Ce soir encore, Elise cherche en vain le sommeil. Elle a déjà rallumé et repris son livre à plusieurs reprises avant d’éteindre au premier bâillement. En dépit de son application à effectuer ses exercices de relaxation, à visualiser son corps endormi, la septuagénaire reste tendue, l’oreille constamment aux aguets, peinant à trouver une explication simple à chaque craquement de charpente, grincement de plancher, grattement sous le lambris. Inconsciemment peut-être, la légende qui entoure cette maison fait naître en elle un sourd sentiment de malaise à présent qu’elle y vit seule.

Voilà longtemps que les villageois ont abondamment fait courir le bruit que cette demeure restée inhabitée depuis des décennies était hantée. Ils affirmaient que, les soirs de pleine lune, des lumières s’agitaient inexplicablement derrière le soupirail de la cave voutée.

Après avoir fermé, bien avant la nuit, les lourds volets de bois, afin d’échapper au spectacle angoissant du jour finissant, elle gagne, très tôt, sa chambre, située dans le toit, se dérobant ainsi à l’atmosphère pesante de la grande pièce du rez de chaussée ceinte d’austères pierres de granit toutes témoins d’un long passé.

Plus tard parfois, cherchant à apprivoiser son anxiété, elle s’oblige, de la fenêtre de sa chambre,  à contempler la pleine lune inondant  les prés de sa froide clarté, la majestueuse  voûte étoilée  écrasant la terre du poids de son mystère ou, les soirs de tempête, le balancement inquiétant des branches des noyers méchamment secouées par le vent.

Comme il lui semble lointain, ce soir, le temps de son coup de foudre pour cette vieille et noble bâtisse fièrement érigée tout au bout d’un chemin. Point d’autres vis-à-vis que ceux de gras pâturages entrecoupés de quelques vénérables châtaigniers et d’imposants noyers.

Il est vrai qu’il s’agissait alors de rompre avec l’agitation d’une vie citadine bruyante et stressante et de passer là, en famille, les semaines des vacances scolaires. A cette époque, la maison, transformée en atelier permanent, résonnait du martèlement des marteaux, du vrombissement de la perceuse et autres outils maniés par Jean son infatigable compagnon et, plus encore, des cris et des rires des enfants.

Quant à elle, elle n’avait pas un instant pour sonder ses états d’âme. Affairée, du lever au coucher, à l’accomplissement des tâches ménagères,  la surveillance et les soins aux enfants,  l’aide au mari souvent en quête de mains supplémentaires, elle appréciait la tranquillité de ce lieu retiré.

 Plus tard, vint la période où les enfants, devenus adultes, réduisirent la durée de leur séjour.

Elise parvint néanmoins à maîtriser sa nostalgie en appréciant, durant de courtes périodes, le calme et le repos favorables à la lecture et les marches avec Jean au long des sentiers.

Après la disparition tragique de Jean, bouleversée, elle n’aspira plus qu’à s’éloigner, non seulement leur grande maison bourgeoise du centre ville de Clermont Ferrand mais plus encore le cercle des voisins, des amis qui, jour après jour, en dépit de leur sollicitude, lui offraient l’insoutenable spectacle d’une vie pour eux inchangée.

Mue par un irrésistible besoin de fuir, de se replier sur elle-même, loin de tous regards, même compatissants, elle décida de se réfugier dans leur logis « du bout du chemin ».

Avant de mettre la maison de Clermont en vente, ses enfants s’occupèrent, à sa demande expresse, de trier puis de choisir, donner ou céder tout ce qui avait constitué leur cadre de vie durant des décennies. Pourtant désireux de la protéger, ils n’osèrent cependant pas tenter de la dissuader de prendre aussi rapidement une décision si lourde de conséquences, ils s’organisèrent seulement pour ne pas la laisser seule durant ce premier été sans Jean.

Aude, la fille aînée, se libéra durant quelques jours début septembre afin de préparer la rentrée de sa mère ainsi qu’elle le lui dit en plaisantant. Le nouveau maire, enseignant retraité, aidé d’une équipe de bénévoles très motivée avait mis en place de nombreuses activités non seulement en direction des enfants mais aussi pour les adultes.

C’est ainsi que Aude inscrivit sa mère aux randonnées du samedi matin, aux séances de gymnastique volontaire un soir par semaine, à l’art floral très prisé de nombreuses retraitées. Pour complaire à sa fille, Elise s’efforça de rechausser ses baskets, s’acheta un survêtement et le matériel de base nécessaire à la confection des bouquets.

Très vite elle renonça à participer. Elle ne supporta pas de marcher en compagnie d’un groupe bruyant et joyeux, se plaignit de vives douleurs réveillées par la pratique d’une gymnastique trop tonique, ne supporta pas d’élaborer un bouquet dans l’unique but de décorer une maison désertée.

Depuis le départ des enfants, jour après jour, elle s’enferme davantage dans sa solitude choisissant les heures les plus creuses pour effectuer ses courses afin de minimiser au maximum les risques de rencontres. Dès le lever, elle attend l’heure du coucher tout en sachant que l’angoisse, l’insomnie seront alors au rendez vous.

Deux heures ont sonné, depuis longtemps déjà, au clocher de la petite église et Elise cherche toujours en vain le sommeil. Résignée à se lever afin de prendre un cachet en dépit de la mise en garde de son médecin, elle commence à rejeter ses couvertures au moment où un pas pesant résonne sur la toiture en ardoises, là, juste au-dessus de sa tête. Presque un pas d’homme.

 Le déplacement est aussitôt suivi de petits cris pitoyables qui n’en finissent pas de lui serrer le cœur. C’est un mulot qui vient d’être déchiqueté par la chouette effraie, celle qui a élu domicile dans la grange depuis de nombreuses années.

 Elise supporte de plus en plus difficilement son cri, à la fois rauque et strident qui se répète souvent plusieurs fois dans la nuit.

 Frissonnante, elle se dirige vers sa salle de bains au moment où un fracas épouvantable émanant du toit lui arrache un cri. Le bruit se propage du faîte à la gouttière en une interminable cascade pour se terminer par un bruyant cliquetis sur la terrasse en pierres. Certes, Elise en connait bien la raison. La dame blanche, une fois de plus, a entraîné  une ou deux ardoises dans son lourd envol.

Jamais, même bien longtemps plus tard, Elise n’osera avouer à quiconque, même à ses enfants, que sa brutale décision de quitter définitivement cette maison fut prise à la suite de la chute d’une ardoise qui s’était détachée du toit.

 

Renée-Claude