Quand le soleil s’efflanque à l’horizon comme une grosse orange trop mûre qui répand son jus, exhale ses parfums, tandis que les ombres des cyprès taillent à vif dans les murs des villas. On se sent enfin délivré de cette chose absurde qu’on appelle la vie et qui se retire avec des gestes de diva pour réapparaitre hélas le lendemain comme si de rien n’était, de même que ces acteurs qui reviennent saluer au moment où le public se levait déjà pour partir, et qui font semblant de croire qu’on les réclame encore et qui en reveulent un petit coup : « - Tu as vu ce tabac, mon coco ! Je crois que ce soir on casse la baraque !… » car on n’en a jamais fini avec la vie. Encore et toujours des rappels, encore et toujours des souvenirs… Lucie détestait cela autrefois, ces applaudissements qu’on prolonge complaisamment pour faire croire au succès. Elle, ce qu’elle aurait voulu c’est partir tout de suite, quitter la scène avant l’oubli, ce qu’elle aimait c’était le retour dans les loges, l’odeur des pommades et des savons, et la lumière crue sur des visages défardés qui ressemblent à des fantômes…
Le jour s’éteint lentement. Il luit encore dans les yeux bleuâtres de Princesse, la petite chatte de cendre grise, qui se glisse entre ses jambes, sérieuse comme une jeune fille de bonne famille, et ouvre sa bouche en un miaulement muet car elle sait que ce qu’elle a à dire personne, de toutes façons, ne l’entendra, mais qui fait semblant tout de même parce qu’il faut bien, par politesse… « - Qu’y a-t-il, ma chérie ? tu as faim ? » Princesse cligne voluptueusement les yeux en la fixant de son regard muet. Les mots ne sont pour elle que des caresses. Le jardin s’alanguit. De l’intérieur, par la fenêtre ouverte, parvient le son de la télévision. Lucie n’a jamais compris pourquoi, quand elle vient prendre le frais dans son jardin, elle a besoin d’entendre ces rires stupides, ces pitreries vulgaires, cette bonne humeur de commande… Elle resserre son châle autour de ses épaules, un souffle s’est levé qui gonfle les rosiers. Mon Dieu ! l’odeur des roses ! Ce parfum qu’elles avaient là-bas à El Biar quand Mathilde et elle s’en allaient en cueillir à pleine brassées sur le balcon Saint-Raphaël ou chemin Beaurepaire !…De là on voyait toute la baie et parfois la neige au delà…et Mathilde chantait « - Moi j’m’en fous, je m’en contre-fous… » Et sa mère qui lui disait : « - Tu n’a pas honte de prononcer des mots pareils !… » La mère de Mathilde était une femme de petite taille avec un chignon et des principes. Son père, lui, avait toujours le nez dans ses tableaux. Il leur criait : « - Allez, les enfants, allez jouer dehors et laissez-nous tranquilles !… » Alors elles s’enfuyaient en riant. « - Moi j’m’en fous, je m’en contrefous… »
C’est l’heure où Lucie repense à sa jeunesse, l’heure où ses souvenirs remontent comme les parfums. Que la vie est longue tout de même ! si longue et si courte à la fois !… Voilà que je me mets encore à dire des banalités ! pense-t-elle. Son grand désespoir a toujours été de se trouver stupide. Elle ne parvient pas à choisir des mots dignes des grandes pensées qui la hantent. C’est ce qui aura été le malheur de ma vie, cette impression d’habiter un vêtement trop étroit. Elle est serrée dans ses mots comme un acteur dans son costume de scène. C’est peut-être pour ça qu’elle avait eu envie de faire du théâtre, pour se parer des mots des autres.
Je radote, je radote ! se dit-elle. Je ferais mieux de me préparer. Madame Pons ne va pas tarder…Elle congédie Mathilde et ses roses, et la chanson d’Yves Montand. Oui, elle comprend maintenant pourquoi elle éprouve ce besoin de laisser la télévision allumée. Ce qu’elle lui apporte c’est la force du présent. Aussi stupide qu’il soit, le présent a des droits qu’il convient de respecter. Il faut l’accueillir avec les égards qui lui sont dus. D’ailleurs il n’est pas exigeant, il se contente de presque rien : faire semblant de s’intéresser à l’actualité par exemple. Voter. C’est très important de voter. Non qu’elle ait des opinions, mais il faut bien sauver les apparences. Si Madame Pons savait ça ! Madame Pons a des opinions arrêtées sur tout et Lucie fait semblant d’être de son avis pour lui faire plaisir, mais au fond d’elle-même… : « Moi j’m’en fous, je m’en contre-fous… » D’ailleurs elle n’est pas antipathique, madame Pons. Discrète, bien élevée, il faut lui rendre cette justice. Chaque soir à la même heure elle vient la prendre et elles descendent ensemble jusqu’au cours Victoria pour aller déguster un thé à la Marquise de Sévigné. En remontant elles se quittent devant le portail. Une seule fois Lucie lui a dit d’entrer pour lui montrer son salon et le lendemain madame Pons l’a invitée à son tour. Mais elles n’ont pas renouvelé l’expérience, par discrétion, craignant de bousculer chez l’autre un désir d’intimité que chacune imagine à l’image du sien. Tout les opposent hors l’essentiel qui est que chacune représente pour l’autre l’ultime cadeau que la vie leur a fait avant l’absolue solitude. Elles s’en sont donc accommodées une fois pour toutes avec bonne grâce. Madame Pons a été mariée autrefois, elle a eu des enfants, dont un fils qui vit au Brésil et une fille avec qui elle s’est brouillée depuis longtemps ; Lucie, elle, ne s’est jamais mariée et reste discrète sur sa vie, elle préfère que ce soit madame Pons qui parle, ce qui n’est pas difficile car elle est intarissable : son mari, mort dans un accident quelques temps après leur divorce – « Ça lui apprendra ! » - ses petits enfants qui font leurs études en Amérique… Lucie évoque quelquefois ses souvenirs de théâtre, sa brève carrière à Paris et puis surtout ce pays qu’elle a quitté, mais elle reste dans le vague. Madame Pons ne pourrait pas comprendre. C’est elle qui l’a abordée la première, un jour qu’elle descendait la rue Faidherbe. « - Je vous vois passer tous les jours, je crois que nous sommes voisines. Permettez-moi de me présenter. Je viens de m’installer ici… » Elle avait eu raison, cette simplicité lui avait plu et il en était résulté une espèce d’amitié, si le mot n’est pas trop fort, en tous cas cette habitude de se retrouver tous les soirs pour aller prendre un thé à la Marquise de Sévigné.
Ce soir, exactement à la même heure, madame Pons sonne à la grille et Lucie en ressent le même plaisir que tous les soirs, lié à un peu d’agacement de se sentir prisonnière de cette habitude. Que se passera-t-il le jour où elle n’aura plus envie de la voir ? Mais le plaisir est là cependant, difficile à nier : plaisir de retrouver un être proche et qui lui est devenu nécessaire. Car, qu’elle le veuille ou non, c’est à elle qu’elle pense maintenant quand elle est seule, à qui elle parle en imagination, et non plus à Mathilde. Comment une telle chose est-elle possible ! Mathilde, l’alter ego de toute sa jeunesse, Mathilde, sa grande, son unique amie, mais aujourd’hui Mathilde n’existe plus ou si elle existe encore quelque part, si elle n’est pas morte, elle n’a jamais cherché à la revoir. Et si c’était elle qui venait sonner ce soir elle serait déçue parce que c’est madame Pons qu’elle attend, à qui elle a prévu de dire ce qui lui était venu à l’esprit durant la journée…
« - J’arrive ! j’arrive ! - Bonsoir Éliane, comment allez-vous ! » Elles s’appellent par leurs prénoms maintenant. Là encore c’est madame Pons qui en a pris l’initiative. Au début cette familiarité ne lui était pas naturelle et puis elle s’y est habituée.
Les voici maintenant qui descendent la rue Faidherbe. Le crépuscule les parent de teintes délicates. « - Que vous êtes jolie Lucie ! cette robe vous va si bien ! Comment faites-vous pour garder une peau si fine ! » Ah oui ! Sa fameuse peau de porcelaine ! On lui en faisait toujours compliment dans sa jeunesse ! Cela faisait un contraste saisissant avec ses cheveux et ses yeux si noirs, comme on peut les voir sur ce petit portrait au dessus du buffet. C’est Mathilde qui l’avait dessiné à l’époque. Mais madame Pons ne l’a même pas remarqué quand elle est venue chez elle. Peut-être fait-elle partie de ces gens qui ne sont pas sensibles à la peinture.
« - Regardez, Lucie, ces reflets sur la mer, c’est vraiment magnifique ! Quelle chance nous avons de vivre ici ! Mon mari, lui, détestait la mer. Son rêve c’était d’avoir un chalet en montagne. Il disait qu’il en avait besoin pour travailler. Heureusement que quand il est mort mon fils s’est occupé de tout liquider. » Lucie connaissait l’histoire par cœur. À sa mort les deux enfants avaient revendiqué leur part d’héritage et il avait fallu tout vendre, leur appartement parisien, leur maison à Aix les Bains que le divorce n’avait pas encore liquidés. Le fils lui avait trouvé par l’intermédiaire d’une agence cette villa sur la côte dans laquelle elle était venu s’installer sans même l’avoir vue…
Lucie n’a jamais quitté la sienne depuis qu’elle est arrivée ici. Ses parents y habitaient encore à l’époque. Elle y a vécu avec eux pendant quelques années avant qu’ils ne meurent l’un après l’autre coup sur coup, lui parce qu’il ne supportait pas l’exil, elle parce qu’elle ne supportait pas de vivre sans lui. Pendant longtemps Lucie n’avait pas osé toucher à leur chambre et puis un jour elle s’était décidé brusquement à se débarrasser des meubles pour transformer la pièce en un studio où elle recevrait ses élèves car depuis qu’elle était ici elle donnait des cours d’art dramatique pour subvenir à ses besoins. Cela avait tout de suite marché, au delà de ses espérances grâce à la petite notoriété que lui avait acquise sa courte carrière.
Lucie et Madame Pons se dirigent à petits pas vers la Marquise de Sévigné qui brille là-bas au bout de la perspective du cours Victoria dont la large courbe s’étire le long de la baie. Le ciel a des fluorescences nacrées comme un flacon de Soir de Paris. Au crépuscule de l’existence on aime bien que la vie se pare ainsi d’un certain décorum comme si elle n’était plus assez forte pour se soutenir d’elle-même sans l’aide de ces oripeaux frelatés d’une imagination de bazar. En se déréalisant peu à peu elle devient théâtre, et Lucie s’y retrouve. Mais la chair de l’instant est faite d’autre chose, elle est immatérielle, elle est faite de ce dont sont faits les souvenirs : d’images qui se font et se défont, se décomposent et se recomposent au rythme de la marche. C’est pourquoi elles avancent silencieusement, toutes les deux, en écoutant le bruit des vagues, elles s’avancent inexorablement vers ce nid de lumière qui fixe leur but ultime. Lucie pense à ses lointains soirs quand ils partaient danser tous les quatre, Philippe, Richard, Mathilde et elle, les quatre inséparables ; ils allaient tantôt à Aïn Taya tantôt à Fort de l’Eau, à Sidi Ferruch ou à la Madrague, on avait le choix. Ils partaient tous les quatre dans la petite Dauphine de Richard. Elle revoit sa robe à volants de toutes les couleurs avec une large ceinture élastique qui la coupait en deux. Une autre année elle avait adopté les pantalons corsaires et le décolleté bateau. Et puis il y avait eu la mode des robes-sac… Ils partaient tous les samedi soir. Elle se souvient aussi de ce saxophoniste – était-ce à Bains-Romains ou à l’El Ketani ? - qui se tordait en arrière en jouant et gonflait ses joues jusqu’à en éclater - « C’est toi ma p’tite folie, toi ma p’tite folie, mon p’tit grain de fantaisie… » - et les roulades voluptueuses de l’accordéoniste, qui transpirait en se mordillant la moustache - « Un gamin d’Paris c’est tout un poème, un gamin de Paris… » - Ça sentait l’huile de friture et la brillantine Roja. On se trémoussait en rejetant les cheveux en arrière. Mathilde lui disait qu’elle était belle comme la Sainte Vierge. « - Tellement belle, Lucie ! on se croirait au paradis !… »

Cet épisode correspond à la première livraison d'un roman qui sera publié en feuilleton.