Elle n’va quand même pas mettre cett’robe ? Non, mais j’hallucine ! De quoi j’vais avoir l’air ? Elle ira bientôt dîner chez l’président du tribunal en pantoufles et robe de chambre ! D’ailleurs, j’y pense, même sa robe de chambre … Tout juste bonne pour servir d’ litière à son dalmatien…Au moins, ça pourrait éviter à c’malheureux  d’ grelotter toute la journée …

Comment lui dire qu’on n’se pointe pas avec une robe en lainage informe qui, de plus, épouse toutes ses rondeurs, à présent quelque peu flasques d’ailleurs, à une réception où il y ara tout le gratin du barreau d’Poitiers ? Et tout ça parce que Madame aime à  se sentir confortable!

Mais si j’ veux pas de drame aux incalculables conséquences, j’vais jouer l’imbécile-idiot…Lui faire croire que j’pense qu’elle n’a pas vu l’heure passer…Qu’il est grand temps d’se changer…

- Chérie ! J’crois bien que t’as pas vu l’heure. Maître Heuckener, comme tous les alsaciens d’origine, est intransigeant sur la ponctualité, tu sais. Il a prévu d’ prononcer un p’tit discours pour accueillir notre nouveau proc à 20 heures. Tu as choisi ta robe ?

-Ma robe ? Mais, Gilles, t’es bigleu ou quoi ? Tu n’ la vois pas ma robe ? Avoue plutôt qu’elle ne t’plait pas !

-Parce que… T’as l’intention d’venir à une réception chez l’bâtonnier dans cette tenue ?

-Et alors qu’est-ce qu’elle a ma tenue ? Déjà qu’pour te plaire j’ai mis une robe alors que par ce froid d’canard j’aurais préféré mille fois un pantalon et un bon pull !

Mon p’tit Gilles ne t’énerve pas… Garde ton calme ! Tout ton calme ! Sinon c’est l’escalade garantie…Tu n’pourras plus rien gérer ! Alors va pour la robe !

La robe…Mais les godasses…Pourquoi pas des bottillons fourrés estampillés Damart !

-J’admets, Chérie, qu’il fait particulièrement froid ce soir et qu’tu sentiras plus cosy avec cette robe  par contre pourquoi tu n’enfiles pas les p’tits escarpins que je t’avais offert à Noël dernier ? Tu sais, ceux en imitation croco avec la pochette assortie ?

-Des escarpins !  En plein mois d’février ! Tu t’fous de moi, Gilles ? Déjà qu’j’ai renoncé à mes bottillons, pour éviter tes remarques qu’ j’avais naturellement anticipées, et qu’j’ai les pieds gelés dans ces mocassins !

Jouons la fine, mon p’tit Gilles ! Jouons la très fine ! Soyons hypocrite ! La suite de la soirée en dépens.

-Dommage chérie parce qu’en talons hauts, t’es vraiment classe ! Et puis ça met la finesse de tes chevilles en valeur !

-La finesse de mes chevilles ! Et quoi encore ? Demande- moi de faire la pute, Gilles, le temps qu’t’y es !

Calme- toi Gilles, calme- toi ! Expire, à fond, vide, vide, vide…Puis inspire ! Avec le ventre !

Imagine un beau paysage, détends-toi, cool, cool, cool…Ne la regarde plus ! Laisse béton !

Non, mais c’est pas vrai, voilà qu’elle prend sa besace toute avachie ! J’ne peux pas laisser passer ça. La garce a décidé de m’ridiculiser auprès de tous mes pairs.

-Maintenant Odile, ça suffit, arrête de t’payer ma tête. Tu n’manques pas d’sacs à mains corrects, non ?

Oh lala ! J’aime pas du tout quand elle garde le silence, quand elle me contemple avec son p’tit air de sainte Nitouche, qu’est-ce qu’elle me  mijote…

 Une potiche ! Rien qu’une potiche ! Voilà ce que je suis pour lui ! Pour son standing, Monsieur a besoin d’exhiber une épouse parfaite, légèrement maquillée, habillée chic avec juste un brin d’excentricité, s’exprimant avec à propos, modération surtout, sans oublier un soupçon d’humour. La parfaite potiche quoi ! Eh bien, Monsieur mon mari, apprenez que même les potiches peuvent vous jouer des tours !

- Pour une fois, Gilles, restons calmes! T as vraiment envie que j’me mette sur mon trente et un ? OK, j’vais t’faire ce plaisir ! Par contre, t’as l’temps de regarder le début des régionales.

-Merci, Odile mais surtout ne traîne pas !

Elle est enfin revenue à d’ meilleurs sentiments ! J’ n’en reviens pas ! Faut croire que tout arrive ! Il suffit d’mettre la pression mais à bonne dose. Et dans c’domaine, j’me félicite de savoir faire.

-C’est quand tu veux Gilles !

-Ah ! T’as même accepté de mettre ton manteau d’ vison et tes chaussures en croco !

-Mon manteau en pattes de vison et mes chaussures en imitation croco, veux-tu dire ?

-Enfin oui, n’ergotons pas Odile, c’est pareil…Mais dépêchons-nous.

 Je n’sais pas c’qui lui a pris de s’farder autant ! Ca accentue plus ses pattes d’oie que ça n’les efface et douée comme elle est dans l’art du maquillage, j’crains qu’son mascara n’se mette à dégouliner. C’est qu’elle a mis la dose…Mais tant pis, maintenant faut vraiment y aller !

 

-Là, Odile, t’as vraiment dépassé les bornes, les bornes du tolérable, de l’imaginable ! Tu voudrais ruiner ma réputation d’homme de goût, d’avocat honorable, respectable que tu n’ t’y serais pas prise autrement. J’voudrais seulement que tu m’dises si t’as agi ainsi par simple bêtise ou par pure méchanceté ?

Mais réponds ! Cesse de m’regarder avec ces yeux d’grenouille ! Avec ta bouche entrouverte, t’as vraiment tout d’une idiote ! 

-Tout d’une idiote ? Merci, Gilles ! T’as l’art de m’remercier pour tous les efforts qu’ j’ai accomplis, ce soir ! Pour te satisfaire en tous points, j’te l’rappelle. Tu m’as demandé de m’saper ? J’lai fait. De n’pas rester muette comm’ une carpe ? J’me suis fait violence pour parler toute la soirée, même aux vieux barbons qui n’cessaient d’lorgner dans mon corsage…De n’pas donner l’impression de minauder en refusant systématiquement tous les vins ? J’me suis contrainte à goûter à tous les crus et même aux digestifs…Et t’es pas encore content ?

-Ne continue pas à m’ prendre pour un imbécile, Odile, ma patience a des limites. Et, je préfère t’en avertir,  ces limites sont atteintes, dépassées. Ridiculisé, tu m’as ridiculisé !

 Ma femme, celle que j’ai choisie pour m’accompagner dans ma carrière, m’a humilié devant toute la Cour.

-J’avoue que j’continue à n’pas comprendre c’que tu m’reproches !

-Tu n’ comprends pas ! Toujours pas ? Tu n’comprends pas qu’ tu t’es comportée comme une poule de luxe ? Avec ta bouche carminée qui semblait boire les paroles de tes interlocuteurs ? Tes yeux charbonneux, langoureux, lourds de toutes les invites ? Ta robe fourreau, celle qu’t’avais achetée aux puces pour un réveillon étudiant. Une robe de pute avec son dos nu, ses échancrures à mi-cuisses, son décolleté plongeant sur ta poitrine pigeonnante ? Sans parler que, lorsque gavée d’alcools,  tu t’es avachie dans l’canapé, on pouvait tout deviner de ton entrejambe !

-A l’époque, j’crois m’souvenir que, tu l’appréciais ma robe !

-Et tu oses, Odile, persifler alors que, grâce à toi, j’suis à jamais discrédité, ridiculisé, humilié, déshonoré ! Oui, je suis déshonoré, j’te dis !

 Ce soir, Odile, tu peux t’enorgueillir d’avoir réussi à déshonorer, ton époux, Maître Gilles de la Bordelière.

 

Renée-Claude  (janvier 2013)