Quelques travaux de bureau, tout d’abord ; puis un copain me proposera un jour de tenir la caisse d’un cinéma appartenant à son oncle.

 

Banco.

 

C’est ainsi que je commence au cinéma Saint-Lambert, à Paris. Cela ne durera qu’un temps, mais me donnera l’idée de proposer mes services en d’autres salles, dont le studio des Acacias, qui a disparu depuis, comme tant d’autres.

 

Un des côtés pittoresques (et désagréable) du lieu fut que son propriétaire exploitant voulait parfois me payer en fin de mois en me donnant ses vieux costumes pour me faire patienter.

Il me fallut un jour prendre mon courage à deux mains en pénétrant dans son bureau dans le but de lui demander mon salaire du mois précédent (on devait être ce jour-là vers le 15 du suivant !).

Il commença à chipoter, et je fis alors ce que j’avais prévu de faire : je balayais d’un coup de main l’intégralité de ce qu’il avait sur son bureau et m’assis dessus.

 

J’eus mon chèque dans la minute qui suivit…

 

Les premières années 70 me virent débarquer au Quartier latin. Nombre de fils, d’aiguilles et de relations diverses m’amenèrent à travailler aux Cinémas Saint-André des Arts, installés dans la rue du même nom. Les hasards de la vie et du travail m’y feront rentrer, non comme caissier projectionniste, mais comme projectionniste tout court. Et le Saint-André prolongera à cette époque ses rapports particulièrement chaleureux avec le film « la Salamandre », d'Alain Tanner, qui y fut projeté pendant plus d’un an.

 

J’y serais donc tout d’abord opérateur.

Puis les mois et les années passant (dont celle du service militaire, qui me fit partir durant un an), me mèneront à la surveillance, à la caisse, et aussi à la simple présence, qui permet de boucher les trous pour que chacun des autres employés puisse aller manger ou partir en vacances.

 

               Le quartier est encore à l’époque un peu dans la tradition. Soirées et débuts des nuits sont souvent très passants et très actifs. Nombre des boutiquiers sont encore des commerçants « de quartier ».

               Un pressing, qui fermera quelques années plus tard, côtoie quelques restaurants, un hôtel, un café des Arts. On y trouve aussi un antiquaire et des magasins de vêtements. Crêperies et autres fast-foods ne sont pas encore installés, mais cela viendra, hélas.

 

               Parmi les originalités, il y avait à une cinquantaine de mètres une bijouterie dont le propriétaire mettait en valeur les bijoux en vitrine en les mélangeant avec des rouleaux de papier toilette…

 

Le cinéma Saint-André des Arts est sympa ; son directeur, Roger Diamantis, est en relation permanente avec le milieu cinématographique.

 

J’y rencontrerais ainsi plusieurs fois Jean-François Stévenin, pour ne citer que lui, et cette rue si passante me fera croiser « Emmanuelle » en la personne de Sylvia Kristel, et le générique du même film continuera de s’afficher un soir dans le hall du cinéma, avec la jeune et délicieuse Christine Boisson.

La beauté de cette jeune femme et la tristesse dans laquelle je suis ce soir-là (ma petite amie vient de rompre avec moi) me donnera le courage de l’aborder, et je sympathiserais alors avec elle.

 

Un des moments les plus étranges de ma vie, car nous passerons avec Christine plusieurs heures au café d’en face. Nous souffrons en effet ce jour-là de la même tristesse : l’autre nous a quittés. J’ai en face de moi une des plus jolies femmes que ma vie me fera rencontrer, et elle est aussi malheureuse que moi.

 

Nous nous soignerons ce soir-là au cognac, et nous quitterons plusieurs heures après, assez pompettes.

Elle me proposa tout d’abord d’aller voir un film dans un autre cinéma, mais j’étais contraint de rester, car mon travail n’était pas fini avant deux heures du matin.

Elle m’embrassa alors très gentiment après m’avoir confié son numéro de téléphone…

 

Nous sommes restés en relation pendant de nombreuses années, et Christine me remontera à plusieurs reprises le moral tant dans des bars que dans des restaurants. (Elle me le remonta tellement lors de cette première rencontre que je viens d’évoquer, que mon ex petite amie du moment viendra me récupérer et que nous resterons ensemble pendant près de trois ans…).

C’est aussi après une autre rencontre avec Christine que j’ai osé reprendre contact avec France Musique, que j’avais quelque peu fréquenté plusieurs années auparavant.

Lorsque je lui racontais ce jour-là que je n’osais pas reprendre contact avec France Musique, elle eut cette immédiate réaction : Qu’est-ce que tu as à perdre ?

 

J’ai donc téléphoné à Radio France le lendemain, et il sortit de ce coup de téléphone une cinquantaine d’émissions…

 

 

Mais revenons au Saint-André !

 

Cinéphiles et touristes se croisent et se rencontrent sans problème. La population locale, commerçants, étudiants, ouvreuses du cinéma et employés divers animent cette rue fort sympathique.

 

Et parfois inattendue.

 

C’est ainsi que l’Eugénie Hôtel qui se trouve juste en face du cinéma sera un jour à l’origine d’une anecdote dont je me souviens encore (et je ne suis sûrement pas le seul !).

 

La rue n’est pas bien large. Seuls quelques mètres séparent le hall d’entrée du cinéma de la porte et des fenêtres de l’hôtel.

C’est l’été. Bien des gens se promènent sans souci dans ce quartier célèbre dans le monde entier.

 

Sauf qu’aujourd’hui, devant le cinéma, les promeneurs marchent plus lentement, la tête vers le ciel. Certains sourient, et d’autres rigolent franchement. Ils ne regardent pas les affiches du cinéma, ils regardent une des fenêtres, ouverte au premier étage de l’hôtel...

 

Qui est-elle ? Je l’ignore. Mais une aussi jolie blonde viendrait bien des pays du Nord.

 

Elle est assise, ou plutôt à moitié couchée sur le balcon, complètement indifférente aux nombreuses personnes qui passent et ralentissent à quelques mètres d’elle, et qui contemplent sa totale nudité d’un œil incrédule.

Elle est là, complètement nue, et ne prête rigoureusement aucune attention aux dizaines de regards dirigés vers elle. Elle parle avec « l’autre » qui est dans sa chambre, et elle restera là quelques minutes, dans la plus totale indifférence, par rapport à ceux qui l’admirent, la reluquent, et sans doute, la désirent, car elle est bien belle…

Puis elle se lèvera, fermera la fenêtre, et le temps suspendu depuis quelques minutes reprendra son cours…

Et les spectateurs de cet étrange moment reprendront leur route.

 

D’autres populations fréquentent aussi volontiers cette rue, d’autant que les queues du cinéma sont assez attractives : guitaristes et chanteurs d’une part ; clochards d’autre part.

Le quotidien est ainsi fait que l’on sympathise volontiers avec ces populations, et la promiscuité d’esprit, d’expression ou de métier différents ne m’a jamais dérangé. C’est ainsi que quelques années auparavant, mon travail dans une autre salle de cinéma m’avait de temps à autre fait fréquenter au restaurant - et amicalement - les prostituées du coin (n’ayez aucun doute là-dessus ; mes revenus étaient suffisamment faibles pour que je ne puisse les faire repartir dans les poches de ces dames).

Après tout, on travaillait à quelques mètres les uns des autres, et elles, comme moi, faisions payer l’entrée…

 

Ce n’était pas la situation du Saint-André des Arts, mais le Quartier latin et ses touristes, qui eux, ont toujours attiré la cloche.

Nous nous saluions donc tous les jours, et une certaine sympathie pouvait naître, s’ajoutant à la fréquente incompréhension que les clochards font naître chez ceux qui ne le sont pas.

Une certaine pitié peut naître aussi, et je me souviens d’un jour d’hiver où l’un d’entre eux avait tellement froid que je le laissais pénétrer dans une des salles. Ce n’était pas une bonne idée, car son réchauffage progressif me fit comprendre que son odeur n’était pas forcément bien perçue par ceux qui avaient payé leur place.

Il estimait de plus avoir conquis pour toujours le droit d’entrer sans rien demander à personne, et il me fallut quelques jours plus tard remettre les choses à leur place – elles aussi -  et lui faire comprendre que la sienne n’était pas dans la salle.

 

Puis un autre s’installa un jour dans la région du Saint-André des Arts. Un homme d’une petite quarantaine d’années, assez corpulent, qui ne ressemblait pas du tout aux clochards habituels, ni par son costume en très bon état, ni par son personnage, ni par ses manières de s’exprimer.

 

C’était, si j’osais dire, un clochard débutant.

 

Et nous le verrons descendre et se détruire au fil des semaines, des mois. L’alcool le fera grossir peu à peu, jusqu’à ce qu’il devienne d’une corpulence sortant vraiment de la normale. Un homme cultivé, avec une voix étonnante, et qui connaît remarquablement le répertoire de l’opéra et de l’opérette, qu’il peut se permettre de chanter sans une once de ridicule.

Voix dont il se sert très souvent pour déclamer son leitmotiv que l’on entend de loin : Mais c’est terrrrible !

 

Et on l’entend vraiment de loin…

 

Un personnage d’humeur aussi, que je verrais parfois revenir avec le visage démoli par une de ces fréquentes bagarres entre clochards.

 

L’alcool, le froid, la vie de clochard…

 

Je ne saurais jamais qui fut vraiment ce personnage. Quelqu’un m’évoquera un jour un P.D.G. qui aurait craqué devant un trop-plein de responsabilité.

 

Et il y aura un certain samedi soir.

 

La nuit est en train de tomber ; nous sommes en fin d’après-midi.

 

Il est là, en train de faire son numéro habituel, riche en musique, riche en terrrible ! Sans doute a-t-il participé à une bagarre il y a peu de temps, car son visage est tuméfié et ses yeux très abîmés.

 

C’est alors qu’une ravissante jeune femme – ou jeune fille – venant du boulevard Saint-Michel se précipite vers lui et se jette dans ses bras. Tous ceux – dont je fais partie - qui sont autour de ce couple, sont très intrigués par cette scène tout à fait inattendue, et je pense que plusieurs parmi nous se demandent ce qui a pu séduire cette jeune femme dans la ruine qu’est devenu cet homme.

La question ne se pose pas longtemps, car une autre jeune femme, aussi belle que la première et arrivant de l'autre extrémité de la rue Saint-André se jette, elle aussi, dans ses bras.

 

Il les enlace. Il en tient une sous son bras droit, et une sous son bras gauche. Elles pleurent toutes deux.

 

C’est alors qu’il relève la tête, sans lâcher les deux jeunes femmes, et tournant sur lui-même en les entraînant, crie devant les témoins que nous sommes : « Ce sont mes filles ! Et je suis clochard ! »

Elles le serrent dans leurs bras. Elles lui parlent, et il est évident pour tous les témoins qu’elles supplient leur père de revenir avec elles.

 

Il est là entre les deux jeunes femmes, le visage tourné quelque peu vers le ciel comme un homme souffrant atrocement.

 

Puis, après les avoir serrés très fort, il se défait d’elles en leur disant : « Allez, partez, maintenant ! ».

Et les deux jeunes femmes en larmes repartent en pleurant vers le boulevard Saint-Michel.

 

Et les humains que nous sommes, tout autour de cet homme défait, regardent celui qui est au milieu d’eux, avec un grand silence bien inhabituel dans cette rue Saint-André des Arts…

 

Maurice PIAU.