-Il est vrai que vous me semblez bien fatiguée, vous êtes toute pâlotte.

-Je dois avouer que je suis particulièrement lasse aujourd’hui.

-Si je peux me permettre cette question, Odile,  vous attendez peut-être, enfin, un heureux évènement ?

Gilles fusille sa mère du regard puis  regarde sa femme avec grande appréhension. Il sait à quel point elle déteste voir ce sujet sensible abordé. Surtout par sa belle-mère.

Décidément ma pauvre maman n’en rate pas une. Je lui ai pourtant expliqué que le gynéco recommandait de dédramatiser la situation. D’éviter d’évoquer le problème si nous voulions prévenir un blocage. Mais la psychologie et elle !

-Hé non, désolée, Belle Maman, de vous décevoir une fois de plus.

-Ne désespérez surtout pas, ma fille ! Cela viendra en son temps. Mais comprenez, qu’à notre âge, nous sommes pressés de voir Gilles devenir papa.

Mais c’est pas vrai, elle est de plus en plus lourde ! Elle ne peut donc pas se taire. C’est étonnant qu’Odile reste aussi calme. Ca lui ressemble si peu. Notre dispute a du l’assommer. Ou  la faire réfléchir.

-Je reprendrais volontiers de ton cuissot, Maman, avec quelques cèpes… Ils sont si fondants.

-Je suis ravie, mon fils, de voir que tu apprécies toujours autant ma cuisine. Il est vrai qu’Odile manque de temps pour vous mitonner de bons petits plats. Toujours dans vos copies ou vos préparations n’est-ce pas ?

-Vous me connaissez assez pour savoir que je n’ai pas vocation à rester dans ma cuisine au milieu des casseroles.

- Dommage ! Vous vous privez de ce qui pourrait devenir un plaisir ! Mais j’en reviens à mon précédent propos. Pardonnez-moi si j’insiste, ma petite Odile, pourquoi vous refusez-vous, toujours,  à vous prêter à une PMA ? De nos jours, c’est une technique très fiable. J’en parlais récemment avec Madame Deschamin dont la fille…

-Je pense, Maman, qu’il est tout à fait prématuré de s’étendre sur ce sujet ! Contentons-nous de savourer ton délicieux repas et d’écouter Papa nous narrer sa dernière chasse en Moulière. N’oublions quand même pas que nous lui devons cet excellent cuissot.

-Puisque ta maman a abordé le sujet, Gillou, je vais aller jusqu’au bout.

-Si je vous ai parue indiscrète, Odile, j’en suis désolée mais il me semblait si naturel de…

-Indiscrète ou pas, Belle Maman, il est un peu tard pour s’interroger. Cependant je tiens à répondre clairement à votre question. Tout d’abord parce que je comprends votre inquiétude. Inquiétude qui doit, d’ailleurs, être aussi celle de mes parents.  Seulement, eux, ne s’autorisent pas à la formuler. Enfin, tout au moins, pas en ma présence.

-Odile, il me semble qu’il vaudrait mieux terminer rapidement le repas et profiter de ce rayon de soleil sur la neige pour aller faire courir Tito. Sa sagesse mérite récompense, non ?

-Il ne sert à rien de différer les mises au point, Gilles.

Il faut que  Belle Maman sache que je me refuse et me refuserai, catégoriquement, à envisager une fécondation in vitro. Oui, il faut qu’elle sache que la rencontre, dans un tube à essai, de mes ovules avec tes spermatozoïdes, après lavage et centrifugation, ne me fait décidément pas rêver.

-Odile, s’il te plait…

-Oui, il me plait qu’elle sache que la sélection des embryons contrevient à ma maxime : « une même chance pour tous ». Si j’osais aller plus loin, je parlerais même d’un début d’eugénisme.

-Odile, permettez-moi de vous interrompre…

-Un instant, Père, je tiens à terminer. Je refuserai toujours l’implantation d’un petit caïd dans mon corps hyper hormoné. Sans parler de la congélation des surnuméraires, ces recalés du premier tour, qui me pétrifie.

-Calme-toi, Odile !  Tu te fais du mal inutilement. L’important à dire, sur ce sujet,  c’est que nous sommes tous deux en parfait accord et que nous suivons les conseils du psychologue.

-Odile, votre réaction m’abasourdit. Vous, l’athée, refusez une PMA en avançant les arguments des catholiques les plus traditionnalistes.

-Et moi, Belle Maman, je suis très étonnée de vous voir prendre autant de distance avec la position de l’Eglise, cela ne vous ressemble pas.

-En effet, sur ce sujet précis, je suis en désaccord avec le Vatican. Je m’en suis longuement entretenue avec mon confesseur qui comprend très bien mes arguments.

-Mes enfants, vous avez pris note de ma discrétion, je l’espère ? Jusqu’ici, je me suis, en effet, abstenu de parler pour évoquer autre chose que la qualité de mes vins, des cèpes que j’ai ramassé et celle de l’animal que j’ai abattu. Mais permettez- moi, malgré tout, en ma qualité de père, d’exprimer mes doutes sur le bien fondé des conseils de votre psy.

Adopter un chiot quand on veut un enfant, excusez-moi, mais je ne comprends toujours pas le rapport. D’ailleurs votre dalmatien va avoir un an et aucun « déclic » comme vous  dites n’a eu lieu à ce jour. Espérons, au moins pour le bon état de nos parquets cirés, que vous ne renouvellerez pas cette expérience.

-Navrée, Père, de vous décevoir à nouveau mais, puisque l’occasion m’est donnée de vous faire part de ma toute récente décision, je vous informe que j’ai l’intention d’offrir une compagne à notre Tito. J’ai d’ailleurs prospecté plusieurs élevages de dalmatiens sur le net.

Un autre chien ? J’espère au moins qu’elle bluffe, juste pour le plaisir de provoquer. Il faut dire qu’ils l’ont bien cherché. Je ne peux pas me désolidariser d’elle devant eux. Surtout après la scène d’hier et de ce matin ! C’est déjà miraculeux qu’elle ait accepté de venir déjeuner et n’ai pas claqué la porte après les propos des parents. Mon Dieu, quel dimanche ! Moi qui misais sur cette journée pour me relaxer.

-Un couple de dalmatiens en plein centre ville ? Je suis certain, Odile, que vous plaisantez.

-Pas du tout Père, je suis on ne peut plus sérieuse. Tito est seul toute la journée et il s’ennuie. Il est victime de ce qu’on appelle le syndrome d’abandon. Il se fait des lésions de léchage difficiles à soigner.  Tout rentrera dans l’ordre dès qu’il aura une copine.  La vétérinaire est formelle à ce sujet.

-Et, c’est pour lui éviter un prétendu syndrome d’abandon que vous allez renouveler l’exploit des 101 dalmatiens ? A deux pas du tribunal ? Je suis persuadé, Odile, que vous me menez en bateau, pardonnez-moi cette expression un peu vulgaire.

-Je comprends votre étonnement mais je vous affirme néanmoins que je ne saurais renoncer à mon projet. Mon amour des chiens remonte à ma plus tendre enfance. Je ne peux concevoir ma vie sans eux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai pas cherché à dissuader Gilles de quitter Paris. Alors que, par ailleurs, je m’y plaisais énormément.

Tiens, je comprends mieux, aujourd’hui, pourquoi elle a, aussi facilement, accepté de s’installer à Poitiers ! Va-t-il falloir, pour autant, que je m’accommode de partager ma maison avec une meute?

-Mon travail d’enseignante est passionnant mais très stressant. D’autre part, Gilles est fort peu disponible. Il se laisse totalement absorber par son métier. Par son envie de se tisser un réseau de relations au sein de toujours plus nombreuses associations.

-En début de carrière, s’il veut percer il n’a pas le choix, comprenez-le Odile.

-Je le comprends tout à fait Belle Maman mais, à votre tour, comprenez-moi. J’ai besoin, moi aussi, de me détendre. Besoin de réaliser certaines de mes aspirations. L’une d’entre elle est celle de posséder un couple de chiens. Et de les présenter aux expositions canines.

-Aux expositions canines ? Vous qui étiez une assidue de Beaubourg, du Luxembourg, du Grand Palais, je ne peux vous croire.

-Ces plaisirs, Belle Maman, ne sont nullement contradictoires mais de nature différente. Dans les musées, je savourais, face aux œuvres, une émotion intime. Quasi incommunicable. Alors qu’au sein des expositions canines, je goûterai au  plaisir simple de me sentir appartenir à une grande famille. Une famille chaleureuse, fraternelle. Celle des amoureux des chiens.

-Vous allez donc vous adonner à l’élevage canin ? Dans votre belle maison de ville ?

Diable mais ils vont s’étouffer d’indignation ! Il y a de quoi… Mais que dire ?

-Rassurez-vous, Père, je n’ai pas perdu la tête.  Il n’est nullement question de me consacrer à l’élevage.  Mon métier est trop prenant et je vous concède que notre mode de vie citadin ne s’y prête pas vraiment. Il s’agit juste d’avoir une ou deux portées pour le bonheur de vivre cette expérience émouvante.  Et, pour la bonne santé de la chienne. La vétérinaire souhaite qu’elle ait deux portées avant de lui prescrire un contraceptif.

-Si je tente de résumer votre situation, je suis face à ce qui pour moi est un paradoxe : parce que  vous ne parvenez pas à nous donner un héritier, alors que tous vos examens sont normaux, vous vous lancez dans l’élevage canin. Tromper son désir d’enfant par les soins prodigués à une portée de chiots me semble totalement incongru. Espérer, de plus, que cela favorisera une grossesse relève selon moi du délire. Je suppose que ces théories fumeuses sont celles de votre célèbre Docteur Freud.

Traitez-moi, si vous voulez, de vieil imbécile mais je ne puis me laisser convaincre par de tels arguments. Alors, restons- en là.

- Oui, restons-en là. Portons plutôt un toast à cette magnifique omelette norvégienne ou plutôt à Belle Maman qui a tant œuvré pour nous, ce matin, dans la solitude de sa cuisine.

 

Renée-Claude (mars 2013)