Les ligues féministes se sont indignées à propos d’une phrase prononcée par notre ancien ministre de la culture qui, tentant à tout prix de minimiser la gravité de l’affaire, aurait dit : « il n’y a pas mort d’homme ». Mon indignation était à la hauteur de la leur, un tel propos étant en effet inqualifiable et bien à l’image du monsieur qui l’avait prononcé !… jusqu’à ce que je tombe sur la citation exacte : « Aux États-Unis, disait-il, il est d’usage que l’on ne retienne jamais un inculpé en détention préventive lorsqu’il n’y a pas mort d’homme ». Saisissez-vous la nuance ? Nous sommes passé de la simple constatation objective de pratiques judiciaires où l’expression « il n’y a pas mort d’homme » est utilisée « stricto sensu » au sens qu’elle prend par extension lorsque, dans une utilisation rhétorique, elle devient synonyme de « il n’y a pas de quoi fouetter un chat ». Mais le mal est fait, le mot lui collera à la peau et ruinera sans doute à jamais sa carrière politique. Qu’on me fasse la grâce de penser que je ne cherche nullement à défendre un homme pour qui je n’ai pas la moindre sympathie ni à porter un jugement quelconque sur la gravité de cette affaire. Ce n’est pas le lieu et d’autres s’en chargent. Mais ce qui me fascine en l’occurrence c’est la subtilité de la langue, sa facilité à glisser d’un sens à un autre par le jeu des connotations et de la rhétorique. La langue est une arme mortelle qui se retourne contre celui qui en use. Le mot tue. Pensons à Marie-Antoinette. Nous ne saurons jamais dans quel contexte elle a prononcé la fameuse phrase « donnez-leur donc de la brioche » ni dans quel esprit, ni dans quelle intention. Mais l’échafaud était au bout.

Autre chose me frappe à propos de ce fait-divers - qui, j’en suis persuadé, s’élèvera à la hauteur d’un événement historique - c’est le ton utilisé par les innombrables commentaires que l’on peut trouver sur internet, lesquels constituent pour le linguiste un champ d’étude entièrement nouveau et passionnant. Ce ton se veut la plupart du temps ironique et décalé. On utilise la dérision, à l’exemple de tous ces humoristes dont l’omniprésence grandissante sur les ondes de la radio et de la télévision est en elle-même également une marque de notre époque. C’est à qui rivalisera d’audace avec eux et ceci, hélas, la plupart du temps avec si peu de finesse et d’habileté dans l’usage du deuxième et du troisième degré que cela finit par donner un discours totalement incompréhensible. Car le maître mot dans cette affaire c’est « transgression ». Ce que l’on veut montrer c’est que l’on sait rire de tout et surtout de ce dont il ne faudrait pas rire, que l’on ne craint ni le mauvais goût ni l’inconvenant, que l’on sait dire tout haut ce que les autres pensent tout bas, en un mot que l’on est « au dessus » des autres. On ne rit pas, on ricane. On peut y voir sans doute une dérisoire revanche face à la passivité où nous contraint un monde sur lequel nous n’avons plus prise, nous voulons absolument montrer que nous sommes de ceux à qui « on ne la fait pas ».

Et cette aspiration à exhiber son détachement conduit aussi évidemment à la prolifération des négationnistes. Les deux phénomènes sont absolument liés : « On ne nous la fait pas ! » Il convient d’affirmer à propos de n’importe quel événement qu’il s’agit d’un complot, que les choses ne se sont pas passé comme on nous le dit. Ma tante autrefois, qui vendait des parapluies rue du Bac et professait une grande admiration pour Jeanne Sourza (je vous parle d’un temps…), me disait en clignant de l’œil : « - Tu es allé le vérifier, toi, que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil ? » (anecdote authentique). Elle n’en était pas persuadée.

Dans le même esprit il faut ranger aussi le succès des livres qui ont paru récemment sur le « story telling » et les spin doctors. On nous manipule ! écrivent-ils, le moindre mot, le moindre geste de nos hommes publics a été soigneusement calculé par nos spécialistes de la communication en vue de produire sur nous un certain effet. Les publicitaires sont les grands metteurs en scène de notre temps. Et nous, ils nous reste donc à crier haut et fort que nous ne nous en laisserons pas conter… Quant à moi, sans nier bien évidemment l’importance de la manipulation médiatique (mais à quoi bon enfoncer des portes ouvertes ? ) je préfère dans ce grand spectacle que le monde nous offre et où tout s’efforce en effet de provoquer chez nous des réactions prévisibles, traquer tout ce qui ressort de l’imprévu, tout ce qui déborde, tout ce que l’on ne pouvait pas calculer. Si spin doctors il y avait au début du présent quinquennat par exemple, ils étaient bien mauvais pour que le nouvel élu accumule des erreurs si grossières qu’elles lui collent encore aujourd’hui à la peau (le Fouquet’s, le yacht de Bolloré). Je préfère y voir le triomphe de son naturel et croire qu’il en avait tout simplement trop envie pour y renoncer. Et que dire alors du fait-divers d’aujourd’hui ? Nous ne saurons peut-être jamais le fin fond des choses mais moi je préfère imaginer le monstre qui surgit irrépressiblement, la pulsion suicidaire, la grosse bêtise quoi ! je préfère contempler un spectacle où l’humain déborde de partout, où les spins doctors ne savent plus où donner de la tête, où leurs marionnettes ne cessent de leur échapper, un monde shakespearien où les héros sont aussi fragiles et aussi fous que nous, un monde où le roi Lear erre sur la lande et donnerait son royaume pour un cheval, où Carla et notre président seraient amoureux l’un de l’autre. J’ai envie en un mot d’être de ceux qui s’en laissent conter.