Il  démarrait chaque matin  sa journée en se lissant les moustaches  qu’il avait longues et pointues, à la Dali, devant le miroir. Aujourd’hui, cependant,  il en avait laissé ce soin  à son ordonnance, tellement le rendez-vous qu’elle lui avait donné le stressait.  Ce jeune homme affecté à son service était décidément doté d’un excellent tempérament. Jean avait pris son service six mois auparavant. On l’avait affecté au service du colonel Bertrand Bibeau alors qu’il venait de terminer ses classes à l’école préparatoire de Saint Cyr, comme son illustre patron. Cela d’ailleurs les rapprochait un peu, quand le colonel se laissait aller  à quelques anecdotes croustillantes sur la vie mouvementée qu’il avait menée lors de sa «  prépa ». Jean, se tenait ce matin au garde à vous, son pantalon couleur beurre frais parfaitement lissé,  laissait entrevoir ses chaussures de cuir épais méthodiquement cirées. On ne rigolait pas sur les détails dans ce bataillon.

Une chemise kaki complétait l’ensemble, sur laquelle était fixé l’emblème de son régiment. Son visage était calme. Sa barbe avait été rasée de près, car ici toute négligence lui aurait coûté sa place. Ses yeux d’un bleu de glacier fixaient le colonel.

 

-       A vos ordres mon colonel ! dit-il avec puissance et droiture.

 

Le colonel avait demandé une voiture.  Son chauffeur  l’avait emmené dans le marché de Bab el Bouchtra,  qui se situait dans le quartier le plus fanatique de la grande capitale, le plus dangereux aussi, car en cette année 1965, Israël venait de déclarer la guerre à l’Egypte. Ce n’était vraiment pas le moment de rencontrer cette Gisèle  qu’il avait vue une ou deux fois.

 

Le chauffeur conduisait prudemment entre les étals de légumes et les marchands occasionnels qui vendaient leurs œufs ou leurs poulets au ras du sol. Plus loin  se  trouvait la grande Mosquée El Azar, connue pour son université coranique, la plus réputée du monde arabe.

La voiture s’arrêta au coin du marché aux épices, il ouvrit sa fenêtre et huma les effluves sensuels qu’il appréciait depuis qu’il vivait à l’étranger, et surtout dans les pays nord africains.

Il descendit de la 404 grise de service, et de son pas lourd tourna sur le boulevard de Suez.

De loin, il reconnut ses cheveux auburn comme un casque rutilant sous le soleil de ce printemps, qui s’annonçait déjà très chaud. Sa silhouette élancée  dans sa robe plissé soleil façon Dior en soie vert pâle la faisait ressembler à une grande fleur. Elle allait et venait devant le café de la Coupole, le lieu de rassemblement de tous les expatriés et des officiers de l’armée française. Elle paraissait troublée par quelque chose, car de temps en temps, elle serrait les poings. Devant le café se tenait un jeune garçon avec sa boite à cirer les chaussures, une maigre boite de bois avec dedans des cirages noir, brun, blanc. Il se tenait assis sur un petit banc au ras du sol. Devant lui, une forme de chaussure en bois, pour permettre au client de poser le pied et de lui donner sa chaussure à cirer. De jeunes garçons comme lui, il y en avait beaucoup dans les rues du Caire. Ils avaient souvent été « donnés » par leur famille à une famille aisée qui les exploitait.

En quelques pas rapides,  glissant dans ses ballerines plates, elle fut tout près de lui et jetant ses bras fins et élégants autour de son cou large, elle l’embrassa fougueusement.

Le colonel prit ses bras dans ses mains épaisses et larges, et les retira .

-       Il fait très chaud, je suis déjà en nage, et je viens de prendre ma douche.

-       J’avais tellement envie de te voir, que je me suis permis de te laisser ce mot. Nous nous sommes quittés la semaine dernière d’une façon si rapide, tu avais eu une communication téléphonique de ta femme en France.

 

Elle était si touchante, avec sa moue ravissante à la Annie Girardot, sa bouche pulpeuse, qu’il se sentit faiblir.

Surtout, ne pas lui céder un pouce de place dans ma vie pensa-t-il en se redressant.

 

Ils firent quelques pas sur le sol carrelé de carreaux de béton, jonchés de mégots de cigarettes. Le ménage n’avait pas été fait depuis hier soir.  Ils  prirent place sur les chaises en moleskine rouge situées au fond du  café, bien à l’abri de la chaleur qui commençait à monter.

Immédiatement, il prit le parti de ne pas se laisser attendrir pour ne pas succomber à son charme.  Pas aujourd’hui en tous les cas. Il fallait rester hors émotion, hors passion, garder la tête froide en somme.

 

-       Excuse-moi, mais je n’ai vraiment pas le temps en ce moment d’ entendre des balivernes. J’ai fait un immense effort pour quitter les quartiers discrètement, mais je dois y retourner au plus vite car ça sent le roussi. Ils vont avoir besoin de moi dans les plus brefs délais.

-       Moi qui croyais que tu serais content de me voir. Je m’étais fait une joie tellement immense de t’annoncer la grande nouvelle.

 

Gisèle prit une pose langoureuse, sa bouche bien maquillée de son rouge à lèvres « rouge baiser » s’arrondit,  elle posa sa joue sur sa main, et  leva le bras pour appeler le garçon qui débarrassait la table voisine. Il s’approcha, en trainant les pieds,  un grand tablier blanc noué sur son pantalon noir, un chapeau en feutre rouge foncé vissé sur la tête.  Ses moustaches noires gouttaient de sueur, il faisait chaud, même dans le fond du café qu’ils avaient choisi pour sa fraicheur.

 

-       Oui m’dame je riviens tou‘t suite.

 

Il disparut derrière le comptoir en bois foncé, un grand plateau en cuivre chargé de verres à thé,  posé bien à plat sur sa main largement ouverte.

Gisèle commençait à se demander comment elle allait lui annoncer la grande nouvelle. Elle le sentait tellement peu disponible, tellement préoccupé, elle avait entendu aux informations sur son petit poste radio dans sa cuisine que Israël venait d’attaquer près du canal de Suez, elle se dit qu’elle n’avait pas beaucoup de temps pour le lui dire.

Le garçon revint avec son plateau vide, mais maculé de traces de thé, qu’est ce que je vous sers misiers dames.

-       Ce sera un thé à la menthe pour moi,

-       Et pour toi mon cher Bertrand ? demanda-telle, en reposant sa main longue et pâle, ornée d’une seule bague, sa bague de fiançailles, des petits éclats de diamants arrangés en forme de grosse rosace.

 

Dès que le garçon disparut, elle passa à l’attaque, calmement.

 

-       Je viens d’être mutée au Caire, tu n’auras plus à venir me voir à Dossara. Ce serait bien que nous prenions un petit logement dans le quartier, ainsi ce serait simple pour toi, le soir, tu pourrais sortir et venir me retrouver.

 

Le colonel avait toujours eu peur de cette décision que Gisèle retardait depuis si longtemps.

Elle était libre, c’était cela le problème. D’habitude il choisissait des femmes mariées, c’était plus simple, il n’y avait pas de disponibilités, des enfants, un mari, des occupations. Gisèle, elle, était libre. Elle travaillait dans un bureau de cartographie de l’armée, où elle faisait des relevés de points d’eau, de puits, de villages, de façon à ce que les régiments sachent exactement quelle était la topographie des lieux.

Il répondit que cela ne l’intéressait pas, et qu’il préférait qu’elle reste dans la ville de province où ils avaient l’habitude de se rencontrer, lorsqu’il se trouvait en mission.

 

-       Mais tu m’avais promis.  Tu m’avais dit un jour,  que si je déménageais ce serait plus facile.

 

Elle se tourna vers lui avec un air de désespoir, ses lèvres bien ourlées tremblaient à présent. Elle serrait les poings sous la table en bois vernis recouverte d’une nappe en toile cirée rouge à carreaux blancs.

Un groupe d’hommes en djellabas blanches en laine vinrent s’asseoir pas très loin d’eux.

Ils leur coulèrent un regard par en dessous, ce qui fit comprendre au colonel qu’ils comprenaient la situation comme étant un peu tendue.

Une douce musique un peu sucrée et lancinante jouait sur un rythme andalou arabe, une mélodie à la mode, en cette année 1965.

 

-       Tais-toi, tu dis n’importe quoi, je ne t’ai jamais rien promis, j’ai une femme,  Bérengère qui gère ma maison en France,  qui m’a donné quatre beaux enfants et je ne tiens pas à ce que notre relation s’étoffe. Sa voix avait baissé d’un ton, elle frisait le grave du baryton, et on sentait une colère sourde lui nouer la gorge.

 

Gisèle pensa à sa vie de jeune fille pauvre dans le village où elle était née, Montricoux, pas trop loin de Cahors, dans le Sud Ouest de la France.  Au bout de la rue où s’étendait le marché du vendredi, se tenait un bistrot : « le bistrot de Marie ».  Sur les tables de bois vernies, il y avait des toiles cirées à carreaux rouge et blanc comme celle où elle était appuyée. Le vendredi, quand le marché se finissait,  vers une  heure de l’après-midi, et qu’elle avait aidé son père à plier son étal de légumes, ils entraient dans la salle du fond, comme aujourd’hui, et ils s’asseyaient pour se reposer un peu. Maurice, son père portait aussi de grandes moustaches incurvées comme le colonel.

Ses mains blanchirent tant elle les serrait fort l’une contre l’autre, pour se donner du courage.

De l’autre côté, les hommes parlaient fort en arabe, et riaient aussi.

Cela lui serra le cœur. Elle avait bien cru qu’un jour leur relation pourrait se développer, pour devenir peut-être une installation. Cela se faisait. Pas mal d’officiers entretenaient une maitresse à l’étranger.

Le colonel cependant, avait l’air d’être difficile à convaincre. Pourtant elle avait bien cru qu’elle allait y arriver. Elle savait qu’elle lui plaisait. Souvent, elle lui prenait la main, et lui faisait les ongles : une manucure, cela permettait de discuter. Un massage le mettait toujours dans de bonnes dispositions.  La main de Gisèle s’avança sous la table et  se posa sur le genou du colonel.

 

-       Reste calme s’il te plait, je ne te demande rien, je te dis juste que je vais déménager du trou dans lequel j’habite à Dossara, cela me fera du bien, car j’aime beaucoup la mode, et là-bas, je n’ai pas beaucoup de contacts, à part les journaux que je peux acheter chaque semaine.

 

Ils sirotèrent leur thé brulant et sirupeux qui leur brula un peu la langue. Cela leur permit de reprendre une contenance.

Le colonel se redressa, et sa main vint caresser la main de Gisèle sur son genou.

 

-       Ah bon, je m’étais imaginé que tu voulais tout casser, si vite, si tôt.

 

Il avait besoin de temps. Il avait besoin de calmer le jeu pour pouvoir profiter de la situation, sans y perdre de plumes.