C’est incroyable ce qu’il peut arriver à l’improviste dans nos vies, sans qu’on l’ai vu venir une seule seconde, jugez-en plutôt !

De ce que j’avais entendu ce matin, entendu, enfin si l’on peut dire, j’avais juste capté quelques bribes de déclaration du bout d’une l’oreille, au milieu d’un brouhaha assez copieux qui faisait l’ambiance générale du lieu. Il semblait, selon les propos d’un quidam cramponné en bout de bar, « Qu’une ardoise s’était détachée d’un toit et menaçait…ça, on ne savait pas quoi, la suite étant tombée dans une seconde où je me laissais traverser par les sons sans chercher à les entendre.

De ce que j’avais ouï, il pouvait tout aussi bien être question de l’intégrité de la toiture elle-même, que de ce qu’elle recouvrait. Il pouvait aussi être question de la sécurité des malheureux passants pouvant à tout moment avoir le choix entre un crâne fendu, ou la décapitation, par cet objet contondant tombé du ciel. Pour l’instant, il semblait que « L’ardoise », se contentait de se tenir en position instable sur le bord de la gouttière, narguant les pronostiqueurs.

 

Comme chaque matin, j’essayais, autant que faire ce peut de lire le journal en buvant mon premier café de la journée, accompagné d’un croissant chaud. Les Bistrots implantés aux abords des gares présentent cet avantage irremplaçable d’ouvrir très tôt et d’avoir toujours des croissants chauds et frais qui sont un véritable délice, n’en déplaise aux nutritionnistes.

Seul inconvénient, on y rencontre toujours, vous le savez, un, ou des individus, que dis-je ? Un olibrius ou une bande d’olibrius qui se croient autorisés à vous dévorer le silence par leurs débordements bruyants, qui plus est dans des instants aussi délicieux où cette absence de respect d’autrui prend une dimension tout à fait détestable.

A chacun sa méthode pour essayer de dépasser ce seuil liminaire de l’intolérable : Il y a ceux qui résistent, font mentalement barrage au bruit, y parviennent quelque fois, mais à quel prix ? Celui de la soumission, de l’abandon de sa souveraineté, de la submersion orale qui vous dégoupille le cerveau réduisant l’être humain au rang de bêtes au pacage. Il y en a d’autres, ceux qui ont pratiqué le yoga ou la méditation transcendantale, qui vous expliqueront doctement qu’il ne faut pas résister, qu’il vaut mieux se laisser traverser par les sons, se laisser porter par le roulement des voix, des rires, attitude qui doit permettre de tenir à distance les contenus hilarants ou ubuesques débités sans limite de temps ou de décibels par les dits rustres, à un aréopage blasé par cet éternel retour de la logorrhée populaire.

En cette matinée, j’avais opté pour un cocktail intermédiaire : me laisser traverser par le bruit en gardant une oreille flottante et en veille, propre à capter les informations qui m’intéressaient.

En pratique, il se trouve que ce matin, je me trouve un peu frustré, j’avais réussi pendant un long moment à coordonner d’une part, la lecture de l’éditorial pointu et scabreux du Monde sur la crise de l’euro, et d’autre part à suivre d’une oreille attentive le discours de celui qui pérorait au comptoir.

Frustré disais-je, car l’arrivée d’un groupe d’éboueurs venant faire leur pose matinale au « Clairon - PMU-Bar- Tabac » me privait de la connaissance de la suite des aventures de cette ardoise baladeuse. Ils n’y pouvaient rien les pauvres bougres, ils avaient eu froid, étaient toute une bande vivante et rigolarde à cent lieues de mes préoccupations « toiturières ».

Je n’allais tout de même pas aller demander à l’énergumène rougeaud de me conter la suite…

Il parlait toujours, mais dans la buée, je ne percevais plus sa voix, je voyais seulement ses bras qui s’agitaient et sa bouche s’ouvrir et se fermer comme celle d’un poisson rouge ou d’une carpe aux étangs de Fontainebleau.

Pour ne pas mourir idiot, je poussais tout de même l’audace quelques minutes plus tard, moi qui d’habitude me montrais plutôt timide et taciturne, de me permettre de poser au serveur la question qui me brûlait les lèvres.

Il était en train de servir ma voisine de droite, que jusqu’alors je n’avais même pas remarquée. Il prit un air compassé, devant mon intervention intempestive, qui venait troubler sa relation commerciale. Le regard qu’il me jeta fut si méprisant que je dus m’empresser de les prier de m’excuser pour ne pas apparaître comme le goujat de service. Lui ne broncha pas mais la dame touchée par ma bonne éducation me fit un sourire inclinant la tête en signe de remerciement. J’occupais les secondes qui lui furent nécessaire à conclure leur échange, à observer la dame. Elle avait un quelque chose de raffiné, une certaine allure, vous voyez bien, non ? Suis-je idiot vous ne voyez rien du tout, pour faire court, elle avait de la classe. Assise bien droite sur sa banquette, une revue à la main, on ne pouvait pas la manquer, sa crinière rousse coupée court lui faisait une auréole de feu autour du visage, de là où j’étais je ne percevais que l’éclat pétillant de se yeux sans en distinguer la couleur, une jolie voix d’alto aux sonorités chaudes. Elle parlait en bougeant les mains devant elle d’une façon fort gracieuse qui faisait penser aux gestes des Apsaras cambodgiennes par leur cassé du poignet, quand elle agitait la tête, ses boucles d’oreilles de corail dansaient de façon légères au bord de ses oreilles nacrées. Me laissant un peu aller à mes pensées, je n’ai pas vu le garçon se retourner vers moi, il avait perdu son air rogue retrouvant presque une attitude amicale.           

- Vous désirez demanda t-il ?

En quelques mots je l’informais de l’objet de ma requête du fait que je ne voulais pas mourir idiot en ne connaissant pas le fin fond de l’affaire de l’ardoise virevoltante, je vis son regard s’écarquiller puis s’éteindre, du temps perdu pour ne rien vendre indiquait-il.

-       Si vous pensez que nous n’avons que ça à faire dans cette maison, que d’écouter les aventures de tous ces poivrots, vous vous mettez le doigt dans l’oreille.

Sur quoi il tourna les talons, ses yeux avaient repris l’air morne, de celui qui philosophie en marchant.

Poivrots, poivrots, il en avait de bonne ce mal embouché, saoul à neuf heures du matin, il ne faut pas exagérer quand même, enfin peut-être ?

La voisine au fin profil avait cessé de lire ce qui se révéla par la suite être un journal sur le jardinage avec la lune, si, si en pleine ville il y en a qui rêvent de jardinage.

-       Je vais vous paraître intrusive me dit-elle, mais j’ai bien entendu la question que vous venez de poser au serveur, entre parenthèses il est bien mal élevé cet homme si vous me le permettez. Je n’ai pas l’habitude d’écouter ce qui se passe autour de moi, mais j’ai entendu ce que racontait ce pauvre homme affalé au bout du bar. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je peux vous résumer toute l’affaire, car croyez-moi il s’agit de toute une affaire, à quel moment avez-vous perdu le fil ?

 

Elle me la copiera celle là, prétendre qu’elle n’écoute pas ce qui se passe autour d’elle et connaître par cœur les problèmes d’un inconnu, en quoi les problèmes de ce pauvre bougre la concernaient-elle ? Elle avait un petit accent charmant qui désarma mes dernières velléités de résistance.

Jusqu’à cet instant je ne l’avais vue que de profil, ce qui ne la mettait pas tout à fait en valeur, le nez manquant d’expression, de face avec ses pommettes hautes et mises en beauté par un maquillage discret assorti à son rouge à lèvres c’était autre chose. Le gris bleu autour des yeux, très bien vu si je puis dire lui approfondissait le regard, qu’elle portait devant-elle tout étonné, elle avait passé un léger coup de brosse sur ses sourcils qui filaient discrètement vers les tempes tandis que ses cils papillonnaient.

Qu’est-ce qu’elle aura à raconter à mon sujet après que nous nous soyons quittés me disais-je ?

C’est comme avec l’homme du bar tout à l’heure, je la regarde et je ne l’entends-plus, j’ai l’impression que je suis sous le charme, ou si ce n’est ça, ça y ressemble beaucoup !

 

-       Vous avez entendu le début de son récit n’est-ce-pas j’ai remarqué que vous écoutiez ?

 

En effet elle avait l’œil, en définitive peut-être m’épiait-elle depuis le début, je me sentis rougir, enfin juste ce qu’il fallait pour lui paraître bien élevé.

De fil en aiguille la scène s’est déplacée du bar à ma table, de ma table à celle de ma voisine et réciproquement.

   Dommage qu’il ne fasse pas plus d’effort pensa-t-elle, il est un peu enveloppé il me rappelle le pain d’épices de mes goûters d’enfance, en définitive ça ne lui va pas si mal, il a quelque chose de rassurant, on a envie de se confier à lui. Suis-je bête ! S’il t’entendait il te prendrait pour une folle ma pauvre, mais il n’y a pas de mal à se sentir attirée j’ai bien quelques atouts pour être reconnue en tant que femme.

 

Ils ne le savent pas encore, mais leurs histoires sont entrain de s’imbriquer l’une à l’autre dans une relation qui finira par leur jouer des tours.

  

Va-t-elle continuer à faire digression, ou bien se décidera-t-elle à me raconter cette histoire, c’est que je ne vais pas passer la matinée à attendre, moi, même s’il n’y a pas urgence, j’ai du boulot haut comme ça dans mon bureau.

 

Vous savez, ce pauvre homme semblait si désemparé que j’ai pensé qu’il fallait que quelqu’un s’intéresse à lui, c’est vrai que son histoire d’ardoise est une histoire étrange qui nous a tous interpellé, mais j’abuse de votre temps, vous allez finir par vous lasser et me trouver un peu trop envahissante.

 

 

Elle se décida enfin à aborder le fond de l’affaire, mais ce qu’elle me raconta ne m’apporta aucune lumière au-delà de ce que je ne connaissais déjà, c’est bien parce qu’elle avait de beaux yeux et que je voulais connaître la fin de l’histoire que je ne bronchais pas. Elle allait lentement semblant chercher des détails piquants au fur et à mesure de son récit, à tel point que je finis par penser qu’elle tirait ces éléments de son esprit au fil des phrases.

J’avais écouté longtemps sans prendre la peine de l’interrompre, mais les minutes passant Je commençais à penser que cette femme cherchait à me transmettre un message à travers ses digressions, tant il était difficile d’y comprendre quelque chose.

Pas aisé de rentrer dans sa démarche si démarche il y avait alors que je ne connaissais pas la clé pour traduire ses propos, si elle parlait d’une façon aussi étrange, c’est peut-être qu’il y avait ici quelque chose qui l’angoissait ou lui faisait peur. Peut-être que caché parmi les clients, la présence d’un ou d’individus l’angoissait ou lui paraissait poser problème. Je me disais que je commençais peut-être à délirer.

J’entrepris pourtant avec prudence, de balayer la salle du regard, je cherchais à détecter toute personne présentant des signes insolites ou ayant une attitude pouvant apparaître menaçante. Il y avait là une majorité d’hommes, mais aussi quelques femmes dont on pouvait bien se demander ce qu’ils pouvaient encore faire en ce lieu à cette heure, et moi donc par la même occasion.

-       Je vois bien que vous ne m’écoutez plus, vous ne pensez tout de même pas que je vais recommencez cet exercice à l’infini pour votre bon plaisir.

 

Elle avait dit ça l’air mi agacé, mi contrarié, mais je la sentais tout à coup sur la défensive, aussi décidais- je de me concentrer sur son récit tout en continuant de scruter la salle dans la glace immense qui couvrait tout le mur derrière elle. J’ai procédé par tris successifs, sachant très bien qu’il suffisait que j’élimine une personne pour qu’immédiatement j’aie le sentiment que l’individu en question faisait partie du « Problème ».

Elle analysait les éléments de ce qu’elle avait entendu avec un savoir faire scientifique, posant chaque fois une hypothèse, extrapolant des solutions, ce à n’en plus finir, mais comme elle n’en savait guère plus que moi, nous tournions en boucle, en fait je crois bien qu’elle me baladait.

 Lui faire comprendre que je n’étais pas dupe de son manège aurait eut l’avantage de faire cesser ces atermoiements sur le champ, mais par là même m’aurait privé d’un moment de pur charme dont elle n’était pas avare, alors à quoi bon, maintenant que nous avions commencé rien ne nous pressait.

 Une sonnerie aux accents Wagnériens la fit sursauter, elle tendit la main vers moi pour me demander de lui pardonner cette intrusion intempestive et fit jaillir son portable comme un colt, je faillis lui dire que je n’avais rien contre la chevauchée des Walkyries…Mais elle était déjà dans l’après, parlant vite et bas dans une langue aux accents bizarres. J’attendis quelques secondes, puis voyant que le débat engagé allait durer un certain temps, je décidais d’aller m’enquérir directement à la source auprès du monsieur qui était assis au bout du bar.

Il me reçut fort civilement, m’offrant même un grand sourire quand je lui demandais ce qu’il désirait prendre. J’eu la patience d’attendre que nos consommations soient déposées devant nous avant de lui demander, ce qu’était cette histoire d’ardoise.

Je dois vous avouer qu’à ce moment j’eus quelques secondes d’angoisse, dans quel pataquès étais-je venu me lancer ? Dès ses premiers mots, le ton était donné, j’avais posé ma main sur son bras, mais je l’enlevais prudemment quand je compris qu’il avait l’intention de me prendre la main, pour qui sait ne plus la lâcher.

-       Vous avez entendu mes propos ? C’est la première fois qu’on m’écoute, et que quelqu’un accepte d’aborder cette question avec moi !

 

Devant mon étonnement, il se mit en devoir de me donner quelques explications.

-       La maladie fait toujours peur vous le savez certainement, en particulier celle là, et à l’instant où vous abordez la question vos interlocuteurs vous fuient.

-       Mais pourquoi cette attitude, vous pensez qu’ils craignent la contagion ?

-       Pas du tout, enfin peut-être, à ma connaissance celle ci n’est pas contagieuse, c’est simplement terrible.

 

Il se mit à me conter par le menu le cheminement de sa vie, et celui de sa femme en particulier, me détaillant en phrases courtes comment elle l’avait progressivement quittée pour sombrer dans la maladie d’Alzheimer avec son triste cortège de sombres déchéances.

Revenant à ma question, il m’expliqua qu’il utilisait la métaphore de l’ardoise depuis qu’il l’avait entendue utilisée par une infirmière dans un centre de soins : « Cherchez pas, la pauvre dame elle a une ardoise qui s’est décrochée du toit, pour l’instant elle reste accrochée à la gouttière, mais ne vous y trompez pas elle va bientôt tomber, et s’en sera terminé.

Il était apaisé, son agitation l’avait quitté, il avait le regard lourd de larmes retenues, il faisait silence, scrutant le fond de son verre, je lui tapotais le bras en lui disant au-revoir, il me remercia d’un signe de tête.

C’est en pivotant sur mon tabouret, que je découvris que ma belle voisine était partie, peut-être lassée de m’attendre. Un peu déçu qu’elle m’ait ainsi planté là sans un signe ni un au revoir, je regagnai ma table pour ramasser mes affaires et filer à mon tour vers mon bureau.

Je me faisais l’effet d’être un enfant boudeur déçu d’avoir été trompé !

 

En me retournant pour quitter la place, je remarquais que le journal de jardinage avait glissé sous la banquette, ce qui avait eu pour effet qu’elle l’ait oublié, j’observais qu’une feuille blanche en dépassait comme un signet, je le ramassais pour le glisser subrepticement dans mon porte document.

Pour un début de semaine, c’était un beau début, heureusement que ce matin, je n’avais pas de rendez-vous…

 

 

 

 

 

 

Samedi 29 septembre 2012                                                                                                                                               DG. La Massinière / Avanton