A   droite, son regard s’arrête sur une tombe couverte de fleurs blanches. Un enfant. Elle s’approche et lit sur le dosseret orné d’un ange gravé dans la pierre gris bleu : Solange G, née le 20 octobre 2011, décédée le 15 avril 2012.  Pas même  un an,  quelle tristesse. Dire qu’elle désire un enfant plus que tout au monde.

Elle  contourne le petit cyprès ventru qui mène à l’allée F. Elle avait remarqué que  des petits moineaux  venaient y  nicher au printemps, et cela produisait un gazouillis qui la mettait en joie.

Cette première rencontre avec l’arbuste,  c’était pour l’enterrement de son père Sylvain, il yavait de cela près de 10 ans. Elle avait tout de suite pensé  que l’emplacement lui plairait,  derrière le cyprès nain. Il  serait à l’ombre, charmé par le chant des oiseaux. Il aimait tant la nature qu’il était même entré dans la LPO, et organisait des journées pédagogiques au lac de Saint Cyr.

Elle installe le bouquet de chrysanthèmes qu’elle vient d’acheter au Casino du rond point. Trois boules jaunes  bien paumées avec seulement quelques pétales ébouriffés. Elle pique une à une  les tiges dans  chacun des deux vases noirs que sa mère a fait poser au pied de la tombe : une simple dalle de marbre noir sans dosseret, très différente de celles qu’elle aperçoit aux alentours. Son père avait toujours détesté les fioritures, et il  jugeait que les pierres levées servant de dosseret étaient totalement inutiles. Elle et sa mère s’étaient pliées à ses désirs bien malgré elles, surtout pour éviter des frais supplémentaires.

Ses doigts très fins sont  ornés de plusieurs  bagues  en argent, joliment ouvragées, dont l’une est  ornée d’une pierre turquoise oblongue relativement claire. D’un mouvement sec, elle retient sa veste en tweed bleu,  et s’assied. Elle a pris l’habitude de venir discuter avec son père en s’asseyant sur la dalle noire.  Un  jean’s ne craint rien, on peut s’asseoir n’importe où, on  peut le salir.  Elle semble maintenant caresser le granit noir.

Une peau très pâle, des cheveux courts et châtains roux encadrent un visage sensible. De grands yeux verts légèrement écarquillés se posent sur l’inscription gravée en lettres d’or minuscules  sur le  noir de la pierre. Elle suit de son index le nom de son père, tout en pensant que l’hiver semble bien en avance cette année, d’habitude en octobre, on peut encore se vêtir légèrement avec une veste en laine par-dessus.

Un  vent léger et froid  lui apporte la musique de voix d’hommes, puis de femmes et d’enfants qui chantent à capella.

Vrai se dit-elle, il doit y avoir un enterrement puisque j’ai vu pas mal de voitures devant la porte, mais bien sûr,  elles  pourraient tout aussi bien appartenir à des instit de l’école privée d’en face.

 

Elle décide de s’approcher. Les voix viennent de l’extrémité du cimetière, la portion  qui jouxte la rue des Peupliers.

Elle serre sa petite veste chinée bleu et marron sur son corsage orange fluo, il commence à faire frisquet.  Ce n’est pas par  un souci de décence bien que le petit haut soit  bien décolleté et un peu transparent pour assister à un enterrement. Doit-elle se présenter dans cette tenue ?

De loin, elle aperçoit un groupe de personnes en noir, c’est normal se dit-elle. Puis des oriflammes,  rouge et blanc avec des franges dorées, sur lesquelles on peut lire : « la résistance à ses enfants ». Ceux qui les portent ont l’air de vieux  «  schnokes » de la dernière guerre, une veste bleu roi et un pantalon noir avec des baguettes en soie sur le côté, un genre de pantalon de smoking.

Puis son regard est attiré par le cercueil en plein milieu d’une allée, et un curé  très jeune. Tiens je lui donne 25 ans,  pas plus, en surplis blanc et une écharpe mauve autour du cou.

Une femme âgée, au lourd chignon gris lui tourne le dos. Des mèches  d’un blanc neigeux volent comme des feuilles dans le vent d’automne.  Vanessa n’en croit pas ses yeux : elle porte un tailleur noir, mais pas n’importe lequel, celui dans lequel elle a toujours imaginé sa grand-mère,  où plutôt, celui que devait porter sa grand-mère lorsqu’elle avait été prise en photo.  Elle avait toujours connu cette photo dans un cadre en bois doré sur  le bureau de sa mère. Pourtant, elle n’avait jamais connu sa grand’mère.

 Les chaussures de la veuve sont aussi extraordinaires et remarquables. On dirait des chaussures de curé.  Son regard remonte et s’arrête sur les jambes maigres  qui remplissent à peine  des collants  en dentelle noir, genre Chantal Thomass. Ca c’est d’un drôle !!!!

À côté d’elle, la soutenant, une autre femme, aux cheveux blonds cendrés grisonnants , habillée d’un tailleur noir, de bas fins noirs transparents et surtout, d’escarpins à talons hauts à bout pointu.

Tout autour, une multitude d’enfants, mais pas n’importe lesquels.  On les dirait  sortis du catalogue de Cyrillus, la marque des enfants sages ou des enfants de militaires.  Les parents de ces enfants retiennent également son attention par leur tenue hyper classique genre twin-set en cachemire pour les femmes.  La plupart ont au moins quatre  d’enfants qui semblent se suivre à un an d’intervalle.

On entend une voix d’homme qui attaque un nouveau psaume. Elle se dit  c’est du latin, car elle ne comprend pas les paroles.  Par contre, les enfants eux ont l’air de connaître les paroles. C’est étonnant,  car d’habitude, à la messe, quand elle y va une fois par an pour Pâques, surtout pour ne pas laisser sa mère y assister  toute seule, les chants sont en français.

 

Ah oui ça y est, j’y suis,  ce sont des intégristes catholiques. Elle n’a absolument pas l’habitude d’en croiser dans sa vie d’étudiante aux beaux arts, car cette population évolue plutôt dans l’armée ou dans les carrières sociales.

Pourtant, précisément à ce moment, elle se remémore que sa mère Aurore lui avait lu  un entrefilet dans la presse du printemps dernier. Un certain abbé, Chaignault, cherchait à installer un lieu de résidence pour former des prêtres traditionnalistes. Voilà d’où vient la tenue plutôt sévère de ce jeune prêtre.

L’évêque de Poitiers n’avait pas donné son autorisation d’installer uns sorte de séminaire à Migné, mais ne pouvait pas interdire à l’abbé d’y résider.

 

Quelle différence avec ses petits cousins qui gambadent en jeans et tee-shirts, baskets aux pieds. Un autre monde. Mon Dieu que les Français ont changé, enfin une partie des Français. Non, ce n’est pas qu’ils ont changé, ils sont plutôt revenus ou n’ont pas quitté un temps révolu, comme les Mormons aux Etats Unis.

 

La cérémonie a l’air de se terminer. Vanessa fait mine de se promener dans les allées vides, histoire de ne pas gêner la famille. Elle se retourne de temps en temps, tout en relevant ça et là quelques pots de chrysanthèmes renversés par le vent qui balaie décidément souvent cet endroit de la commune. Ils ont dû choisir cet endroit particulièrement découvert pour implanter ce cimetière.

Pas facile de ne pas faire de bruit avec ces bottes Jimmy Choo toutes neuves  avec un talon haut. Elle aurait pu enfiler de confortables bottes Even+Odd, genre santiags, bien mieux adaptée à la situation.

Tiens on dirait qu’ils s’en vont à présent. Le curé discute un petit moment avec un adolescent. Dire que c’est à cet âge que se forment les vocations !! Tiens peut-être un futur prêtre traditionnaliste.

Enfin elle revient lentement vers la tombe ouverte où les fossoyeurs sont en train de descendre le cercueil, tandis que l’énorme pierre attend sagement d’être posée comme un couvercle de boîte de chocolat. Elle paraît très lourde comme ces tombes qu’elle avait admirées en Angleterre dans les cimetières de campagne, sagement regroupées autour de leur église en pierre, elle aussi. Mais c’était il y a longtemps, lors d’un voyage de classe avec son collège. Voyons en quelle année était-ce déjà ?

Soudain, une retardataire se présente là devant la tombe. Elle porte elle aussi une robe noire longue mais relativement bien coupée et très élégante. Dans sa main droite, Vanessa aperçoit une rose blanche.  Sur la tête, couvrant ses cheveux qui paraissent clairs  un discret petit foulard noir. De grosses lunettes de soleil viennent compléter l’ensemble déjà surprenant.

Les fossoyeurs se sont détournés pour lui laisser un peu de solitude ou peut-être pour fumer une cigarette, car après tout, ils ont bien le droit, en plein air. Elle est là Vanessa derrière un petit arbuste, la dame ne peut pas la voir. Un geste brusque et la rose se balance dans le vide. Un rouleau de papier ou de parchemin y est accroché. Un éclair blanc disparu aussitôt dans le trou noir.

Rapidement les fossoyeurs sont revenus avec le fenwick jaune portant la lourde pierre tombale ornée d’une croix dépouillée taillée dans la masse.

La femme élégante  en  noir prend l’allée principale et semble se diriger à présent vers la sortie. La famille s’est regroupée autour d’un banc dans le jardin des souvenirs piqueté de pots de fleurs. Vanessa distingue parmi les personnes présentes que la vieille dame va recueillir là les condoléances de ceux qui ont assisté à la cérémonie.

La femme en noir retire son foulard et ses lunettes noires, dépasse à présent le groupe et passe la porte du cimetière.