Les résultats trimestriels sont tombés, Ils ne sont pas mauvais, c’est juste un tsunami, je reste groggy, une chute pareille c’est tout de même difficile à avaler.

Le responsable économique était resté planté là devant moi, comme un chrysanthème se balançant au gré du vent, c’était la seule fleur adaptée à la situation, sa nervosité lui provoquait un rictus au coin de la lèvre, il semblait sourire, ce qui avait eu le don de me mettre les nerfs en pelote, je ne sais pas ce qui m’avait retenu !

Je ne savais pas à ce moment-là qu’en réunion dans l’après midi avec l’équipe markéting j’aurais une grande surprise positive en la personne d’une chargée d’étude qui jusqu’à ce jour ne s’était jamais fait remarquer, mais après son intervention plus personne ne pourrait prétendre ne pas la connaitre

 

 

   Je savais bien que ça n’irait pas tout seul, trop de signes avant coureurs, mais à ce point ! Depuis l’échec des discussions de Bruxelles, le pessimisme était de rigueur, la situation allait devenir intenable et nous n’avions même pas de plan de rechange, le pire étant encore à venir. Je brassais les feuilles devant moi, espérant peut-être y découvrir une lueur d’espoir !

 

-       Oh là, là, ces résultats ! Mais on va où là, vous le savez ?

 

Moi je ne le savais que trop bien, ma question n’en était pas vraiment une, j’avais simplement eu envie d’entendre ce fabriquant de prévisions me donner son avis, avoir des idées. Mais Il ne prit la parole que pour m’asséner :

 

-       Je vous avais prévenu qu’il risquait d’y avoir un retournement de conjoncture !

 

   Ce con s’était offert le luxe de se foutre de moi, j’avais sous les yeux ses diagrammes de résultats prévisionnels qui filaient tous vers le haut de la page comme des fusées Apollo.

J’avais hésité un moment, le laissant debout sans lui proposer de s’asseoir, puis comprenant qu’il avait peur je l’avais remercié d’un geste pour qu’il quitte la pièce avant que je ne lui balance son dossier à la tête.

C’était injuste, je le savais, le problème n’était pas dans des prévisions par trop optimistes, il avait vu là, une occasion se faire mousser, c’était de bonne guerre, mais pas de chance pour lui, et par la même pour nous, les blancs en neige n’avaient pas pris.

Moi, comme un âne qui en voyant ses diagrammes optimistes, s’était dit que « Ça allait le faire » la méthode Couet dans les passes difficiles, ça aide toujours un peu, enfin, le plus souvent ça ne fait pas de mal.  Les marchés ne s’étaient pas retournés, ils nous avaient échappé tout simplement et nous nous retrouvions « Gros Jean comme devant », il allait falloir se remuer sévère, ou les prochaines échéances nous seraient fatales.

Nous n’avions pas développé la bonne méthode ou la bonne approche ? Résultat, nous étions au pied du mur.

   C’est après ce petit coup de déprime où ça ne le faisait plus du tout, que j’avais convoqué toute l’équipe markéting pour une séance de travail.

Ils étaient là, réunis autour de moi, ils allaient devoir se décrocher les méninges ou nous irions prochainement pointer à Pôle-emploi.

Des heures de discussions, avec ce groupe dans lequel il n’y avait que des super diplômés, avec des CV longs comme le bras, et puis, rien, rien qui ne soit déjà connu, pas une idée nouvelle, pas une ébauche de piste, des propositions d’un conformisme déprimant, je commençais à bouillir dans mon jus.

Nous étions encore trop assis sur nos certitudes pour pouvoir seulement ébaucher l’ombre d’une échappée.

Les discussions tournaient autour de : - Nous avons les meilleurs produits du marché. – Ce sont les Rolls des conditionneurs d’air doubles flux. - Chers il faut le reconnaitre, mais ils le valent.  – Fiables, solides, ne nécessitant pratiquement pas d’entretien - Performances garanties sous tous les climats.

Alors pourquoi changer quelque chose qui marche.

En gros je résume, mais c’est assez fidèle !

Il leur fallait un coupable, ils le trouvèrent : - C’était la faute des commerciaux qui ne s’investissaient pas suffisamment dans leur tâche, ne connaissaient pas les produits, il fallait les renvoyer en formation, qu’ils retravaillent leur cœur de cible…Et tout rentrerait dans l’ordre.

Je commençais à penser que ce soir j’allais devoir me remettre au Bourbon, je sais ça ne résout rien, mais ça fait dormir !

 

   C’est à cet instant qu’un bout de petite bonne femme qui jusqu- là n’avait pas fait parler d’elle prit la parole, elle avait un look qui la démarquait du reste de l’équipe : Veste sportwear, Slim délavé et coupe minimaliste contre complets-vestons et costumes-tailleurs, elle fit un signe de la main et se leva sans attendre ma réponse, au moment ou j’annonçais que le débat était clos pour cette fois.

-       Oui, allez-y ! Mais c’est juste si vous avez une idée géniale à nous proposer, sinon on en reste là pour ce soir.

-       Géniale, je ne sais pas dit-elle en se plaçant face au groupe, elle vaut ce qu’elle vaut, mais avant de bâtir des plans sur la comète et de penser que nous sommes les meilleurs, il faudrait peut-être que nous allions étudier de près ce que font les autres et ce qui fait leur réussite : dans les domaines techniques, économiques, méthodes de production et implantations dans le monde.                                                     Pendant que nous, nous nous battons auprès des autorités de Bruxelles pour obtenir des places réservées en Europe, eux ils sont partis à la conquête du monde, c’est une sacrée différence, ne croyez-vous pas ?

 

Tout ça dit d’une voix pausée et claire en arpentant la salle de réunion, c’était tout simple, mais elle nous a sciés, pas un mot dans la pièce, elle s’est enhardie et a continué de la même voix tranquille.

 

-       Tout le monde n’a pas besoin de rouler en Rolls, vous en convenez, il y a des utilisateurs qui ont juste besoin d’une 2 CV, question de goût, question de besoin, question de moyens, et de prix de revient…

 

Cette jeune femme avait en définitive beaucoup plus d’aplomb et de bon sens qu’on aurait pu le croire de prime abord, on sentait qu’elle avait potassé ces questions et qu’elle était passionnée.                                                                                                                                                                                    

 

- On ne peut pas traiter un client de n’importe quelle partie du monde de la même façon que les autres et lui proposer le même produit.

 

-       Dans la zone comprise entre les tropiques du Cancer et du Capricorne par exemple, pas besoin de réversibilité, ils n’ont besoin que de machines produisant de la fraicheur. Par contre en fonction des pays : Il faut imaginer des équipements autonomes dotés de panneaux solaires, ou d’une connexion éolienne car il n’y a pas d’électricité partout, et ainsi de suite.                                                                                                            Il faut apprendre le monde et savoir le décliner continent par continent, pays par pays, latitude par latitude.

 

   On aurait dit qu’elle faisait un exposé devant un séminaire pour jeunes entrepreneurs, on eut droit aux différents marchés, aux types de matériels qui en découlaient, de là elle passa à l’organisation des chaines de production, à la recherche, aux économies générées par la fabrication de matériels en séries simples de conception et tous bâtis à partir d’une même plateforme, solide et performante.

Au fur et à mesure de son intervention la salle s’était mise progressivement à bruire de petites sonorités comme la nature à la pointe du jour.

Nous ne savions pas si nous allions réussir, mais la mise en réseau de tous ces cerveaux semblait bien partie pour donner des résultats auxquels nous n’aurions peut-être jamais pensé dans une organisation plus classique.

Pour donner suite à cette rencontre, nous nous étions donnés trois mois pour sortir un nouveau plan stratégique et son business plan.

Il fallait tout d’abord convaincre la banque de maintenir ouverte notre ligne de crédit pour tenir jusque-là, et pouvoir ensuite lui faire accepter notre nouveau projet.

 

   Une équipe motivée qui se bat le dos au mur peut développer une puissance de travail extraordinaire, ils s’y sont donné corps et âme sans compter leur temps, toutes les idées même celles qui paraissaient les plus farfelues eurent droit de cité et dieu sait s’il y en eut. C’est comme dans une fermentation alcoolique, ce qu’il ne faut surtout pas faire c’est de briser le processus de fermentation des idées, pour ça il faut laisser du temps, et il y a des mots tabous à ne pas prononcer, comme : c’est impossible, vous n’y pensez pas, trop cher vous voulez nous tuer et ainsi de suite, il sera toujours temps dans une seconde phase de réflexion, de faire le tri en s’appuyant sur des grilles de déterminants de ce qui en définitive serait réaliste et réalisable.

 

   Une question me trottait par la tête que je n’arrivais pas encore à structurer, je dois avouer que ce que j’avais vu à la télévision à propos des baleines, de leurs agresseurs et de leurs défenseurs ne m’avait pas laissé indifférent, et quand une proposition me parvint disant qu’il fallait impérativement intégrer la démarche écologique dans notre projet de production, je ne réfléchis qu’une seconde et je répondis banco !

Il y eut des ricanements dans la salle de réunion. visiblement le concept n’avait pas encore fait son chemin dans tous les esprits. Pour éviter une guerre intestine dans une entreprise en pleine mutation nous décidâmes que deux équipes travailleraient en parallèle et qu’au terme de l’étude nous retiendrions la formule la plus performante et la plus réaliste, voire que nous panacherions les deux.

 

Je commençais tout doucement à percevoir pourquoi les images de ces jeunes gens montant à l’assaut des baleiniers japonais m’avaient autant marqué. Jusque là je ne me posais pas trop de questions, j’avais un bon job qui me donnait les moyens de vivre confortablement, et je ne m’intéressais que fort peu à ce qui se passait hors de mon aire de compétences, pensant que d’autres s’en occuperaient. Il m’apparaissait aujourd’hui avec les problèmes rencontrés, que ça n’était pas un bon calcul, que c’était une réflexion plus large que nous devions tous intégrer.

Les cours de la bourse, l’évolution des marchés, les lois sociales,  ou les rendez-vous avec les banquiers et les conseils d’administration étaient les marqueurs qui cadraient mon quotidien. Beaucoup de personnes dans le monde avaient certainement fonctionné comme moi, le nez dans les dossiers nous n’avions rien vu venir. Depuis le temps que l’on nous bassinait avec le thème des Pays sous-développés, puis émergents, personne n’avait visiblement réalisé que le jour ou ils sortiraient de leur léthargie ça allait faire mal, je me souvenais d’un ouvrage visionnaire d’Alain Peyrefitte qui écrivait « Quand la Chine s’éveillera » en 1973, c’était fait, je vous le garantis, et encore n’en étions nous qu’aux bâillements précurseurs et que derrière galopaient l’Inde, le Brésil l’Indonésie et tutti quanti.

Demeuraient cependant des questions, sur les articulations capital-travail, respect des personnes et de la planète, qui m’empêchaient d’être complètement satisfait, et là tout à coup, il m’avait semblé entrevoir un début de réponses possibles, mais fallait-il encore en percevoir les tenants et les aboutissants ?

Cette jeune femme et sa forme de pensée, c’était ça la clé ou l’une des clés possibles : elle n’avait pas de certitude, elle cherchait à comprendre, elle y mettait toute son énergie, y intégrant sa foi dans le monde et dans les êtres humains, comme elle l’avait dit en début de son propos, « C’était une sacrée différence !

   Dans l’organisation définie, nous avions défini une équipe qui parcourrait le monde pour promouvoir nos produits, confirmer nos hypothèses et au passage créer des relais.

Lors de l’un de ces voyages je fus le témoin d’un incendie provoqué par des paysans pauvres dans une province brésilienne d’Amazonie. Nous remontions vers le nord par la transamazonienne, quand il nous fallut nous arrêter car il était devenu impossible de passer tant les fumées d’incendies étaient denses et la chaleur du brasier suffocante. Le spectacle était grandiose à l’échelle de ce continent et de cette forêt immense. Le chauffeur du minibus nous expliqua que les paysans brulaient la forêt pour dégager des parcelles à cultiver, que c’était là leur seule chance de parvenir à la subsistance de leurs besoins. Une fois la forêt brulée, les terres enrichies par le dépôt de cendres étaient très productives, et qu’ainsi, ils avaient la garantie d’obtenir de bonnes récoltes pendant quelques années.

Quand je lui eus objecté :

-       Oui, mais après, sous entendant par là, quand la terre aura perdu sa fertilité ?

-       Cà no es grave ellos remontaran hacia el norte y quemaran otra parcela !

-       Et quand il n’y aura plus de forêt à brûler ?

 

Je vis son œil railleur dans le rétroviseur.

-       Es enorme Señor !

 

On sentait qu’il ne me prenait pas au sérieux, et j’en restais tout songeur.

 

   Le schéma commençait à se dessiner et ce que j’y voyais me laissait de plus en plus perplexe, à l’image de ce chauffeur, les hommes ont besoin de vivre à leur guise et la planète leur semble inépuisable, comment leur reprocher un tel comportement, n’est-ce pas ce que nous avons fait pendant des siècles et ce que nous faisons toujours sans nous poser trop de questions.

Il y a aussi ceux qui découvrent seulement ce dont nous bénéficions nous les occidentaux depuis des décennies, et qui veulent à leur tour en profiter le plus rapidement possible sans se préoccuper des conséquences dont ils sont pourtant bien conscients. Là encore, difficile de jouer les donneurs de leçons, tout ce que nous pouvions faire de pire contre l’espèce humaine ou contre la planète, nous l’avons déjà fait.

 

N’oublions pas qu’Il reste beaucoup de pays qui n’en sont qu’aux balbutiements du développement, et là, à leur réveil, ça va devenir très complexe !