Ce ou ces personnages partagent mes jours, font partie de ma vie à travers la voix de mon père qui, soir après soir, inlassablement, me fait la lecture assis à mon chevet.

Je ne me souviens que de « ces » premières lectures et de leur effet sur moi, sur la formation de mon caractère, de ce penchant prononcé pour les songes qui ne m’a jamais réellement quittée. Je sentis avant de penser, la couleur de mon âme, l’histoire de ma vie se dessinaient au fil des pages à la lueur du globe lumineux qui dispensait une douce et chaude lumière. Ainsi que le confesse Jean-Jacques Rousseau, « je devenais le personnage dont je lisais la vie ». Je partageais l’affection de Rémi pour mère Barberin, sa douleur et son inquiétude lorsqu’’il fallut se séparer de la Roussette et renoncer à son lait, son désespoir lorsqu’il dut suivre le signor Vitalis. Avec lui, je souffrais du froid, je trébuchais dans les ornières des chemins boueux, je ressentais la faim. Tout comme lui, je m’attachais à Vitalis et à sa troupe : Capi Dolce et Zerbino furent mes premiers chiens ; la mort de Joli Cœur, le singe que je rêvai longtemps de posséder, me bouleversa. Au fil des pages, je devenais Rémi, ses tourments comme ses joies étaient les miens.

De la même façon, le personnage de Cosette s’emparait de moi. Je partageais son effroi lorsque dans la nuit glaciale, il lui fallait partir seule dans la forêt, puiser l’eau à la source. Son seau en fer, plus haut qu’elle, pesait à mon bras ; mes doigts gelés s’engourdissaient, tout comme les siens, autour de l’anse ; mes yeux, ainsi que les siens, s’écarquillaient, me semblait-il, à la recherche de bêtes monstrueuses, de revenants tapis dans les buissons et prêts à fondre sur elle, sur moi. De la même façon, je ne redoutai pas la « grande forme noire, droite et debout, » qui, surgissant brutalement de l’obscurité, se saisit du seau, pressentant, d’instinct, le côté providentiel de cette rencontre. J’étais aux côtés de Cosette, ou étais-je Cosette, debout devant la baraque foraine, contemplant, éperdue d’admiration, la merveilleuse poupée, aux yeux d’émail, à la chevelure lisse, à la superbe robe de crêpe rose ?

Un détail cependant m’intriguait, comment cette poupée pouvait-elle être qualifiée de « immense » alors qu’elle ne mesurait que « près de deux pieds » ? Je ne pense pas avoir interrompu mon père pour lui poser la question tant j’étais emportée par l’histoire et terriblement soucieuse de ne pas le voir arrêter sa lecture.



Des décennies plus tard, je ne sais toujours pas dire si je vivais alors dans un monde parallèle à mes personnages ou si je m’identifiais à eux. Ce que je peux affirmer c’est que leur tragédie m’affectait au plus haut point et allait marquer mon caractère de façon durable et profonde et ceci d’autant plus que je les découvrais à travers la voix de mon père ce qui conférait, pour moi, aux faits contés, une authenticité indiscutable qui, comme pour Rousseau, « me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais pu bien me guérir » Tel Edmond de Goncourt , je pense pouvoir affirmer que « jamais je ne fus aussi absent(e) de la vie réelle pour appartenir si complètement à la fiction ». Fiction le plus souvent tragique si je m’en réfère aux titres de certains ouvrages relégués au fond de la bibliothèque héritée de mes parents : Sans mère ; L’orpheline de Waterloo ; La fille aux pieds nus…

Ces premières lectures n’ont pas seulement induit en moi un goût pour le mélodrame, le pathos, la mélancolie mais m’ont inculqué une certaine morale. C’est ainsi que la lecture de la Case de l’oncle Tom fit de moi une combattante du racisme dès les premières années de ma vie tant je fus révoltée par l’indifférence, la cruauté des blancs à l’égard des esclaves noirs. Je crois même avoir développé un racisme anti-blanc tant la douleur patiente et muette de Tom, celle de sa femme, l’affectueuse mammy à la peau noire, me bouleversaient. Seul, le personnage de la petite Eva, enfant douce et bonne et celui de son père compatissant parvenaient à me faire nuancer quelque peu ma pensée.

Fenimore Cooper me fit me ranger de la même manière aux côtés des indiens tandis que Jack London réussit sans peine à me faire adopter le point de vue de Croc Blanc qui régna longtemps en maître au sein de ma meute imaginaire. Désormais, le pionner, l’homme blanc devenait, pour moi, symbole de cruauté purement gratuite envers les animaux tandis que l’amérindien se révélait garant d’une nature préservée, d’une cohabitation harmonieuse entre les espèces.

Mon amour pour les ours pourchassés ne connaissait pas les frontières ; grâce à Thor, Muskwa ou Michouk, il s’étendait des Rocheuses à la taïga. Il allait de pair avec une haine envers les affreux trappeurs décrits par Curwood dans son Grizzli, sentiment violent qui explique, certainement, mon écœurement, à ce jour irréductible, devant la chasse et plus particulièrement la chasse à cour.

Rapidement, je ne me contentai plus d’écouter ces récits de la bouche de mon père dont je devais attendre la disponibilité, je voulus accéder par moi-même à ce monde, fascinant et infini, ouvert par les livres. Je sus lire avant d’être scolarisée, je pourrais même dire que je sus lire avant d’avoir appris, si bien que la méthode Boscher me sembla d’une ridicule simplicité et d’une extrême fadeur en dépit de quelques illustrations très stéréotypées.

A partir du moment où j’accédai au pouvoir prodigieux du « savoir lire », ma fringale de lecture ne fut jamais rassasiée et donna lieu à un combat journalier avec ma mère : « Pose ton livre et va…Pose ton livre et fais…Eteins sinon je vais fermer le compteur ! » Lorsque cette dernière injonction était lancée en présence de mon père, son intervention en ma faveur m’accordait quelque sursis.

Cette connivence ne se démentit jamais et, entre mon père et moi, le livre fut toute la vie un lien très fort. Bien que physiquement très affaibli par la maladie, omettant de faire allusion à ses troubles, il m’accueillait invariablement par « As-tu lu… ? Que penses-tu … ? Il faut absolument que tu lises… » Je pourrais presque affirmer qu’il est mort un livre entre les mains et… c’est la mort que je me souhaite.

Une des plus grandes chances de ma vie aura été de faire, de l’apprentissage de la lecture, ou plutôt, devrais-je dire, de l’apprentissage de l’amour de la lecture, mon métier. Si toutefois le terme d’apprentissage est celui qui convient car j’ai davantage le sentiment que c’est une sorte de passation qui s’opère, un relais qui s’établit, un pouvoir que l’on transmet, pouvoir exorbitant, pouvoir quasi magique.



Renée-Claude