Là bas, presque sur l’horizon, un paysan et son tracteur retournaient une pièce de vert la transformant doucement en marqueur d’automne, à sa droite le clocher de l’église du village apparaissait au dessus des toits entre les branches des peupliers, surgissant ou disparaissant au gré des coups de vent ; sous ses pieds la rivière presque silencieuse coulait, emportant vers la mer les reflets des nuages qui s’y étaient laissé prendre.

Il était bien dans cet espace où il avait ses repères, et qui portait ses souvenirs.

Il fut cependant pris d’une brusque bouffée de nostalgie qui l’emporta avec violence comme l’aurait fait un tsunami.

« Tout change autour de moi se dit-il, et je suis impuissant, je change moi-même et rien ne me peut m’assurer que j’aimerai demain ce que j’aime aujourd’hui »

Faiblesse de l’être et friabilité de tout attachement !

Il se revit comme si c’était hier marchant le long d’une grève, le vent hérissant ses cheveux et les poissant du sel des embruns. Sur la plage, des hommes, casquette solidement enfoncée sur le front, et pantalon roulé pour éviter que le flot ne le leur mouille, ils sont à la manœuvre et tirent leurs filets, en venant s’échouer sur le sable, ils ne livrent qu’un maigre butin, un résultat bien chiche au regard des efforts déployés.

 Il a encore en mémoire ces instants, où, couché dans un creux de dune il grignotait un goûter sableux qui lui craquait sous la dent, où il regardait d’un œil curieux les nuages filant au gré des bourrasques ou des tempêtes.

Il n’imaginait pas encore la vie, celle qui allait venir, celle qui serait la sienne.

Il commençait juste à entr’apercevoir ce qu’il ne voulait pas qu’elle soit.

Il lui faudrait beaucoup de temps pour comprendre que la vie n’existait pas en soi, qu’il lui faudrait la bâtir, pièce après pièce comme on assemble un puzzle.

Il se serait bien vu resté là à attendre, regardant le temps qui passe, et les étoiles au ciel en alternance au jour. Pour les adultes ça ne leur semblait pas être là une façon de concevoir la vie, alors !

Lui il avait décidé, il serait comme son père avec la protection de l’amour maternel. Devoir choisir, devoir s’orienter, cela ne viendrait que bien plus tard, aujourd’hui il en était à la construction des phrases et à l’acquisition de la lecture et des opérations simples.

Quand quelqu’un lui demandait ce qu’il ferait plus tard, il ouvrait des yeux comme des billes de loto, et sa bouche s’arrondissait d’étonnement.

Le monde lui paraissait si immuable qu’il suffisait d’attendre et d’avancer pas à pas vers la réalisation de ce qu’on espérait devenir pensait-il !

Le temps passant il avait pris conscience que la ligne d’horizon si solide et si nette s’éloignait à chaque fois qu’il avançait d’un pas, que la lune derrière les arbres se retirait comme jouant à cache-cache, et qu’il ne la rattraperait jamais, aujourd’hui ici, demain elle se lèverait ailleurs.

Les années s’ajoutant, il avait vu disparaître successivement ses grands parents, des oncles, des tantes, et des amis de ses parents, sur l’instant ça semblait les laisser désespérés et pourtant peu après la vie reprenait son cours et l’absent devenait histoire, c’était un comportement étrange.

Le jour où derrière le préau de l’école il avait embrassé les lèvres d’une fille de sa classe, il avait cru avoir vu le paradis s’entrouvrir pour lui comme le disait le curé en parlant de la béatitude…Pour bien vite comprendre que ce serait comme pour la lune un jour ici, l’autre là, un jour ronde, un jour en quartier, en effet il sut très vite que des filles il y en avait beaucoup.

Le soir tombe, il frissonne, ne distingue presque plus le paysage, la rivière a disparu, mais il l’entend qui coule là quelque part à ses pieds. Où sont maintenant rendues les fleurs de pissenlit qu’en début d’après midi il y avait jeté.

Jusqu’à cet instant le silence faisait loi, désormais le vent bruisse dans les feuillages, certains murmurent comme des rouleaux de prières. Il se dit que depuis huit siècles que ce site est habité, ce sont là les voix des générations qui s’y sont succédé qui viennent lui raconter leur part de l’histoire commune depuis le moment où ils essartèrent ces rivages. L’implantation réussie, ils y avaient aménagé un gué, construit un moulin, et leur première église.

Qui pourrait croire que dans ce lieu où tout n’est que paix, les guerres soient passées dévastant habitats et paysages, décimant la population, chaque fois tout fut brûlé, ne laissant dressé vers le ciel que les parties dures des édifices, comme les côtes d’une baleine venue mourir sur un rivage ;

Chaque fois ils avaient lutté, rebâti leurs cabanes et les édifices collectifs, y ajoutant une commanderie pour s’acheter la paix, un four banal pour leur seigneur et un cimetière pour y enterrer leurs morts…

Il est reparti sur les rivages de la mer, à ces rudes hommes aux filets, il se souvient des jours où ils lui faisaient des farces comme de lui tendre un poisson tout frais sorti du filet. Il l’acceptait d’un air grave touché par cette attention, mais à peine celui-ci était-il dans ses mains que d’un coup de queue énergique il lui échappait, jaillissant vers le ciel pour retrouver les flots. Tout le monde riait de son hébétude, mais ils n’étaient pas méchants et lui offraient des coquillages en guise de consolation pour ne pas qu’il pleure.

A l’entrée de la plage, un homme sous un grand parapluie, leur vendait frites moules, et petits gâteaux, il ne manquait jamais, lorsqu’ils lui achetaient des oublies de compléter le remplissage du cornet en papier journal de morceaux de confiseries brisées, il leur souriait, semblant toujours gêné de leur prendre leurs cent sous.

Il a fini par s’endormir, et c’est le froid qui parvient à l’éveiller, le ciel est tendu comme un drap mité car tant d’étoiles y scintillent.

Il rêvait de ses années d’études, de la fraternité étudiante qu’il a beaucoup aimée, mais c’était comme dans la langue française, il y avait de faux et de vrais amis ceux qui vous épaulent, qui vous aident, vous remontent le moral vous passent leurs cours ou leur devoir et ceux qui discrètement pompent votre travail, donnant des informations erronées pour terminer devant vous au classement, voir pour gagner une place au concours. Ceux-là n’ont rien compris au sens commun de la vie, qui est fait de l’espoir d’un bien vivre ensemble.

Il a toujours été étonné de découvrir après quelque temps de cohabitation, que chez quasiment tous les êtres humains il y avait une part d’eux mêmes qui faisait qu’on les appréciait ou qu’on les aimait alors qu’au départ on s’était dit : celui là ou celle-ci ce va être la gale ils ne sont pas possibles. Sous l’air renfrogné, il y avait vu la souffrance, sous l’air suffisant, il avait trouvé la peur, cette femme à l’air effacé était riche d’une vie intérieure étrange, ce rêveur un artiste époustouflant. Il y avait ceux qui aimaient la vie et le faisaient savoir, ceux qui aimaient la méditation et qui la portaient dans leurs yeux, ceux qui façonnaient leur corps à la manière d’une œuvre de Michel Ange. Et puis, ceux qui, ayant raté le train de la vie, se complaisaient dans la souffrance et l’amertume, compensant le manque et l’échec par l’aigreur, l’alcool, ou la drogue, ils n’étaient pas moins riches, mais ils ne le savaient pas, en fait ils ne savaient rien.

Quel étonnement d’apprendre avec recul ce qu’est devenu le major de promotion, le fort en math, ou le bricoleur de génie…?

Celle que l’on appréciait pour sa faconde, devenue une moralisatrice acariâtre. Le bodybuildé éclatant de vie, ce rondouillard vendeur de frites et de barbes à baba, et cet autre discret comme une tombe à qui on n’aurait pas donné cent sous, et qui anime aujourd’hui une émission de télévision.                                                                   Enfant sa grand-mère lui disait, parodiant une publicité : «Qui l’eût cru Lustucru » ? Chaque être humain est une masse unique d’atomes en perpétuelles mutations et capacités de gestation.

Ce qui est terrible c’est que les changements se produisent en glissements subtils, on ne les voit pas se produire. Il suffit de voir les gens se ruer sur des photos représentant leur quartier, prises à vingt ans d’intervalle, il semblait immuable leur lieu de vie et pourtant que de changements,

- C’est vrai qu’il y avait là un café, et qu’aujourd’hui ce lieu de rencontres plein de souvenirs est devenu une agence bancaire.         

- Je ne me souvenais plus qu’il y avait là une boucherie, ça me revient désormais, à la mort du patron personne n’a repris le fond, il est resté longtemps en ruines comme une grosse verrue !

Lui pense qu’autrefois là où il a vu un tracteur au travail il n’y avait que prés entourés de haies dans lesquelles les ormes dominaient de leurs silhouettes fantasmagoriques et où paissaient des vaches, aujourd’hui il n’y a plus qu’une plaine semblable à tout autre plaine, ouverte au vent et à la sécheresse.

Il a eu cette chance inouïe de ne pas avoir connu la guerre, se contentant d’un service militaire, il ne sait quel dieu remercier de l’avoir ainsi sauvé de cette tragédie.

Il en a tant connu qui des années après cette expérience brutale parlent encore de ce qu’ils ont fait, ou de ce qu’ils auraient dû faire, de leur courage ou de leur lâcheté face à l’horreur. De leur difficulté à comprendre dans l’instant où était le devoir, la voie de l’humanité ou celle de l’obéissance, de revenir sur cette peur de la souffrance, qui leur aurait fait trahir père et mère ou se cacher au fond d’un trou. Facile à dire après coup lorsqu’on n’a pas été mêlé à ces déchainements de violence et d’angoisse. Il ne suffit pas de n’y avoir pas été engagé, il faut encore y réfléchir, car tout peut revenir demain. Ce qui est certain c’est que tous, autant qu’ils étaient, ils étaient revenus marqués et transformés en profondeur par cette expérience traumatisante.

 

Il avance dans le noir pour rentrer chez lui, et pense tout à coup au monde qui l’entoure, heureusement qu’il change se dit-il, c’est ce qui fait sa beauté quand les saisons se succèdent, que les couleurs et les parfums varient, que la lumière monte s’intensifie, puis décline jusqu’à disparaître.

Qu’en serait-il si la nature était figée et immuable présentant chaque jour la même face, toujours éclatante et raide, pas une fleur qui dépasse, pas une feuille rouillée… les chaleurs et la lumière de l’été, les grisailles de l’hiver, les fumées montant droit dans le ciel, l’espérance du printemps, l’espoir de la lumière, ses mille nuances de verts, ses pluies annonciatrices de la beauté. Et l’automne me direz-vous, ces nuances infinies de brun, ses terres labourées, la brume sur la plaine, et les cris des oiseaux en migration. Et l’attente diriez-vous et l’attente du premier bourgeon et de la première rose, du retour de l’hirondelle, de la première cerise que l’on gobe encore acide, et l’explosion de la moisson constellée de coquelicots, puis viennent les sorcières soulevant brins de pailles et feuilles mortes en une grande envolée au ciel.

Il est resté assis tout l’après midi dans l’herbe fraiche, et son dos se rappelle à lui, en se levant il a senti une douleur qui courait le long de ses vertèbres, fulgurante comme un arc électrique, il peste contre l’âge, contre ces années qui entartrent ses articulations leur enlevant souplesse et grâce. Sa main jusqu'à présent fidèle, et sur laquelle il ne s’était jamais posé de question, qui désormais lui refuse par à coup tout service, ses jambes à leur tour font mine de le lâcher, il se doit de leur obéir sous peine de sanctions graves. Il n’est plus le maître incontesté de sa vie, il se voit obligé de composer grave, l’espace se rétrécit et le temps s’accélère.

Il lui revient des souvenirs du temps où il aimait marcher en foulées longues et rapides et voici qu’aujourd’hui sans être fataliste il s’aperçoit qu’il lui faut maitriser sa gestuelle, ralentir le rythme, s’économiser en quelque sorte.

Quelquefois, il se rebiffe faisant mine d’ignorer cet élancement suspect, ce souffle un petit peu court, et le choc affolé de l’oiseau qui s’envole là au creux de la cage. Il le sent alors qui se cogne aux barreaux de ses côtes, la réponse est brutale elle lui laisse la bouche sèche et les sens en émoi.

Oublier corps et avanies, s’en tenir à l’esprit, à la beauté platonique, à la culture, mais là aussi de plus en plus souvent les neurones papillonnent, les synapses ne captent plus le signal, ici, si ça ne passe pas, on bafouille, on s’affole, pour en définitive renouer le contact. L’autre en face a fait mine de ne rien voir, de n’avoir rien remarqué ; quelle frayeur ! Quel choc ! La mémoire se fait trompeuse, s’effiloche, se fait désirer tandis que monte la panique, la sueur coule dans le dos, sauvé pour cette fois, oui mais demain, que se passera t-il demain ? Penseront-ils que c’est le commencement de la fin ?

L’histoire du déroulement de la vie, il la connaît depuis le début, il en a su le sens dès sa première escapade dans les dunes : vous êtes là face à ce gros tas de sable, il est beau, il a des courbes harmonieuses, sur certaines de ses faces le vent a dessiné des rides et créé des arêtes qui lui forment des aspérités rappelant le dos d’un crocodile. Il n’y a plus qu’à grimper, à se hisser vers le sommet, vers l’avenir. Il va se révéler que ce n’était qu’un leurre, que dès le premier effort le sol va se dérober sous les pas, la dune s’écouler comme des larmes, plus vous vous agiterez, plus elle coulera. Vos pieds vont s’enfoncer et bien que vous vouliez aller plus vite, vous allez faire du sur place. En cessant tous mouvements vous pourriez l’entendre chanter, car une dune chante une sorte de chanson cristalline produite par les cristaux de silice qui se heurtent en glissant les uns sur les autres, comme la chanson des sirènes, elle a peut-être pour but d’endormir les hommes pour mieux les engloutir.

S’arrêter, faire silence au tréfonds de soi, accepter de lâcher prise et de se laisser guider par d’autres, tendre la main pour que quelqu’un la saisisse, pas seulement écouter mais entendre, alors la réconciliation pourra s’imaginer, la vie nous sourire et nous comprendrons que « Les petites privations s’endurent sans peine quand le cœur est mieux traité que le corps. »

Encore faut-il le reconnaître et l’accepter.  

 

 Atelier d'écriture du 18 avril :

Retour à Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire.

A partir du début et de la fin de neuvième rêverie, nous écrirons notre propre « Rêverie » en faisant appel à des souvenirs réels ou imaginaires.

Nous pourrons nous inspirer des thèmes de Rousseau dans cette neuvième Rêverie (l’abandon de ses enfants, l’éducation des enfants, promenades dans Paris, aux Invalides, rencontres…)

 

Début :

« Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. »

 

Fin :

« Mais n’est-ce rien que de se dire : je suis homme et reçu chez des humains. C’est l’humanité pure qui me donne le couvert. Les petites privations s’endurent sans peine, quand le cœur est mieux traité que le corps. »

 

Employer absolument le mot « une oublie ».

 

Notre « Rêverie » devra commencer par tout ou partie de ce début et se terminer par tout ou partie de cette fin.