Hier au soir, j'étais si fatigué en sortant de la douche, que j'ai oublié de rappeler mon beau-frère. Il est très sympathique comme garçon, mais avec la crise dans laquelle nous nous débattons ces jours-ci à la boîte, les relations agitées entre lui et ma sœur sont très loin de mes préoccupations premières. Je savais par ailleurs que se mêler des affaires des autres était toujours une occasion de se retrouver embarqué dans des histoires dont on aurait bien aimé se tenir à l'écart.
Depuis ce matin, nous étions enfermés dans un bureau, nous recherchions le ou les moyens de nous sortir de la nasse dans laquelle nous avions le sentiment d'être pris. Il est vrai qu'en certaines circonstances de l'existence, on se retrouve ainsi le dos au mur. Nous ne pouvions être dans une pire situation, restait à nous convaincre que c'est dans ces instants-là qu'il faut savoir faire preuve d'originalité et de créativité.
Lors de ma rencontre avec la journaliste de TV 8, j'avais pris sur moi d'enregistrer notre conversation, rien de bien compliqué techniquement, ni de bien original, j'avais pensé que de cette confrontation, et de ses attendus, pouvait surgir un peu de lumière. Toute l'équipe avait écouté en silence les commentaires un peu brutaux de la journaliste. Elle exprimait en phrases courtes et hachées une conception du monde de demain qui nous excluait. Quand le silence se fit, il se passa quelques minutes avant que quelqu'un ose reprendre la parole.
Au cours d'une phase de crise, on peut opter pour diverses conduites, mais il en est deux qui semblent se dégager de prime abord : dire c'est foutu, et baisser les bras, ou prendre la situation à bras le corps et en faire une occasion de rebondir. Je pense qu'il est inutile que je vous précise le choix que nous fîmes après cette audition, préambule à notre réunion.
Dans l'enthousiasme des débuts de séance de travail, tout paraît toujours possible, mais les heures passant, notre marge de manœuvre nous apparaissait de plus en plus étroite et ne nous laissait que peu de chances de salut. Il fallait garder en ligne de mire la situation de notre compte à la banque, de l'état actuel du carnet de commandes, et de l'avis du contrôleur de gestion. Le comptable, qui s'était montré pour le moins hasardeux dans l'élaboration de ses fiches d'activité prévisionnelle, était cette fois complètement dans l'action, il jouait un peu le rôle de tour de contrôle, nous mettant en garde dès qu'il avait le sentiment que nous allions trop loin ou nous montrions imprécis. J'avais décidé de laisser carte blanche à la jeune chef de projet qui nous avait redynamisés lors d'une séance de travail mémorable qui n'était alors qu'un signe avant-coureur de la tempête qui se levait.
Aujourd'hui nous n'avions plus que peu de choix, et toutes les décisions qui se présentaient étaient plus difficiles à prendre les unes que les autres, comme : la réduction de l'effectif, un gel des rémunérations, des départs anticipés à la retraite, voire dans le pire des cas de figure une délocalisation totale ou partielle de l'activité. Difficile à accepter, en fait nous qui nous voulions novateurs, nous retombions dans des choix qui ne nous donnaient en aucun cas satisfaction, et que nous aurions tous été d'accord de rayer de nos listes de choix possibles en début de séance de travail.
On ne monte pas une boîte, constitue pas une équipe performante et qui vous fait confiance pour lui annoncer un beau matin que l'on va mettre la clé sous la porte, cette idée était intolérable. Dans un instant comme celui-là, vous balayez la pièce du regard et vous imaginez alors dans quelle tourmente tout un chacun va bientôt se retrouver. C'est comme un coup de grisou qui va obérer l'avenir de beaucoup de monde car au-delà des parents avec leurs problèmes de maison et de traites à payer, le tsunami va toucher tous les membres des familles des plus petits aux plus grands. Le traumatisme lui-même d'avoir vu son père ou sa mère se retrouver sans emploi, puis les désagréments qui progressivement vont en découler. Certains déménageront, les idées de vacances seront abandonnées, on ne changera pas la voiture ou la paire de lunettes. Toute une liste de modifications qui, de manière temporaire ou à plus long terme, va progressivement déclasser des familles et incurver les courbes du destin.
Exténués par ce marathon verbal, nous avions décidé de suspendre nos travaux et d'aller nous restaurer dans une brasserie où nous avions nos habitudes.
L'air frais du boulevard nous fit grand bien, n'exagérons pas, ce n'était pas l'air des cimes, mais ce vent frisquet et mordant aidait à se remettre les idées en place. Entrer dans une brasserie vers treize heures est tout de même un challenge, les vitres étaient couvertes de buée et le niveau sonore devait avoisiner celui des abords d'un circuit de formule un en pleine activité. Il fallut se faufiler entre des tables trop serrées, en prenant garde à ne pas entrer en collision avec des garçons de salle aux plateaux surchargés. Heureusement que nous avions téléphoné dès huit heures du matin pour réserver notre table.
Le patron est venu nous saluer et nous donner les cartes pour gagner du temps, il y a toujours un petit moment de flottement dans ces avant-repas collectifs, il y a ceux qui vont aux toilettes ou s'acheter des cigarettes ceux qui se jettent sur les menus comme des morts de faim et que sais-je encore. Je faisais partie de ceux qui ouvraient leur portable pour y lire leurs messages. Zut nouvel appel du beauf, cette fois il fallait que j'obtempère, je n'avais pas le temps de sortir pour écouter son message et je pensais n'en avoir que pour quelques instants.
Un crachotis, puis une voix un peu stressée qui me parlait et dont je ne compris que : "ta sœur, je sais... Hôpital". Le temps que j'utilise pour composer le numéro, le temps s'est arrêté, je n'ai plus que du gris devant les yeux, un silence de plomb m'est tombé dessus...aveugle... sourd, il n'y a plus qu'une sonnerie dans un téléphone qui grelotte au loin, puis une voix connue.
- Ah ! c'est toi, qu'est-ce que tu foutais, je cherche à te joindre depuis hier.
Au moment où il commença à m'expliquer le pourquoi de son appel, les bruits réapparurent dans la pièce, et je recommençai à ne plus rien entendre.
J'étais parfaitement conscient que rien n'avait changé, mais que j'avais si peur d'entendre ce qu'il avait à m'annoncer que mon organisme se défendait avec l'ardeur du désespoir.
- Où m'as-tu dit qu'elle avait été hospitalisée ?
- Brouhaha... Gustave Roussy... Brouhaha... Oncologie !
Oncologie, c'est quoi cette "connerie", le portable tremble dans ma main, et tout à coup, il fait très chaud, non, en fait je me sens glacé jusqu'aux os, et en réalité je ne sais plus rien.
Je n'ai pas remarqué que je parle tout haut et que toute la tablée a les yeux fixés sur moi. Je ne sais pas qui m'a répondu, je n'ai qu'entendu que la voix.
- L'oncologie, c'est le service de cancérologie !
Dans l'état de tension où je suis, j'ai failli le rabrouer, de quoi se mêle-t-il celui-là, c'est mon problème, pas le sien. Respire, respire, ne reste pas là planté comme une andouille, je n'ai pas remarqué qu'une serveuse est présente auprès de moi, attendant que je lui passe ma commande.
J'ai senti que j'allais pleurer et comme ce n'était ni le lieu, ni l'instant, je me suis levé pour sortir, d'une voix enrouée, je leur souhaite "bon appétit". Le comptable s'est levé, lui aussi faisant mine de m'accompagner, je lui sais gré de fendre la foule pour moi. Arrivé sur le trottoir, je lui explique que je vais me débrouiller, que cet après-midi, je ne sais pas à quel moment ni si je pourrai revenir, et que je lui demandais d'avoir l'obligeance de l'expliquer aux autres.
Dans l'état où je suis, je ne peux pas prendre un taxi, mais ne sachant pas exactement comment aller à Villejuif, il faudra bien que j'en passe par là, le taxi, c'est aussi comme une bulle, le temps d'un trajet entre peur et espoir, on y est à l'abri.
D'un seul coup, je ne suis plus dans la ville, J'avance sur un chemin de montagne qui chemine sous les arbres, en dehors du vent jouant avec les branches, et du crissement des sauterelles, il y a peu de bruit. Par intermittence, on perçoit des pleurs et la voix d'une fillette, elle m'interpelle, me demandant de m'arrêter le temps qu'elle enlève un caillou de sa chaussure... Ne me laisse pas, j'ai trop peur de me perdre.
Moi le petit, le plus jeune pour une fois que j'ai la chance de la dominer un peu je profite de cette situation. Toute notre enfance et notre adolescence seront ainsi ponctuées de crises et de confrontations.
Le taxi roule assez vite, à l'heure du repas la circulation est un peu moins dense et m'explique le chauffeur, c'est le bon moment pour essayer de multiplier les courses.
Dans des instants de grande tension tout vous semble long, les personnes vous semblent intrusives, ne respectant pas votre espace vitale, celles à qui vous avez à faire vous apparaissent comme peu aimables, voire inefficaces. Il n'y a rien à faire l'univers entier est ligué contre vous.
Je suis devant l'accueil où il n'y a personne, j'entends les voix de personnes qui discutent dans une pièce adjacente, le bruit des tasses indique qu'elles prennent leur café. Je me retiens pour ne pas crier, il faut que je me reprenne pour ne pas sombrer dans une sorte de sauvagerie. Ici, c'est en permanence qu'elles sont confrontées aux crises et aux souffrances des autres.
Une tête se présente au coin de la porte.
- Excusez-nous monsieur, nous faisions une pause-café, il fallait nous appeler. Que puis-je pour vous ?
En deux secondes avec le sourire, elle m'a indiqué dans quel service était ma sœur, m'a donné un plan sur lequel au stylo rouge, elle a tracé l'itinéraire. Un temps d'arrêt devant la porte pour me recomposer un visage, me tapoter les joues pour ne pas être trop pâle.
- C'est quoi cette histoire, tu nous en fais de drôles, tu aurais pu me passer un coup de téléphone quand même.
- Tu aurais passé un coup de fil toi dans de telles circonstances ?
Nous étions repartis dans nos "asticotages" d'enfance. J'ai pris sa main tout doucement pour ne pas déranger le goutte-à-goutte qui s'enfonce dans son bras.
- J'ai peur, tu sais, c'est un peu tard...
- Je suis là, repose-toi. Je lui raconte les souvenirs qui me sont revenus en venant, le chemin sous le soleil et elle qui couine pour que je l'attende. Une larme perle à son œil, mais elle crispe sa bouche pour essayer de sourire. Nous avons le don, les êtres humains, de dilapider le temps sans nous en rendre compte, comme nous dilapidons notre planète et le jour où s'annoncent l'absence et le manque nous sommes tout démunis.
Je suis sorti de la chambre sur la pointe des pieds après avoir griffonné un message lui indiquant que je repasserasi, l'interne que j'ai rencontré dans le couloir n'a pas été très disert, mais en effet la situation sans être alarmante est considérée comme difficile, j'ai apprécié cet euphémisme.
· Un appel sur mon portable, pour m'annoncer que la banque coupera notre ligne de crédit à la fin du mois.
· Un autre pour me dire que si après cette journée pourrie ça n'allait pas ... Je pouvais appeler pour aller dîner quelque part.
Il est des jours où les nuages mangent le bitume !!!