À partir des renseignements que m'avait transmis ma jeune attachée, j'avais cherché à entrer en contact avec la journaliste réalisatrice du reportage sur le recyclage des matériels sensibles, et dont une partie sur l'envoi des déchets recyclables au Ghana mettait en cause notre entreprise.
Obtenir la chaine fut tout un casse-tête, nous dûmes nous y reprendre à plusieurs reprises. On nous balada, c'est le moins que l'on puisse dire, en nous faisant passer de poste en poste, en nous annonçant que : si nous désirions joindre... faites-le un, puis pour avoir la rédaction faites-le quatre, puis plus rien du tout après avoir subi une demi-heure d'attente, et ainsi plusieurs fois de suite. Ce n'était pas la transparence totale. Quand nous pûmes enfin obtenir une interlocutrice, les propos fort sibyllins qu'elle nous tint, finirent par nous faire penser que cette journaliste n'existait pas, qu'elle n'était qu'un prête-nom. Nous imaginions fort bien la chaine inventant un pseudonyme qui lui permettait de ne pas avoir à dévoiler l'identité réelle de celle ou de celui qui avait réalisé le reportage, pour lui éviter toute agression ou toute action en justice.
Nous en discutâmes longuement en réunion d'équipes car il fallait prendre une décision avant de passer à une autre forme d'investigation, nous finîmes par conclure que la chaine couvrait sa journaliste et qu'il allait falloir que nous nous passions d'eux pour parvenir à nos fins et réussir à la rencontrer.
Nous aurions dû commencer par là, mais à l'époque des réseaux sociaux, nous avions un train de retard, ce qui dans un groupe motivé ne dure jamais trop longtemps. Une visite sur Facebook nous révéla que la dame à qui était attribué le reportage existait bel et bien en chair et en os, qu'elle était grande reportère spécialisée dans les enquêtes impliquant une immersion discrète dans le milieu.
Sa biographie était un hymne à Florence Aubenas dont elle était une grande admiratrice et qui était son maitre à penser. En dehors de la captivité en tant qu'otage à propos de laquelle elle ne s'étendait pas, elle se montrait très élogieuse en parlant de l'expérience d'immersion réussie à Ouistreham où, en passant par Pôle-Emploi, Florence, comme elle l'appelait, était devenue femme de ménage sur les ferrys pour étudier la situation et faire connaitre les conditions de travail et de vie des travailleuses précaires, payées sous le seuil du SMIC. Elle terminait ce chapitre en présentant le livre dans lequel Florence Aubenas narrait son expérience "Les quais d'Ouistreham".
Sous la rubrique la concernant personnellement, contrairement aux comptes Facebook, il n'y avait pas de photo, simplement son cursus de formation, ses expériences professionnelles dont une compilation des enquêtes qu'elle avait conduites, ainsi que les documentaires et articles qui en étaient découlés comme :
- L'alimentation animale en Europe - Les irradiés de Toul - Français savez-vous ce que vous avez dans votre assiette - Le harcèlement au travail...
En tout cas on pouvait constater que c'était une bucheuse, la rencontre, si rencontre, il y avait, risquait de se révéler riche mais difficile.
Après quelques jours de tâtonnements, c'est grâce à ses tweets que nous parvînmes à la localiser, elle faisait un commentaire à propos d'un petit bistrot dans lequel elle avait ses habitudes "La belle de mai". Retrouver cet établissement ne nous posa pas de problème particulier, il était dans le Bottin.
Ce n'est qu'après deux jours d'attente que nous pûmes identifier la dame, la patronne l'ayant appelée par son prénom. Je suis resté un moment dubitatif, comment allait-elle réagir à mon intervention, je ne risquais pas grand-chose au pire une rebuffade. Elle me regarda dès qu'elle me vit me lever, on la sentait tendue et nerveuse, elle me suivit du regard tandis que je traversais la pièce et ce regard était peu amène. Je pouvais parfaitement comprendre sa réaction, vous êtes tranquillement en train de déjeuner et un gros rustre vient vous interrompre avec ses questions et ses injonctions.
L'idée était de faire profil bas et de l'aborder tout en douceur pour lui remettre une carte de visite avec une demande de rendez-vous, rien de bien compliqué en apparence !
Elle me bloqua à cinq mètres de sa table :
- Je vous arrête, il est hors de question que je réponde à quelque question que ce soit, je veux que l'on me foute la paix quand je mange, vous pouvez comprendre ça.
Elle commença à rougir quand elle vit que je n'obéissais pas à son injonction, la patronne vola à son secours.
- Monsieur, s'il vous plait, retournez à votre place, si Madame vous demande de la laisser déjeuner en paix, soyez gentil, faites ce qu'elle vous demande.
Pendant ce temps, j'étais parvenu à hauteur de sa table, sans un mot, je lui tendis ma carte qu'elle fit semblant de ne pas voir.
- Il me faut un rendez-vous d'urgence avec vous !
- Et vous pensez que c'est en venant m'importuner pendant mon repas que vous allez l'obtenir ?
- Votre journal fait le blocus, on ne peut pas joindre votre rédaction.
Je posai ma carte sur le coin de sa table et sans un mot, je regagnai la mienne, où trois membres de mon staff étaient venus me rejoindre. Nous déjeunâmes en silence personne ne jeta un regard en direction de la journaliste. Elle sortit avant nous, passant près de notre table sans nous adresser la parole, la fin du repas fut plus détendue, mais on percevait bien que la patronne nous gardait sous surveillance.
Il se passa une semaine avant que la Dame daigne enfin nous répondre, et encore ce ne fut qu'un message laconique nous indiquant le lieu et l'heure.
C'était un petit café sur les hauts de Belleville, exactement Place des fêtes, rien de bien particulier si ce n'est qu'en cet endroit, nous avions peu de chances d'être repérés en sa compagnie, ce qui n'aurait pas été le cas pour une rencontre dans un établissement plus central de la Capitale. Elle aurait pu nous demander de lui trouver un lieu de rencontre discret, ça, nous savions faire, les cafés que fréquentait l'équipe donnaient tout à fait toutes les garanties.
Nous fîmes un repérage, et la décision fut prise que le jour de la rencontre une voiture serait prépositionnée Place des fêtes avec une équipe à bord. Nous nous demandions si nous n'en faisions pas un peu trop, mais il était préférable d'être prudent.
Le jour du rendez-vous, j'anticipai l'heure prévue et je m'installai avec un bouquin et une bonne bière. Si je n'avais pas su qu'elle devait me rencontrer, je ne l'aurais pas reconnue, elle se présenta col remonté sur le visage, écharpe sur le nez et lunettes sombres, le tout coiffé d'une casquette. Elle marqua juste une seconde d'hésitation en entrant le temps de me repérer dans mon petit coin, elle regarda derrière elle par un vieux réflexe sécuritaire et vint s'assoir en face de moi sur la banquette, d'où elle pouvait surveiller l'entrée de l'établissement.
- Vous avez de la chance que j'accepte de vous rencontrer, votre irruption de l'autre jour était insupportable, vous en avez été conscient !
Ne pas l'interrompre la laisser revenir à un niveau de tension normal, après nous verrions bien ce qui était loisible de faire.
- Je n'ai pas très bien compris ce qui motivait votre demande de me rencontrer.
Là, je me suis dit : Toi, tu n'es pas très claire et tu te demandes quel est le problème qui va surgir, et tu n'es pas sure de toi, je la laissais donc mariner dans son questionnement.
- Je ne comprends pas ce qui s'est passé avec la chaine, je suis toujours joignable sauf bien évidemment lorsque je suis en reportage.
Je lui donnai le nom de son émission, le jour et l'heure de sa programmation, je lui rappelai en sus le nom de ma société et pour terminer j'ajoutai :
- Cela ne vous dit toujours rien sur la nécessité que j'avais de vous rencontrer.
Ses doigts faisaient nerveusement tourner un ticket de métro, je réfrénais mes pulsions meurtrières pour ne pas le lui arracher !
- Je voudrais savoir pourquoi dans votre émission, vous avez mis en cause notre société lui faisant jouer un rôle qui n'est pas le sien et qui est susceptible de nuire à sa réputation ?
- Parce qu’être pris à polluer en Afrique ou en Inde avec vos déchets industriels met en cause votre honorabilité, vous ne manquez pas d'audace ne croyez-vous pas ?
Ce fut ainsi pendant trois quarts d'heure, elle focalisait sur son dossier, j'avais beau me défendre comme un beau diable, lui rappeler les règles imposées aux industriels européens sur le recyclage de leur production, elle ne voulait rien entendre. Un industriel doit concevoir les processus de recyclage de son produit dès sa conception, mais ce n'est pas lui qui les met en œuvre. Nous, nous fabriquions et nous vendions à des installateurs poindre barre.
- Comment avez-vous réussi à retrouver cette machine au Ghana ?
- C'est très simple, l'ONG Sauvons la planète l'avait piégée dans un centre de recyclage, persuadé qu'ils étaient, que c'étaient bien la banlieue d'Accra qui serait sa destination finale, ce qui au passage permet à la filière de prétendu recyclage d'économiser des millions d'euros, vous avez pu constater qu'ils avaient raison.
- Il y avait des montagnes de téléviseurs, d'ordinateurs et de matériels de tous types, dans un décor dantesque, je vous le concède, mais pourquoi avoir focalisé sur notre appareil, dites-moi !
- L'incongruité de la scène tout simplement. Elle faisait celle qui ne se rappelait plus de mon nom. Elle nous a frappé au premier regard, imaginez une case africaine, faites de bidons écrasés, dont la couverture était constituée par une bâche plastique, siglée du logo des Nations Unies, et là, fixé au beau milieu de la façade un climatiseur, votre climatiseur. Pour nous c'était le symbole absolu de la dégénérescence occidentale, oui j'ai beau chercher, c'est bien le mot !
Dans le même temps elle me tendit une photo, c'était en effet terriblement impressionnant. Un terrain vague couvert d'immondices et de déchets industriels sur lequel des femmes, des hommes, et des enfants trois quarts nus étaient accroupis devant des appareils qu'ils démontaient. Des flaques d'eau sale, des feux dégageant des fumées que l'on devinait nauséabondes et toxiques...
Que pouvais-je répondre à cela, une caricature de notre culture qui vous donnait la nausée, au vingt-et-unième siècle, comment osions-nous, nous commettre dans des pratiques pareilles, et dans lesquelles nous y avions indirectement une part de responsabilité par nos façons d'agir ou de laisser faire ? Ceux qui prétendront ne pas savoir devraient aller faire un tour là-bas, ça nous permettrait peut-être de sauver le monde.
J'étais abasourdi, j'étais venu fort de mon innocence et de ma bonne foi, et j'allais repartir en ayant perdu cette innocence dont je me sentais fort, et j'avais réalisé que ma bonne foi n'était qu'un faux nez, personne ne pouvant prétendre dans les milieux industriels qu'il ignorait les réalités de ces pratiques, j'allais devoir faire avec.
Je m'étais levé pour prendre congé quand elle leva les yeux sur moi.
- Ce que je vais vous dire ne vous fera peut-être pas rire mais c'est la vérité, ils avaient installé votre climatiseur sur leur case, mais dans cette lointaine banlieue, il n'y avait même pas l'électricité.
Nous nous quittâmes sans cordialité excessive, mais poliment, nous étions tout de même entre gens civilisés, enfin, c'est ce que je croyais fermement en entrant ici.
Il pleuvait des cordes, je n'avais pas de parapluie, par malchance la voiture était garée dans un parc à voitures à cinq minutes de là, ça n'était définitivement pas mon jour.
Mon portable avait vibré deux ou trois fois dans ma poche, avant de me lancer sous la douche, je tins à prendre connaissance de ces appels.
Il y avait un message de mon équipe pour me souhaiter bon courage, puis un second émanant de mon beau-frère qui sans plus d'explication disait savoir pourquoi ma sœur nous avait si mal reçus la semaine dernière et qu'il fallait que l'on se voie rapidement. C'était bien son style, comme s'il ne pouvait pas être plus direct, enfin il faudrait que je le rappelle.