement ses projets tant elle était intimement persuadée que tous les auraient vigoureusement combattus.

Le film de ces dernières semaines, tout à la fois angoissantes et exaltantes, s’interrompt pour laisser, enfin, place à un profond sommeil en dépit de l’inconfort du siège. Un sourire heureux se lit sur ses lèvres. Odile semble enfin en paix.

 

 

 

Renée-Claude (mai 2013)