Elle gît maintenant au pied de la grange de M. Fournier, elle est à peine ébréchée.

L’enfant s’approche, il se baisse rapidement, son béret tombe avec un bruit mat, tout en le ramassant d’un geste preste, il s’empare de l’ardoise qu’il fourre sous son bras.

Il ne peut s’empêcher de jeter des regards inquiets autour de lui.

La mère Germaine c’est sûr, doit l’avoir vu, elle reste toute la sainte journée à épier ceux qui passent dans les ruelles de Boussay, elle est bien capable d’aller dire à tout le monde qu’il a ramassé quelque chose par terre.

Le drôle…il avait pas l’air d’avoir la conscience tranquille…

Mais, Jeannot est un petit gars déluré, il saura lui dire à cette sale bonne femme que c’est rapport à son béret qui était tombé, et puis…cette ardoise, c’est vrai qu’elle vient du toit de M. Fournier, mais elle est tombée toute seule et puis…elle est un peu cassée.

Jeannot hâte le pas, sa mère l’attend. Il tient l’ardoise si serrée sous son aisselle qu’il sent le bord tranchant du coin ébréché.

M. Saunier le couvreur ne pourra pas la remettre sur le toit, il en prendra une neuve. D’ailleurs, il en a plein, je les ai vues hier soir quand je suis passé devant son atelier en rentrant de l’école.

Jeannot se presse dans la rue principale du village, ils longe les maisons dont les volets se sont refermés tant le froid est déjà vif en ce mois d’octobre. A part la grande et riche demeure du Dr Villeneuve, toutes les habitations du village se ressemblent, des fermes modestes dont les cours se transforment en cloaque dès qu’il pleut.

Jeannot fait résonner ses galoches sur les pavés, un peu parce qu’elles sont trop grandes pour lui, un peu parce que le bruit qu’elles font lui donne du courage. Le jour finissant projette des ombres au coin des bâtiments et de son imagination surgissent mille monstres et fantômes.

Sa maison est la dernière du village, elle se tient un peu à l’écart des autres, Jeannot pousse le portillon de bois attaché par une corde et traverse le jardinet. Il contourne le bâtiment et enjambe l’appui d’une fenêtre. Il sait que sa mère la laisse légèrement entrouverte, jusqu’à l’heure du coucher, parce que « c’est plus sain ». Cette unique ouverture ne laisse entrer dans la pièce qu’une maigre lumière mais l’enfant n’est pas gêné par cette pénombre, il pourrait se déplacer dans la chambre qu’il occupe avec son frère, les yeux fermés. Il se dirige vers le lit près de la porte et il soulève son matelas pour y glisser l’ardoise.

En deux enjambées, il est à nouveau dehors mais quand il se présente à l’entrée de la maison, il se trouve nez à nez avec sa mère qui s’apprêtait à sortir pour guetter son retour.

-       Tu as vu l’heure ? Tu étais en retenue ? Qu’est-ce que tu as fait encore ?

Jeannot reste muet, comme toujours le ton glacial de sa mère le pétrifie.

-       Alors ?… je te parle.

-       C’est… c’est René…

-       Quoi René ?

L’enfant se met à réfléchir à toute vitesse. Sûr que dans sa tête il va plus vite que Fangio sur son circuit.

- Ben…il avait apporté un grillon dans une boîte d’allumettes, il a voulu me le montrer mais le grillon a sauté. Il a sauté dans l’encrier et puis sur le cahier de René. Après, la page était pleine de petites pattes…C’était rigolo, mais la maîtresse nous a punis.

Jeannot s’est souvenu in extremis d’une anecdote que lui avait rapportée Alain son frère aîné et qui s’était passée dans la classe des grands du certif.

- La maîtresse t’a puni, pourtant il n’était pas à toi le grillon ? s’étonne la mère partagée entre l’envie de rire et un sentiment d’injustice que parfois elle éprouve.

Il est vrai que, seule avec ses deux fils, Céleste n’a jamais été totalement acceptée par la population du village. On lui en veut d’être revenue du nord sans son mari. Mais est-ce sa faute si Paul, qui avait échappé au carnage de Verdun était mort de la grippe espagnole sans revoir son village ? Elle avait quitté sa propre famille pour respecter les dernières volontés de son mari, ramener ses fils dans la maison de son enfance.

Le nom de Paul figure désormais sur le Monument aux Morts. Chaque année, au 11 novembre, ils assistent tous les trois à la commémoration de l’Armistice et elle pleure quand résonnent les notes lugubres de  la sonnerie aux morts .

Jeannot observe sa mère, il voit passer les nuages sur son visage. Il a bien fait de mentir.

-       Allez, viens manger, demain tu as école.

 

                  Bien mal acquis ne profite jamais.

 

Jeannot se tortille sur son banc en découvrant au tableau, la phrase de morale que Mme Portal vient d’écrire en grands caractères .

-       Sortez vos ardoises.

Une odeur ténue d’antimites signale près de Jeannot, la présence de Mme Portal.

-       Alors, Jean, cette ardoise que depuis trois jours tu oublies, l’as-tu enfin ? J’espère que la retenue d’hier t’a servi de leçon car sinon c’est ta mère que je vais prévenir.

Sa voix claque en même temps que la longue règle sur le pupitre de l’enfant qui sursaute.

-       Oui madame, j’ai une ardoise.

Et Jeannot sort de son casier celle qu’il a ramassée la veille. Celle dont il pensait qu’elle ferait l’affaire le dispensant d’avouer à sa mère qu’il avait cassé l’autre en balançant par jeu son cartable au milieu de la cour. Sa belle ardoise au cadre en bois verni et à la surface si lisse que la craie et le crayon y glissait sans bruit. Brisée en mille morceaux, le cadre disloqué.

Jeannot regarde l’ardoise tombée du toit, au grand jour, elle ne dissimule pas  les traces d’usure laissées par  des décennies d’ intempéries.

L’institutrice reste un moment interloquée devant le pitoyable objet, puis elle s’en saisit et le brandissant au-dessus de sa tête tel un trophée guerrier, elle s’exclame en prenant la classe à témoin :

-       C’est du propre ! Tu voles les ardoises sur les toits maintenant ? Petit vaurien, ce sont les gendarmes que je vais prévenir.