Il tremblote comme de la gelée, pense-telle. Une petite trainée de bave coule sur son menton, alors qu’il tente de porter la cuillère pleine à sa bouche. La soupe est servie dans une belle soupière à fleurs. Une petite mèche blonde vient glisser au coin de son œil gauche d’un bleu acier. Deux doigts d’une main un peu raide, bien ornée de bagues en or vient la relever. Germaine a un teint frais. Quelques rides seulement. Elle a opté aujourd’hui pour un chemisier beige à rayures blanches et une jupe bleue.

Sagement, elle range sa cuillère à droite de l’assiette. Elle ne finira pas son dessert : un baba au rhum surmonté d’une belle chantilly blanche. Elle n’a pas trop faim, Germaine. Elle n’est pas gourmande.

Une jolie blonde, mince, en blouse blanche et bleue arrive du couloir et se place à côté d’elle. Un petit visage bronzé, des sourcils brossés et des yeux bruns. Elle lui tend la serviette et Germaine s’essuie à petits coups élégants des lèvres fines, malgré quelques plis.

  • Je la reconnais cette serviette, elle faisait partie d’un service que j’avais acheté aux Dames de France. J’avais la nappe assortie.


La jolie aide soignante la pousse vers le salon vaste et clair. Les roues de son chariot font clong clong sur le carrelage beige brillant qui a du être lavé dans la matinée.

Un grand chien beige déboule de derrière une clio blanche. Il vient se coucher dans la cour-parking de la résidence qui est la sienne à présent, une maison de retraite.

  • J’ai peur, je n’ai jamais aimé les chiens !

Elle dit cela en se tournant vers Arthur. Il est venu se poster juste à côté d’elle. Il est plus vieux, et puis il vient de la campagne, cela se voit à son allure…

Elle se souvient. Elle entre sous la toile marron très délavée et délabrée d’un petit cirque.

Le spectacle va commencer. Depuis une heure, elle et son mari ont attendu sur la place. Les étoiles dans le ciel sont brillantes et si nombreuses. Ce matin ils sont arrivés en taxi dans cette minuscule ville du Pérou, au bord du Pacifique.

  • J’ai voulu tremper mes pieds dans l’eau. C’était plutôt de la curiosité.

  • Je m’étais même mise en maillot de bain, le blanc et noir à grosses fleurs blanches, celui qui m’allait si bien, quand j’étais encore jeune, dans ce temps là. Le soleil, timide avait daigné se montrer pour éclairer la scène : les pélicans


et les cormorans allaient et venaient de la terre vers un minuscule îlot rocheux. Il était couvert de traces blanches, les déjections de ces oiseaux. 

Longtemps André et elle avaient observé les oiseaux du balcon de leur hôtel. La chambre était grande et propre, un joli lit en métal garni d’un boutis en coton les avait accueillis.

Le chien beige s’approche de la porte à double battants, derrière laquelle elle est installée confortablement, calée sur un coussin bleu turquoise, gonflable. On lui a dit qu’il s’agissait d’éviter les escarres dues à une trop longue station assise.

Elle soupire :

  • Je me demande si je vais rester là longtemps ! cela ne me va pas, non, de faire ma toilette devant un lavabo. Et puis ma chambre est bien petite, meublée d’un petit lit de bois et d’une commode en pitchpin laqué. Comparée à ma commode avec son dessus de marbre rose, et ma grande armoire avec colonnes !

  • Comme je voudrais revenir comme avant et repartir en voyage avec mon André.

Elle revoit le chien beige, sous la tente du cirque. Il était venu se coucher sur les gradins en bois qui avaient été mis en place par le directeur du cirque, pour les spectateurs. Il n’y en avait pas


un mais plusieurs, disséminés ça et là, l’air de rien. Des grands chiens sans race, le museau pointu, le poil rêche de couleur roux très clair ou beige comme celui qui venait de se coucher devant la porte de la résidence.

  • Enfin on nous laisse entrer. La jeune fille des tickets a les cheveux comme crêpés autour de son visage mat. Deux tresses sautent sur sa blouse rose. Une gitane péruvienne, drôle non. Quelques spectateurs sont déjà là. Nez épatés, teint bronzé des paysans locaux, mais aussi quelques teints pâles aux cheveux blonds. Des gens de la ville de Nasca et même de Lima ont des maisons de vacances ici.

Ce qui frappe Germaine, ce sont ces chiens installés à la place des spectateurs. Que font-ils ? Qu’attendent –ils ? Personne ne les chasse. Personne n’en a peur ?

  • Je pouffe de rire en mettant la main devant la bouche: ont-ils payé leur place ?

Un petit visage chiffonné, une petite robe informe, une fillette présente sur un plateau, des pommes rouges, brillantes, laquées, fichées sur une baguette de bois blanc. Les spectateurs apprécient ce dessert inhabituel

André me fait signe que non il n’en veut pas. C’est interdit :son diabète !


  • Moi non plus je n’ai pas faim et je ne mange jamais de dessert mais j’aurais quand même bien aimé croquer dedans. Mordre dans le rouge pour la couleur. Serais-je une rebelle ?

Elle regarde la piste en terre battue, puisque le cirque s’est installé sur la place du village.

  • Comment cette petite troupe a pu arriver là, se demande-t-elle.

Elle revoit la bâche verte, déchirée, plantée au sol par des piquets. Avant le spectacle, elle avait aperçu la fillette aux pommes rouges, assise par terre occupée à faire cuire quelque chose dans un grand faitout. Les pommes rouges. Sont-elles empoisonnées ?

  • Vous ronflez Madame Germaine,

Son voisin, un petit bonhomme en bleu de travail, casquette vissée sur la tête, des sourcils épais, l’œil angélique lui tapote la main qu’elle a posée nonchalamment sur ses genoux pointus.

  • Non je ne dors pas, je me trouve au Pérou, voyez-vous Monsieur Arthur, et le spectacle va commencer, alors taisez-vous. Otez votre main, vous m’empêchez d’applaudir.

Elle se recale dans le fauteuil comme pour se donner de la force. Elle n’est pas très grosse Germaine, toujours élégante comme lorsqu’elle partait travailler.


Son André l’avait quitté il y avait de cela six mois. Il avait été un bon compagnon de route, tout au long de leurs soixante ans de mariage.

  • Ce qui me plaisait le plus, c’était son côté aventurier. Il arrivait d’Afrique et moi aussi.

Cela avait été le thème de leur rencontre. Alors vous parlez de ce Monsieur Arthur, elle s’en fichait complètement.

  • C’est cela, nous nous sommes aimés sur le thème de l’imprévu et du voyage. Il me reste le rêve et les souvenirs.

Il n’y a pas qu’Arthur qui déplait à Madame Germaine. Cet acrobate au profil aigu lui a tout de suite déplu. Pourtant, il en a fait des pirouettes là haut, sur son trapèze. Sa façon de relever le nez et ce sourire de carnassier découvrant des dents pointues.

Les aides apportent un autre échafaudage avec une échelle et un grand plateau à trois mètres du sol.

L’homme au visage pointu arrive tenant en laisse un caniche blanc et deux autres noirs.

Il les présente, faisant, d’un pas souple un tour de piste. Puis le truc bateau, il les fait sauter dans un cerceau en feu.

L’homme pose le petit caniche blanc sur le premier rolon de l’échelle. On entend rouler le tambour.


  • Je retiens mon souffle et prend la main d’André.

Il me dit de me calmer. Ses cheveux grisonnants et clairsemés lui font une petite houppe sur le sommet de la tête. Il ne veut pas les raser. Cela fait hippie déclare –t il toujours quand je lui le propose.

  • Le petit caniche blanc commence à trembler, je le vois, je le sens, il a peur.

Il monte l’échelle maintenant. Il fait quelques pas et sa tête se baisse tristement vers la piste. Sa queue cesse de se balancer. Je sens mon sang se figer.

  • Je ne me souviens plus ce qu’il devait réaliser comme exploit, ma mémoire flanche un peu.

L’homme a crié. Le chien terrorisé, saute. Il tombe sur la piste.

  • Je me redresse dans mon fauteuil, en criant : pauvre petit. Pas ça. Vite à l’infirmerie.

Mon voisin Arthur a l’air inquiet

  • Quelqu’un est blessé ?

  • Non. Un chien.

Je veux repartir dans mes souvenirs et oublier ce présent si triste.

Entracte. André me prend la main.


- Bon Germaine, cesse de faire l’enfant. Ce chien n’est pas mort. Le directeur du cirque le remplacera. Cela ne va pas contrarier notre voyage, n’est-ce-pas ?

- Les hommes ne sont pas sensibles aux souffrances des chiens. Suis-je trop sensible ?

La nuit est belle et douce. En faisant le tour de la place, nous découvrons une maison en bois peint de blanc, de style louisianais. C’est mon rêve aussi la Louisiane.

  • Dis André, on ira un jour au carnaval de la Nouvelle Orléans ?

  • Bien sûr qu’on ira, quand nous serons plus vieux et en voyage organisé. Pour l’instant on profite de partir seuls à l’aventure ?

Nous sommes rentrés sous la tente du cirque. J’entends mes voisins parler de l’accident, ils parlent espagnol et leur sang chaud leur font prendre des accents assez violents.

  • Bon je ne suis pas la seule à m’être inquiétée pour cette pauvre bête, tu vois André !

L’homme au visage gens du cirque comme les chiens sont des artistes. Surtout après un accident comme celui-ci, le spectacle doit continuer. Il dit que des spectateurs sont venus lui reprocher sa cruauté. C’est la dure loi du cirque. Le petit caniche doit recommencer son numéro. Et bien sûr le réussir.


Je serre très fort la main d’Arthur qui me regarde maintenant avec ravissement.

Le chien a sauté. Il a réussi son numéro.

Je regarde les gradins emplis de spectateurs. Les chiens aux poils raides ont disparu, laissant la place à des hommes et des femmes accompagnés d’enfants.

Soudain, j’aperçois des silhouettes connues à la porte en verre de la résidence. Mon fils est là. Thomas, mon préféré.

  • Voyez Arthur, mon grand fils ! Il vit au Canada maintenant avec sa femme et son fils, il est informaticien.

Alors le grand jeune homme aux cheveux ondulés, aux yeux bruns langoureux se penche vers Germaine, si petite dans son fauteuil roulant. Il lui glisse un mot à l’oreille.

  • Maman prépare toi, pour tes étrennes, nous t’emmenons voir le carnaval de la Nouvelle Orléans.

 

***