... Sa menotte potelée s’ouvre sur un scarabée doré légèrement asphyxié, semble-t-il, par une pression amicale mais par trop enthousiaste. Giulia s’accroupit pour admirer la prise, caresser la chevelure soyeuse aux boucles cuivrées, serrer l’enfant contre sa poitrine afin de lui dissimuler l’émotion qu’elle peine à maîtriser.

Cessera-t-elle, un jour, d’épier sur les traits de Livio une expression, même fugitive, lui rappelant Gabrio ou Dino au même âge ? Parviendra-t-elle à faire le deuil de ses deux enfants ensevelis avec leur père et leur grand-mère paternelle sous les décombres de la maison lors du terrible tremblement de terre qui secoua ce coin de la Basilicate sept ans plus tôt ?

L’amour infiniment patient de Lorenzo, devenu son époux depuis maintenant trois ans, aura-t-il raison des souvenirs tragiques qui la hantent et de la culpabilité qui empoisonne ses jours et ses nuits ? Réussira-t-elle, un jour, à s’absoudre de ce qu’elle croit être une faute et dont leur mort serait le juste châtiment ? Finira-t-elle par admettre que les problèmes sociaux puis le licenciement d’Enrico furent essentiellement responsables de leur éloignement et de la décision qu’elle avait prise de vivre séparément de son mari et des deux garçons durant deux ans ?

Elle se souvient avec une cruelle précision des dernières fêtes de Pâques qu’elle était venue passer en famille au village, de leurs difficultés à communiquer, à cohabiter ; de sa souffrance à se sentir sans cesse la cible de flèches perfides, voire de quolibets, de la part de son père, de Rosaria ; du silence approbateur d’un Enrico le plus souvent hostile à son égard et, plus encore, du sourire navré de sa mère devant son impuissance à l’aider.

Ses tenues vestimentaires, ses faits et gestes, son attitude avec ses trois enfants, tous ses propos étaient passés au crible de leurs constantes critiques, de leurs railleries. Il lui semble, aujourd’hui encore, sentir sur ses joues le rouge de l’humiliation, lorsqu’ils la surprenaient, un livre à la main, et qu’elle essuyait alors leurs sarcasmes, leur ironie blessante : « Ah ! Ne dérangeons pas notre intellectuelle ! La lecture, ça n’a jamais nourri personne ! Il faut bien qu’il y en ait qui triment pour que d’autres se la coulent douce ! »

Elle se rappelle aussi, avec une certaine amertume, l’indifférence polie avec laquelle ses anciennes amies du groupe des jupettes l’avaient accueillie, leur solidarité de villageoises gouailleuses et envieuses face à celle qu’elles surnommaient à présent : « la milanaise ou la belle milanaise »

Le sentiment de délivrance qu’elle éprouva lorsque, à la fin de ses congés, elle remonta en compagnie d’Elena, dans le car en direction de Rome, puis dans le train pour Milan, est encore vivant dans sa mémoire et contribue à nourrir son remords actuel.

Etait-elle donc une mère indigne pour être capable de quitter sans trop de regret, ni réel chagrin, ses deux fils ; pour ne pas pressentir que leur au revoir était, en fait, un adieu ? A-t-elle manqué à ses devoirs d’épouse en repartant assumer sa charge aux côtés d’Alissa alors qu’elle n’ignorait pas l’hostilité d’Enrico envers cette décision ? En effet les arguments financiers, qu’elle opposait à ses vives réticences, le blessait dans son orgueil de chef de famille, de plus, il supputait la toute proche sortie de prison de Lorenzo et dominait mal ses sentiments de jalousie toujours aussi vivaces.

Le soir-même de son arrivée, Enrico lui avait appris qu’il leur fallait renoncer au rêve, un moment caressé, de s’expatrier en France : la crise économique y sévissait, tout comme en Italie, et la main d’œuvre étrangère y était devenue indésirable. Par ailleurs, la magnanerie de son lointain cousin, installé en Dauphiné, périclitait et ne pouvait les accueillir et leur fournir du travail ainsi qu’il l’avait un moment espéré.

 Se refusant à retourner en ville pour y grossir, prétendait-il, les rangs du prolétariat, Enrico avait décidé, avec l’accord de sa mère, de réhabiliter et de développer les cépages de l’Aglianico abandonnés depuis la mort de son père deux ans auparavant. Parallèlement à cette activité, il renouerait avec son premier métier, celui de maçon, le travail ne manquait pas dans la région.

 Tandis qu’il l’entraînait sur ce qu’il nommait déjà fièrement « son domaine », il ne cessait de marteler résolument : « Dorénavant, je serai mon propre maître, artisan-paysan. Jamais plus je ne serai à la merci d’un patron, tu m’entends ! » Sans même lui laisser le temps de répondre, il lui vantait aussitôt les mérites de la maison natale qu’il avait entrepris de restaurer. Tout en la promenant à travers le petit jardin aux envoûtantes senteurs qui la ceinturait, en lui faisant admirer la maçonnerie de pierres sèches des murs en cours de réfection, il cherchait à épier ses réactions sur son visage. Soucieuse de ne pas entrer en conflit avec son mari dès son arrivée, elle avait alors essayé de lui masquer sa déception, de lui cacher sa réticence à devoir cohabiter avec sa belle mère, par contre elle ne put lui laisser croire plus longtemps qu’elle allait revenir vivre avec lui dès le mois de juillet ainsi qu’il semblait en être persuadé.

 Lorsqu’elle lui fit part de sa décision de rester chez les Galcani dix huit mois de plus afin de ne pas quitter Alissa avant son départ pour la France où elle devait entreprendre ses études supérieures, Enrico laissa éclater son amertume. Amertume qui se transforma en violente colère lorsqu’elle avoua s’être engagée à passer toutes les grandes vacances avec la famille Calgany dans leur résidence d’été du lac de Côme.

A ce jour, elle ne peut toujours pas oublier les paroles injustes et profondément blessantes dont il l’accabla avant de conclure :

« Dans ce cas, je viendrai chercher Elena, à Milan, à la fin des classes. Sa place est ici, avec moi, avec ses frères, ses grands-parents. C’est ici, et nulle part ailleurs, qu’elle apprendra les vraies valeurs, pas dans la pourriture des villes de villégiature, au sein de familles bourgeoises gangrénées par l’argent. Je n’accepterai pas que ma fille soit aussi pervertie que sa mère. »

Une mauvaise, mais cependant miraculeuse, rougeole retarda le départ d’Elena de quelques jours et lui permit ainsi d’échapper à une mort quasi certaine.

« Nonno ! Nonno ! » Livio trépigne de joie sur place avant de s’élancer de sa démarche encore mal assurée vers Consuelo qui vient d’apparaître en haut de la côte. Celle-ci s’accroupit, ouvre grand ses bras afin d’accueillir le bambin dans son giron puis de provoquer ses éclats de rire par une série de petits baisers sonores dans les plis de son cou.

Ce spectacle réconforte Giulia qui presse le pas pour rejoindre sa mère. Aujourd’hui encore, toute à sa rêverie, elle a laissé passer l’heure sacrosainte du déjeuner de quelques minutes et Fernando doit donner de sérieux signes d’impatience. Elle sait par avance être accueillie, au mieux par un froid silence ou des soupirs rageurs, mais plus certainement, par des paroles blessantes auxquelles elle se promet de ne pas répondre. Elle a tout à fait conscience que son père lui fait injustement, irrationnellement, porter le poids de la responsabilité de la mort de ses deux petits-fils et de son gendre. La douleur l’a transformé. D’exigeant il est devenu méchant. De plus, il ne peut lui pardonner d’avoir refait sa vie avec Lorenzo, « cet avocat de Potenza qui ne sait brasser que les mots » ainsi qu’il se plait à le dire à chacun.

En dépit de toutes ces tensions, de l’atmosphère pesante, parfois lugubre, qui règne chez ses parents, Giulia se fait un devoir de venir régulièrement y passer quelques jours pour le bonheur de voir le visage de Consuelo s’illuminer de joie devant Livio que Fernando, lui, affecte d’ignorer. Elle est néanmoins persuadée qu’inconsciemment la présence de l’enfant lui apporte un certain réconfort et une raison de vivre quelques années encore afin de le voir grandir.

Elle veut espérer voir, un jour, Livio monter fièrement le corso, main dans la main avec son grand-père, pour aller s’asseoir à la terrasse de « chez Bernardo » et Elena, enfin sereine, se promener en compagnie d’une autre génération de « jupettes ».