La période est celle qui, pour mes parents, s'est toujours appelée l'après-guerre. Une époque difficile pour eux, comme elle le fut pour bon nombre de gens.

Ils se seraient sans doute vexés qu'on leur appliquât l'expression « économiquement faibles », mais je pense que ces deux mots définissent assez bien quelle était l'étendue de leurs avoirs.

Le logement où nous habitions près du parc Monceau avait, pour seul signe extérieur de richesse, la proximité dudit parc, situé dans les beaux quartiers.

Pour le reste, vingt-quatre mètres carrés, deux pièces et une cuisine, pas de salle de bain (sans eau chaude…), toilettes à l'étage au-dessus.

Ils étaient loin de rouler sur l'or, et les petits plaisirs qui pouvaient se grappiller à droite ou à gauche étaient toujours les bienvenus.

 

C'est à cette époque que s'étaient institués, à Paris, ce qui s'appelait « les Beaux Jeudis ». Car, en ce temps-là, c'était le jeudi, (et non pas le mercredi), qui était jour de congé pour les écoles primaires.

 

Notre mère nous emmenait alors chaque semaine salle Wagram, près de la place qui se nommait encore de l'Étoile, devenue depuis Charles de Gaulle-Étoile.

Car cette salle, qui servait habituellement pour les combats de boxe, avait aussi une autre fonction : chaque semaine y était projeté un film pour les enfants de l'arrondissement.

 

Les séances étaient gratuites, et l'on nous offrait de surcroît un yaourt à l'entracte. C'était toujours des yaourts de marque « Danone », et pour autant qu'il m'en souvienne et pour des raisons que je ne connais pas, ils étaient toujours, sauf rarissime exception, parfumés au citron (ou à la vanille ? Je ne sais plus. Mais ils étaient parfumés).

 

La programmation de ces séances, projetées à l’intention des enfants était tout à fait surréaliste.

 

Car s'il est vrai que nous avons pu voir là nombre de Charlot, (qui n'était pas encore devenu Charlie Chaplin), et autres Lauréléardi, nous avions droit aussi à des pellicules d'une tout autre nature : c'est ainsi que je pus déguster à l'âge de cinq ans le Jeanne d'Arc au bûcher de Rossellini, et je dois à l'honnêteté d'avouer que l'assistance enfantine présente dans la salle ce jeudi-là ne fit pas à ce chef-d'œuvre l'accueil auquel il était sûrement susceptible de prétendre.

Mais je me souviens de ma mère y pleurant.

 

Le bouquet fut cependant atteint un certain jeudi au cours duquel nous fut projeté La chose d'un autre monde, de Howard Hawks.

 

Les gamins hurlaient de terreur dans la salle, à chaque apparition du monstre, la fameuse chose.

Mais ce n'était pas le pire, car les apparitions du monstre étaient presque un soulagement, par rapport à la tension qui se manifestait entre les surgissements dudit monstre.

On entendait les petits hurler, les plus grands appeler leur mère, et ces dernières se plaindre de l'esprit du film projeté, lorsqu'elles ne hurlaient pas au diapason de leur progéniture.

 

Ce fut une après-midi inoubliable, et j'ai cauchemardé pendant des années, grâce à cet être venu d'un autre monde.

 

Bien des années plus tard, ce film fut programmé à la cinémathèque de Chaillot, et j'eus la curiosité de me rendre à cette unique séance durant laquelle il fut projeté à minuit, en version originale non sous-titrée.

 

On peut supposer qu'à une heure pareille et sans doublage ni sous-titrage, les personnes présentes dans la salle étaient de vieux routiers du cinéma d'épouvante, capables de résister à tous les monstres de l'espace.

 

La salle était bourrée à craquer de passionnés du cinéma d'épouvante.

Et ça hurlait dans tous les coins.

On sentait des rangées entières de sièges qui sursautaient à chaque fois que la tension montait d'un cran sur l'écran.

 

Et je ne pouvais m'empêcher d'avoir une pensée émue pour le programmateur qui, vingt ans plus tôt, avait eu la judicieuse idée d'inviter des gamins de cinq ans à contempler cette honorable production du 7e art.

 

                                     ____________________