Debout au milieu du hall, face à une Odile qui s’apprête  enfin à quitter avec soulagement ses mocassins trop étroits, Gilles, le visage blême, les masséters crispés et agités de tressautements spasmodiques, lui adresse un regard à la fois méprisant et sardonique avant de tourner les talons, d’emprunter le large escalier de pierres afin de gagner son bureau puis d’en claquer la porte d’un geste rageur.

Se voulant résolument désinvolte, la jeune femme hausse les épaules, s’accroupit devant la corbeille de son dalmatien qui, impudiquement, lui présente  son ventre en signe de confiance et d’allégeance : « T’en fais pas Tito, c’est pas grave ! Ca lui passera ! C’est sa particule et sa fonction qui lui montent à la tête ! Maître de la Bordelière par ci ! Maître de la Bordelière par là ! Mais oui, Maître ! Avec plaisir Maître ! Après vous Maître ! Eh bien, non ! Nous, mon vieux Tito, on n’est pas impressionnés par le personnage. On ne s’aplatit pas devant le Maître, on… » 

Tito s’autorise à interrompre l’interminable monologue de sa maîtresse par de brefs jappements destinés à lui rappeler que l’heure de sa sortie hygiénique nocturne est dépassée depuis longtemps et qu’il ne saurait souffrir davantage de retard. 

« Oui, attends, j’me change et on y va. »

La vue de sa maîtresse disparaissant dans sa chambre semble scandaliser Tito qui entonne aussitôt un concert d’aboiements entrecoupés de gémissements déchirants.

« Mais c’est pas vrai, tu n’vas pas t’y mettre toi aussi ! La dictature des mâles CA SUFFIT! »

La tête emmitouflée dans son écharpe, bien au chaud dans sa doudoune et ses bottillons fourrés, Odile savoure au plus haut point le confort retrouvé de ses vêtements amples et douillets et, intimement persuadée que ce coup de colère de son mari restera sans suite, sourit intérieurement au souvenir des mines offusquées de certains membres de la noble assemblée,  tandis que le chien, tout excité par la  neige, saute comme un cabri au bout de sa laisse afin de happer les flocons voltigeurs.

« Il est grand temps de les faire évoluer ! Ils sont tous à l’image de cette ville sclérosée. Momifiés dans leur tenue bon chic, bon genre. Un mot ne dépassant pas l’autre tout comme les cheveux de leurs bourgeoises. En tous cas, pas question de laisser Gilles se couler dans leur moule.  J’ai eu mille fois raison de réagir dès le début. Je suis d’ailleurs persuadée que mon Gillou finira très vite par en convenir. Pas vrai Tito ? C’est sûr qu’ toi tu t’en fous, pourvu que tu renifles, lèves la patte toutes les trois secondes, le reste…Mais désolée, mon chien, c’est pas un temps à faire le tour de la ville. On rentre et au trot ! D’ailleurs je suis sûre que Gilles m’attend pour faire la paix avant que nous allions nous coucher.»

Aucun bruit dans la maison plongée à présent dans l’obscurité. A l’étage, aucun rai de lumière ne filtre plus sous la porte du bureau, la chambre à coucher est déserte, la salle de bain vacante, les toilettes inoccupées mais une lueur sourd du trou de la serrure de la chambre d’amis. Certes ce n’est pas la première fois qu’une dispute éclate entre eux mais c’est la première fois, depuis des années de vie commune, qu’ils vont faire chambre à  part car il est évidemment exclu qu’elle aille frapper à sa porte pour lui demander des explications sur cette lubie et moins encore pour s’excuser.

En s’appliquant à ne pas faire craquer les lattes du plancher, Odile décide d’aller se coucher sans plus attendre, ni se manifester.

« Boude si tu veux, mon vieux Gillou ! J’ suis sûre que demain devant les bols du petit déjeuner, avec un brin d’humour, de part et d’autre, tout rentrera dans l’ordre. Pour l’heure, je vais certainement apprécier d’avoir le lit pour moi toute seule. »

La sonnerie insistante du téléphone, oublié au rez- de- chaussée, réussit enfin à arracher la jeune femme à son sommeil rendu lourd par l’association de l’alcool et d’un somnifère absorbé trop tardivement.

-       Ah, c’est enfin vous, ma fille, je commençais à désespérer. Rassurez-moi, je ne vous ai pas réveillée ?

-       Euh, enfin, pas vraiment Belle Maman mais la soirée chez Maître Heuckener s’est prolongée et nous nous sommes couchés tard.

-       Tout s’est bien passé, n’est-ce pas ? Vous le savez ces dîners sont tellement importants pour l’avenir professionnel de Gilles et…

-       Je sais, je sais.

-       Vous n’avez pas oublié que nous vous attendons pour le déjeuner ? A ce propos, je vous appelais pour vous prier de vous charger de l’achat du pain. Cela  nous évitera de sortir par ce froid. J’aurais aussi souhaité demander à Gilles quel vin il souhaitait que nous mettions à chambrer pour accompagner le cuissot de chevreuil.

-       Oui, pas de problème Belle-maman, je vais vous le passer. A tout à l’heure.

-       Gilles ! Gilles ! Ta mère au téléphone ! Gilles !

-        

Tiens, voilà à présent qu’il s’inscrit aux abonnés absents ! Il n’est pourtant pas devenu sourd ?

Ca l’amuse probablement de jouer à cache cache et de me faire remonter un étage.

-       Gilles !

 

 

Mais où est-il passé ? Quand même pas sorti faire un footing par c’ temps d’ chien ?

A moins qu’il estime de bon ton d’assister à la messe de Saint Porchaire : dernière suggestion en date de Madame Mère. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer pour expliquer son absence ?

-       Désolée Belle Maman mais Gilles doit être parti à l’étude chercher un dossier sur lequel il voulait travailler ce week end. Il vous rappelle dès qu’il arrive.

-       Ne vous retardez pas ! Vous savez, Odile, à quel point mon mari est attaché au respect de l’horaire des repas.

-       Je sais, je sais.

Bon, je ne m’en suis pas mal sortie avec la belle-mère.

Quant à Gilles soit il cherche à m’inquiéter et attend que j’ l’appelle sur son portable soit il est parti m’acheter des fleurs pour s’faire pardonner. Qui vivra, verra, j’vais prendre ma douche.

-       Ah, te voilà ? Où étais-tu passé ? J’te cherche partout !

-       C’est qu’ je dois me présenter au rapport ? Comme à l’armée ? Dès que j’ tourne les talons ?

-       De plus en plus gracieux ! L’air de Poitiers te réussit à merveille Gilles !

-       Parce que, ce matin, Madame s’attendait peut-être à trouver un mari souriant, affable, prenant son pied à lui préparer son petit déjeuner et, pourquoi pas, à lui porter au lit.

-       Pourquoi pas, effectivement ?

-       Pourquoi pas ? Mais tu nages en pleine inconscience Odile ! Tu n’as toujours pas pris la mesure de ton attitude scandaleuse d’hier ? Ou alors tu es devenue amnésique ?

-       Amnésique, moi ? Non ! C’est justement là le problème. Parce que, moi, je ne comprends plus rien à l’homme que tu es en train de devenir. A l’homme qui n’a plus rien à voir avec celui que j’ai épousé. Et moins encore à voir avec celui que j’ai aimé il y a une quinzaine d’années.

-       Ah, parce que, toi, tu crois que t’as encore quelque chose à voir avec la jeune fille douce, réservée qui m’a fait rêver ? Un leurre ! J’ai épousé un leurre !

-       Et moi, je suis la dupe d’un mystificateur. Un mystificateur qui a su me faire croire qu’il était un homme au dessus de tous les préjugés. Un homme qui saurait toujours tout remettre en question.

-       Ma pauvre Odile tu n’es pas sortie de l’idéologie laxiste de tes soixante-huitards de parents. C’est vrai que tu l’as tétée  en même temps qu’ le lait maternel.

-       Toi, mon pauvre Gilles, te voici aussi sclérosé qu’ les tiens ! Tu enfiles les costumes étriqués de ton père. La morale puritaine de ta mère.

-       Mieux vaut avoir une morale puritaine que pas d’morale du tout !

-       C’est ça, dis maintenant qu’mes parents sont amoraux.

-       Je n’les qualifie pas d’amoraux mais de petits bourgeois bohèmes ou qui jouent aux bohèmes. Comme beaucoup de pédagos ! Je suis profondément navré de te voir les imiter.

-       Je préfère imiter mes parents qu’les tiens qui, parce qu’ils portent une particule, se croient encore sous l’Ancien Régime.

-       Tu souhaiterais qu’ils remplacent leur blason par l’étendard de la faucille et du marteau ?

-       Moi qui croyais m’être marié avec une femme intelligente. Apte à prendre de la distance avec son milieu d’origine. Capable de réaliser que sa vie d’étudiante est définitivement loin derrière elle. Je m’suis complètement fourvoyé !

-       Moi qui croyais m’être mariée avec un homme intelligent qui développerait toute son énergie à faire évoluer les mentalités stéréotypées de la province ! Je m’ suis dupée moi-même. En fait, Gilles, tu es prêt à toutes les platitudes. Prêt à lécher toutes les bottes. Et tout ça, pour devenir bâtonnier ! Un tout PETIT, PETIT bâtonnier de province !

-       Et toi, tu n’es qu’une p’tite conne de prof qui, comme tous les enseignants, pensent avoir le monopole de la connaissance et la capacité à juger du bien ou du mal.

-       La p’tite conne de prof t’…

Incapable de résister plus de quelques secondes à la sonnerie stridente du téléphone, Gilles s’empare aussitôt du combiné.

-       Oui ! Bonjour Maman !

-       Je m’étais effectivement absenté.

-       Ah ! Odile t’a dit que j’étais parti chercher un dossier important à l’étude ?

-       Oui, lorsqu’on a l’esprit préoccupé par une affaire épineuse, il n’y a pas de dimanche …

Renée-Claude (mars 2013)