Ce fut ce qui se produisit en cette matinée d’automne.

 

Tout d’abord le temps ensoleillé annoncé par la météorologie nationale, n’était pas au rendez-vous, ou alors n’était-il là qu’en pointillés. Le ciel voyant se succéder une alternance de coins de ciel bleu, et d’éboulis de giboulées, les trottoirs étaient maculés de larges flaques, et il fallait courir entre les gouttes.

 

Ce n’est pas que cela soit aussi désagréable qu’il puisse y paraître, non, cela donnait à tout un chacun des airs de collégien courant avec le sac posé sur la tête. Les vêtements alourdis d’humidité, le cheveu un peu triste, les lunettes embrumées, vous imaginez sans peine le tableau. La poisse quoi !!!

 

S’il n’y avait eu que cela, passe encore, cela n’aurait pas été bien terrible. Mais il y eut le train !!!

 

On l’attend, on l’espère, chacun de regarder la pendule, C’est un moment de tension. C’est que diable il n’est pas question d’arriver en retard : qui à son travail, qui à son cours, qui à tout ce qu’il voudra…

 

Après cinq minutes de retard, le ton commence à monter.

 

- Un monsieur proteste poliment.

- Une dame parle de son travail, qu’elle a eu bien du mal à se procurer, et qu’elle  

 risque de perdre si…

- Une autre personne explique posément qu’elle a un entretien vital pour son

 avenir

 

Quand d’autres se contentent de lire le journal, elle n’est pas belle la vie ?

 

Après un quart d’heure, le ton change, l’atmosphère est beaucoup plus chaude, et beaucoup plus de monde se sent concerné. Les voix sont plus hautes, se hissent dans les aigües. Les propos sont plus acerbes et nombre de ces naufragés du rail commencent à décrire en termes très explicites les sévices qu’ils envisagent de faire subir aux agents de la SNCF… et plus particulièrement au personnel de la gare, eux au moins on les avait sous la main, si vous me pardonnez l’expression.

 

A ce stade, on ne parle encore, que de leur en coller une bonne à ces couillons, ces planqués bien au chaud.

 

Il faut préciser pour la véracité des faits, que la prise de risque n’est pas bien grande, les deux agents présents au guichet à cette heure matinale appartenant à la gent féminine, pour être clair deux femmes.

 

Dés le début de la polémique, comprenant les risques encourus, elles ont prudemment battu en retraite, tirant derrière elles, la porte du bureau qu’elles ont verrouillée de l’intérieur. Fin du premier acte !

 

Depuis le hall on peut voir l’une d’entre elles se débattre fougueusement avec son poste téléphonique, elle cherche désespérément un contact susceptible de l’informer sur le devenir du train disparu, voire sur son avenir immédiat si l’émeute venait à prendre de l’ampleur.

 

Il lui faut absolument obtenir cette information, la seule qui soit à même de ramener le calme au sein de la horde en train de se déchaîner.

 

Cela gronde dans le hall d’attente, ondule furieusement sur le quai, s’entasse devant le guichet pour les insulter. Un homme apoplectique éructe contre la vitre, en décrivant par le menu les sévices qu’il envisage de leur faire subir, voire le plaisir qu’il prendra à les voir pendues haut et court… à la marquise protégeant le quai des intempéries.

 

Une fois les événements terminés, la foule dispersée, le service ayant repris son cours, peut-être auront elles bien ri de cette aventure, mais à ce moment de l’action je ne suis pas certain qu’elles n’aient pas cru leur dernière heure venue. C’est que la puissance, voire la nuisance d’une foule, cela est énorme, car diable qui oserait s’y opposer.

 

Pour le moment, on en est au stade des coups de pieds et de poings dans la porte, sous les cris d’encouragement des spectateurs. Tout le comptoir vibre sous les coups, et les dépliants publicitaires s’éparpillent sur le sol, tant dans le hall que dans le bureau.

 

Derrière la vitre les regards se font de plus en plus affolés. Celle qui téléphone agite les lèvres avec une rapidité phénoménale, à croire qu’elle commente l’arrivée d’une étape du tour en direct. Mais au sourire qui gagne peu à peu ses traits, à la détente du visage de sa collègue, le silence se fait peu à peu, il doit être en train de se passer un événement capital.

 

La nouvelle salvatrice, qu’elles viennent d’obtenir et qui laisse tout le monde en suspens, jaillit enfin des hauts parleurs (pour l’instant les deux agents SNCF restent prudemment enfermés dans leur casemate)

 

Allo, Allo information des passagers en attente :

Une rupture de caténaire sur la ligne, au kilomètre 25 a entraîné un arrêt momentané du service, celui-ci reprendra dans les minutes qui viennent, un train venant de Paris va venir vous chercher…La SNCF vous prie de bien vouloir l’excuser pour ce désagrément !!!

 

Hé bien voila, ni plus simple, ni plus compliqué, il suffisait de le dire, elle est quand même belle la vie.

 

Comme par enchantement les esprits s’apaisent, les plus hargneux, ceux qui se tenaient au plus près de la vitre, se mettent à sourire aux deux femmes toujours enfermées, bien à l’abri. Ils vont jusqu’à leur faire des bonjours de la main, et les applaudissent.

 

C’est étonnant comme une foule peut être versatile, en deux secondes la situation s’est totalement inversée, tant mieux, mais tout de même c’est un phénomène très inquiétant.  

 

Oubliées la colère et la rage, les discussions ont repris leur brouhaha habituel. Sur le quai s’entassent désormais les voyageurs de trois trains, et cela fait du monde, il y en a partout. Un passager sur deux au moins ayant pris l’averse, cela commence à sentir le chien mouillé, et un halo de buée et de fumée s’élève tout doucement au dessus des têtes.

 

Pour un début de journée c’est une réussite, pour une fois que je jouais au citoyen responsable en ne prenant pas ma voiture … En fait soyons raisonnable, que représente une heure de perdue dans le cours d’une vie ?

 

Rien me dites-vous, et où allez vous cherchez cela. La vie est une aventure étonnante et complexe, et, un jour, une heure, voire une seconde peuvent changer la suite des événements et bouleverser des vies. Il en est ainsi de l’accident qui se produit ou ne se produit pas, en raison d’un infime décalage dans le temps.

 

Cela semble fou ce quart de seconde qui fait que l’on sera vivant ou mort !

Cette rencontre qui change la suite des jours tout simplement parce que l’on a croisé quelqu’un au moment, à l’instant, où il, où elle a tourné la tête et que nos regards se sont croisés.

Parce que l’on a raté son train et rencontré celui ou celle qui nous propose le job de notre vie.

L’avion raté qui s’abîme en mer et bien d’autres évènements encore…

 

Le voyage prête à la méditation, mais cette fois nous sommes arrivés, il est temps ce fut un trajet fort inconfortable, la cohue dans les wagons étant indescriptible. La promiscuité et l’inconfort a rallumé chez certains la hargne de l’attente à la gare. Ils se dirigent l’air conquérant et le verbe haut en direction des guichets dans l’espoir de se faire rembourser.

 

Enfin ! Ouf l’air libre et des senteurs moins prenantes, l’air libre ou pluie et soleil ont décidé de cohabiter cessant leurs querelles, en conséquence de quoi tout est gris, il ne pleut plus et c’est le principal.

 

Après cette expérience calamiteuse des transports en commun, le métro ne me semble pas le partenaire idéal pour poursuivre mes pérégrinations et satisfaire mon moi profond.

 

C’est décidé, je pars à grandes enjambées priant le ciel qu’il veuille bien ne plus pleuvoir.

 

L’itinéraire qui s’offre à moi est attrayant puisqu’il traverse le jardin des plantes, longe la mosquée de Paris, pour finir par la traversée de petites rues commerçantes jusqu’aux abords du Panthéon.

 

J’effectue ce parcours au pas de charge en raison de mes précédents malheurs, rien n’y fait. C’est avec une bonne heure et demie de retard que je me présente devant le complexe dans lequel doit se dérouler la journée d’étude à laquelle je viens participer.

 

Les abords sont très calmes, cela n’est pas pour me surprendre, vu l’heure tardive à laquelle je me présente. Pas d’affiche ni de tableau d’information à la porte d’entrée, pas d’hôtesse dans le hall…et ce qui est le summum les portes sont closes, fermées par une chaîne.

Imaginez ma stupéfaction, me suis-je trompé d’adresse ? Et bien non, tout simplement de semaine.

 

La journée se déroulera bien, et en ces lieux, mais ce sera la semaine prochaine. Mon agenda que j’aurais mieux fait de regarder ce matin est sans appel sur ce point, exit et stupéfaction.

Une éclaircie s’étant produite, je suis là assis sur le bord d’une murette, mon sac posé à coté de moi. C’est un de ces instants au cours desquels on s’interroge sur le sens de l’existence, sur l’état de sa santé mentale, voire être accablé par le délabrement de ses neurones.

 

La rue habituellement très calme l’est encore bien plus en raison de l’heure avancée.

 

Seules quelques personnes promènent leurs chiens, ou se hâtent d’aller faire leurs courses en profitant de l’accalmie proposée par les éléments.

 

J’ai du mal à me remettre de ma bévue, et de la déconvenue qui en a suivi. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans mon crâne, pour que je me mélange ainsi les esprits dans la gestion de mon agenda ? Point de réponse, c’est ainsi.

 

Après avoir assisté à bon nombre d’atterrissages de feuilles de platanes dans les flaques qui décorent la rue, je décide de me reprendre.

 

J’ai la chance d’être à Paris, alors autant en profiter…           

 

La ville est belle en ce milieu de matinée, il n’y a pas trop de voitures, cela se ressent, l’air a encore une certaine fraîcheur.

 

Il y a pourtant partout, cette odeur particulière que diffuse la fin de l’été et le début de l’automne. Une odeur un peu lourde et poivrée, mélange d’arômes de pierres chauffées par le soleil et de vapeur apportée par les premières pluies.

 

S’y mêlent les fragrances des feuillages divers que les chaleurs ont distillées, et qui commencent à joncher les pelouses, les trottoirs et les caniveaux, sur lesquelles les feuilles filent comme des nefs, avant que la bouche d’égout ne les avale comme une bouche vorace.

 

Les premières pluies ont lavé l’air, lui redonnant un parfum citronné. Bien sur, au milieu du jour, quand la température sera remontée, toute cette architecture aromatique subtile, sera balayée par les odeurs lourdes et musquées qu’une ville génère.

 

Ne dit-on pas partir le nez au vent, alors me dis-je en route, qui vivra verra !

 

 

  

*****

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que c’est beau d’errer dans une telle ville !!!

 

 

 

 C’est fou ce que l’on peut faire comme kilomètres, quand on avance dans la ville sans savoir vers quoi et vers où l’on se dirige.

 

C’est une avancée avec des tours et des détours, des retours en arrière, des haltes devant des vitrines, des pauses sur des bancs publics voire à la terrasse de cafés.

 

La ville est étonnante, il y a tant de personnes qui déambulent, qui flânent, qui courent, qui travaillent, que c’est époustouflant, étonnant, emballant. Cela excite la curiosité, occupe l’esprit et fait oublier le temps qu’il fait ou qui passe !

 

Imaginez un peu plusieurs films qui se dérouleraient simultanément sur un même écran.

 

L’un passe en accéléré, c’est celui de ceux qui travaillent et animent la rue. Il semble que pour eux, rien n’avance jamais assez vite, voire qu’ils ne font jamais assez de bruit, ils courent et s’agitent. On les distingue quelquefois à leurs tenues, leurs véhicules ou leurs machines. Ce ne sont plus les petits métiers d’antan, on n’imaginerait pourtant pas qu’ils puissent être aussi nombreux. Du laveur de vitrine au facteur, en passant par les ravaleurs de façades et les livreurs, pendant qu’au coin de la rue une équipe défonce allègrement la chaussée au son très rythmé de son compresseur. Une vie trépidante en quelque sorte.

 

Parallèlement, il y a le film qui se déroule à la vitesse normale : il raconte l’histoire de ceux qui comme moi se promènent et font du tourisme, le nez en l’air, l’appareil photo ou la caméra au poing. Qui flânent sur les quais, ou se font bronzer sur les pelouses. C’est un monde interlope qui comprend des voyageurs venus de tous les continents, et de toutes les provinces.

 

Ils sont surpris, ils rient, tout les étonne, les amuse, les intrigue. En fermant les yeux, il est possible de se vagabonder de la Scandinavie à l’Espagne, en passant par le Japon et la Nouvelle Zélande. Soyons honnête, on y entend aussi l’accent des gens du Nord ou du Béarn, d’Alsace ou du Morvan.

 

Seule ombre au tableau, les cars qui transportent ces foules, gâchent un peu les paysages, et altèrent rapidement le monde des senteurs. C’est tout de même tout ce qui fait le charme du Paris touristique !

 

 

En arrière plan de toute cette agitation, un troisième film se déroule, mais celui ci tourne au ralenti. Il n’y est plus question de personnes au travail, ou de touristes en goguette. Non ce qu’on y découvre ce sont tout simplement la vie et les déplacements d’une partie des habitants de la cité : mères de familles poussant un landau, ou tenant un enfant par la main, plus rarement un père dans la même situation. Ils s’avancent, petite bulle de tendresse coupée du monde, l’un avançant dans la chaleur de l’autre, l’adulte prêt à protéger de ses bras et de son corps le petit être qui l’accompagne.

 

Ils se parlent, rient, absents aux turbulences, rien ne semble pouvoir les atteindre.

 

Dans cette troisième dimension, il y a aussi les personnes âgées. Cette partie de la société, qui ne se reconnaît plus très bien dans ce monde au sein duquel elle vit, à ces villes dans lesquelles elles habitent, trop de tout, de bruits, de vitesse, de monde, d’odeurs.

 

Elles avancent, un peu déconnectées, choisissant les zones les plus calmes pour se déplacer. Elles ont l’air ou pour le moins donnent l’impression de ne pas s’intéresser au monde qui les entoure.

 

Ce n’est pourtant pas vrai, ce monde elles l’ont au fond des yeux au fond du coeur. Elles se le revivent. Elles le revoient. Elles se le racontent, à elles-mêmes ou à plusieurs : l’air y était plus doux, les hivers plus rigoureux, les sons plus mélodieux et les couleurs moins agressives.

 

Les êtres humains plus prévenants, plus tendres…et leurs yeux reflétaient les couleurs changeantes du ciel.

 

Il est pertinent de penser que le temps arrondit les angles, et estompe bruits et fureurs du temps. Que les couleurs et les odeurs sont affaire de mémoire et de sensation. Chacun s’est construit une image d’un bonheur imaginaire, qui lui permet d’affronter le temps et l’usure des ans.

 

Dans ce monde qui vit au ralenti, au moins pour l’apparence, on ne peut oublier tous les laissés pour compte, toutes ces personnes seules ou en groupe, voire accompagnées de chiens. Elles sont là sans l’être, comme si une vitre les séparait de nous. Occupant un banc, un coin de porte cochère, éteintes ou agitées.

 

Sollicitant une pièce, un ticket de métro ou des tickets restaurant, mais aussi rien du tout ce qui n’est pas rare. Se contentant d’observer ce monde dont ils sont absents. Contemplant le spectacle animé et coloré qui se déroule là de l’autre coté de la glace. Ils ont l’air de dire, vous pouvez bien en profiter, mais prenez garde, voyez ce qui vous attend derrière la porte…

 

Les trois bobines défilent leurs images simultanément, c’est un grand cinéma permanent pour ceux qui veulent prendre le temps de le voir.

 

Sortant de ma rêverie, je décide de reprendre mon périple, l’heure avance et je me dois de profiter à fond de cette journée libérée par le hasard, c’est vraiment très grand comme ville.

 

Je pars sans apriorisme, je n’ai pas de but défini, je décide d’être neuf d’avoir un nouveau regard. Je prends le parti de découvrir les rues et les monuments de la capitale comme si je ne les avais jamais vus. Faire « comme si » moi aussi j’arrivais de l’autre bout de la planète, et qu’après une nuit d’avion, ou de car, je découvrais un nouvel univers.

 

C’est tout à fait étonnant, car en effet, on ne voit plus la ville de la même manière. On prend le temps de voir, de marcher et de regarder, de lever la tête, de revenir en arrière pour apprécier un point de vue, un détail d’architecture.

 

Il y a de très beaux Atlantes et de très belles Cariatides pour soutenir les balcons des immeubles haussmanniens. De petites rues sombres aux charmes étranges vous invitent à l’escapade, et dans lesquelles on se croirait perdu dans une petite ville de province.

 

Des rues commerçantes aux étals et devantures bigarrés, fleurant bon de multiples saveurs, dans lesquelles on n’hésite pas à interpeller le chaland qui semble trop hésitant. Les sons, les odeurs, les cris, et les couleurs sont si riches que le regard rebondit d’un éventaire à l’autre ne sachant où donner de l’œil et de la narine.

 

Le temps d’acheter un pochon de mandarines, et je repars en aventure, cherchant par jeu, un petit peu à me perdre…

 

Ainsi j’ai fini par atteindre le Louvre, je ne lui accorde qu’un regard de plaisir tant il resplendit, mais il n’est pas mon but, et j’entreprends de traverser le jardin des Tuileries.

 

Les arbres qui garnissent sa périphérie, interceptent le grondement de la circulation. Pendant un moment je me fais l’effet d’être arrivé dans une oasis de paix. Le vent qui semble chuchoter avec les arbres pour ne pas déranger les promeneurs, des pigeons s’envolent en douceur, eux aussi ont compris qu’ici tout devait être feutré ou ne pas être.

 

Les promeneurs et les joggeurs sont aussi dans la confidence, ils se déplacent en silence, voire avec un baladeur sur les oreilles, et, s’ils sont plusieurs où en couple, ils se parlent comme on le fait à la tête du lit d’un malade. Il en ressort une atmosphère surannée que renforcent les lieux.

 

Cette parenthèse de calme ne dure que le temps d’un rêve, et il faut bien à nouveau se confronter avec le monde.

 

La traversée de la place de la Concorde est une aventure épique, et la remontée des Champs-Elysées douloureuse.

 

Nous sommes maintenant au début de l’après midi, et je commence à avoir les jambes lourdes. Je ne sais pas combien j’ai parcouru de kilomètres depuis mon arrivée de ce matin dans la capitale, mais cela commence à compter et à peser dans les pieds.

 

C’est en arrivant vers la moitié de la partie haute des Champs-Elysées, juste après l’avenue Georges V que cela s’est produit.

 

Quoi ? Sur l’instant, et même un bon moment après, je dois avouer que je n’en savais rien.

 

J’ai beau me concentrer, je ne suis pas capable de déterminer ce qui est arrivé !

 

Il s’est tout simplement produit quelque chose qui m’a interpellé, qui a frappé mon imagination, qui m’a stupéfié vu l’état dans lequel je me trouve à présent.

 

La seule réalité sur laquelle je puisse m’appuyer, c’est que j’en ai l’intime conviction. C’est peu et beaucoup à la fois, cela me procure un certain malaise, la tête me tourne comme lorsque l’on est à jeun, ou que l’on a un peu, un peu seulement, abusé de boissons alcoolisées.

 

J’étais au bord du trottoir, attendant que le feu passe au rouge et que je puisse traverser l’avenue, quand ce choc m’a prit de court. Depuis je reste là, sans savoir que faire et que dire, regardant les feux dérouler leurs trois couleurs : vert, orange, rouge, et les piétons me bousculent car ici il n’y a pas place pour l’attente. Mes interrogations ne sont pas de nature à perturber foule et voitures, la vie continue.

 

Il y a des instants dans la vie, pendant lesquels on ne comprend pas que le monde puisse continuer de tourner, alors que soi-même on se retrouve dans la tourmente. Il en est ainsi au moment de la mort d’un proche, son monde intime bascule, mais l’univers à bien d’autres chats à fouetter, ce qui est juste…mais on ne peut l’admettre tant la douleur est vive, tant la déchirure est brutale.

 

Ici, c’est un peu semblable, et différent à la fois, j’ai le souffle court, le cœur qui bat la chamade, le pas mal assuré… un certain sentiment de malaise.

Vous allez penser que c’est peu et beaucoup à la fois, rassurez-vous je me fais le même type de réflexion. Un incident, si incident il y a eu, ne va pas venir gâcher cette journée au demeurant fort agréable.

 

Passant de la réflexion aux actes, je commence par vérifier les basiques du touriste en voyage : je m’assure donc, de n’avoir pas perdu ou de ne pas m’être fait dérober papiers, argent carte de crédit. Tout est bien là, dans la sacoche attachée à ma ceinture, c’est parfait. Il n’y avait pas grands risques, mieux valait cependant s’en assurer.

 

Cette hypothèse écartée, cela libère l’esprit mais ne règle pas la question. C’est donc dans un autre domaine qu’il faut faire porter ses recherches.

 

Peut-être était-ce le lieu qui avait provoqué chez moi quelques réminiscences ?

Je reviens sur mes pas, observant les immeubles, les boutiques, la circulation, en un mot décortiquant tout ce qui se prête à mes regards.

 

Rien absolument rien, ne me semble susceptible d’activer dans mes neurones ou dans ma mémoire, un élément à même de me troubler, voire d’y provoquer le malaise ressenti.

 

A ce stade de cette aventure, il faut avouer, qu’il ne m’est absolument pas possible de déterminer si la sensation que j’ai ressentie, doit être classée dans les expériences positives ou négatives. Il y a un trouble provoqué par l’incompréhension, le fait de ne pas savoir ou de ne pas comprendre… Peut-être de ne pas vouloir savoir, l’être humain est une machine complexe difficile à décoder.

 

Ma tête, mon crâne devrais-je dire, s’évase comme le cratère du Vésuve, un gigantesque puits d’interrogation !

 

Un banc, s’y asseoir, faire silence, je me suis mis à écouter la respiration de la ville. Comme dans un morceau de musique contemporaine, les bruits se fondent ou se mêlent sans donner l’impression qu’il y a une architecture élaborée pour les réunir. On peut passer de sons à la mélodie douce et chatoyante, pour aussitôt ou simultanément entendre l’air se déchirer sous la stridence de l’échappement d’une moto, le hurlement d’une sirène de police ou d’ambulance.

Tout à coup, l’ensemble de cette harmonie plonge dans les graves, à l’arrivée d’un bus ou d’un véhicule de livraison. Eh hop pseudo silence, pendant lequel le chœur des voix humaines reprend le dessus, haché par le halètement d’un marteau piqueur, interrompu par un crissement de frein à la tonalité acidulée.

 

Tassé sur mon banc pour pouvoir garder les yeux fermés, j’essaye de ressentir si l’une de ces vibrations, si l’une des composantes de cette symphonie n’est pas venue ou n’a été en état d’émouvoir mon âme, d’y avoir provoqué une vibration, une réminiscence, l’éveil d’un souvenir !

 

Je ne sais plus dans lequel des trois films tournant simultanément je dois m’inscrire. A laquelle des trois distributions j’appartiens. Cette sensation ressentie au plus profond de moi a pour conséquence de me déconnecter du monde.

 

Je ne peux rester ainsi, immobile, subissant le sort, et à la merci de mon environnement. Je décide donc de reprendre ma remontée vers l’Arc de triomphe, elle a perdu ses aspects de balade romantique, j’ai maintenant tous les sens en alerte.

 

Il me faut de l’air, de l’espace, des perspectives, et quoi de mieux que de monter au sommet de l’Arc pour réaliser ce programme. C’est un lieu étonnant auquel on ne pense que très rarement, un lieu extraordinaire, car une fois sur la terrasse, on est dans un autre univers.

 

On a tout d’abord une vue magnifique sur la place de l’étoile, que l’on découvre là, à ses pieds, matérialisée par des pavés de couleurs différentes, avec ses avenues qui partent aux quatre coins de la ville, ses arbres au garde à vous et, ses voitures qui tournent autour de sa base comme sur un manège.

 

Une fois effectué ce premier tour d’horizon, il reste la possibilité de lever la tête, et là toute la ville s’offre à vous.

 

Ici l’air semble plus léger, le regard se libère des brumes de pollution, et peut se perdre là-bas au loin vers le Louvre et la Bastille, ou à l’inverse vers l’Arche de la Défense. C’est magnifique à voir, et il est impressionnant d’imaginer, tout ce qui s’agite et se trame dans cette mégapole.

 

En dépit de ces éléments alléchants, je n’arrive pas à me sentir libre, assis au sommet du toit de l’arc, quelque chose me tarabuste, me turlupine, j’en arrive à ces mots tant la situation ma paraît confuse.

 

Je ne suis pas d’un tempérament à me laisser agiter l’esprit par le premier incident de passage venu… Alors que s’est-il passé tout à l’heure, qui me laisse ainsi déconcerté et pensif plus de deux heures après ?

 

Le plaisir n’est pas au rendez-vous en ce haut lieu de la capitale, et la ville que jusque là je n’entendais pas, se rappelle à mon souvenir par le bruit de roulement d’une multitude de pneus sur l’asphalte.

 

Il est dix sept heures, le ciel gris est en train de virer à des teintes plus sombres. Il n’y a pas eu de coucher de soleil, tout juste là-bas derrière la Défense une petite lueur couleur de vieil or rose qui a réchauffé la nuée, elle vient à peine de s’éteindre. C’est fou, comme la ville peut en quelques instants faire sa mue.

 

Les ampoules au mercure des lampadaires ont trembloté, une petite lumière fade qui de minute en minute s’affirme, changeant les formes et les perspectives, créant des ombres, mais débusquant les recoins. C’est la nuit qui s’installe, et l’homme qui lui résiste.

 

Je ne peux me résoudre à reprendre mon parcours, à m’éloigner de ces lieux sans avoir compris. Il me semble indispensable dans une certaine mesure, que je retrouve l’instant précis et le lieu exact où s’est produit le flash.

 

Maintenant c’est net, clair, et précis, cela a été comme un flash, comme une lumière. Une image est venue s’imprimer sur ma rétine mais que représentait-elle ?

 

Où je le sais à peu près, il faut donc que j’y retourne, que je me remette en condition.

 

C’est déjà avoir franchi un grand pas, que de comprendre que c’est d’une image dont il est question. Cela reste pourtant très compliqué, car au cours de ma traversée de Paris, ce sont des millions d’images qui sont venues imprimer ma rétine, et envoyées pour stockage à ma mémoire. Dans tout cela à quel domaine me référer, qui ? Quoi ? Comment ? Vous pouvez tout imaginer, et ce ne sera peut-être pas assez.

 

Mon cerveau continue son tri, et il s’affirme de plus en plus qu’au milieu de tous ces possibles une piste s’affirme : celle d’un humain, c’est d’un être vivant dont il est question !!!

 

*****

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile d’imaginer que l’image d’un visage, d’une silhouette, voir une ombre entrevue subrepticement au milieu de milliers d’autres, ait pu m’impressionner et me déstabiliser de la sorte.

 

Il n’est pas question de rechercher quelqu’un dans cette foule, cet exercice serait épuisant, et inutile, car après seulement quelques minutes l’œil se mettrait à pleurer et les paupières à battre, épuisées par trop de sollicitations.

 

Je marche sur l’avenue sans réellement voir les personnes que je croise. Il y a encore énormément de monde, et je suis ballotté comme un baigneur à l’heure des grandes marées.

 

Depuis un moment je fais les cents pas, montant et descendant le courant humain, pour tenter de repérer avec précision le lieu dans lequel je ressentirai un maximum de sensations.

 

Un observateur attentif, se demanderait ce que peut bien faire cet énergumène, qui inlassablement trace en marchant des cercles au diamètre de plus en plus réduits, pour finir par tourner sur lui-même comme un derviche tourneur.

 

Sur un trottoir qui doucement s’enfonce dans la pénombre malgré les éclairages publics, et après moult tentatives et échecs, une certitude s’imprime en moi, j’ai trouvé, je suis bien à l’endroit exact ou s’est produit le phénomène, ce pincement au cœur, ce flash…

 

J’observe avec attention tout autour de moi pour bien mémoriser ce lieu qui au fil de la journée a pris une telle importance dans mon esprit et dans mon histoire.

 

Je ne sais toujours pas ce que je recherche, si ce n’est qu’une image a frappé ma rétine, puis mon imagination en ce lieu !!!

 

Je reste un long moment sans bouger, un peu étourdi, comme un peu ivre. Je respire tout doucement pour retrouver mon calme et par là même mes moyens, et très doucement la lumière se fait en moi enfin une très légère lueur. Il n’est pas encore temps de construire des plans sur la comète, j’en suis juste à poser des hypothèses.

 

Ce matin en remontant les Champs-Elysées je suis resté un long moment à regarder dans la vitrine du pub Renault, admirant berlines et bolides, les hommes restent fascinés par la vitesse, surtout depuis qu’elle doit disparaître des routes du quotidien.

 

Et c’est là pendant cette contemplation que le reflet m’a saisi : C’était le reflet d’un passant, d’une personne qui remontait l’avenue en circulant derrière moi.

 

Cela a été fugitif, rapide, et pourtant cela m’a marqué d’une manière très précise. A cet instant, je ressens un très grand soulagement, le poids qui m’a oppressé toute la journée s’est évanoui et je respire plus librement.

 

Je suis content d’être parvenu à ce qui n’est pas encore un dénouement, tout simplement à une confirmation d’hypothèses. Je n’ai pas eu une lubie, mes déductions se sont avérées justes, mais fragiles, il me reste encore à comprendre le phénomène.

 

Imaginez un peu les éléments dont je dispose, enfin l’élément dont je dispose, car pour l’instant je n’ai encore que le reflet d’un être humain dans la vitrine…c’est tout de même un peu juste comme base de travail, pour ne pas dire aléatoire.

 

Si c’est d’un touriste dont il est question, cela est fait je n’ai pratiquement aucune chance de retomber sur lui ou sur elle. A ce stade de ma recherche l’hypothèse il ou elle existe !

 

La situation n’est pas plus solide s’il s’agit ici d’une personne de passage comme moi passant le nez en l’air. Il n’y a pas tellement d’autres possibilités : il ne reste qu’un habitant du quartier, ou une personne travaillant dans le secteur, de toute manière je n’ai pas le choix, je n’ai aucune prise sur ce qui m’arrive alors il me faut faire pour le mieux.

 

Il n’y a pas eu réflexion, tractation, état d’âme, le lendemain dés midi je suis devant le Pub Renault, à quatorze heures trente, il faut se rendre à l’évidence qu’il ne se passera plus rien.

 

 Cette situation s’est renouvelée quatre jours de suite, un temps suffisamment, long pour que je commence à me dire que ma démarche était peut-être un peu saugrenue, que je courais après des chimères, et qu’il était temps de revenir à la réalité du quotidien.

 

J’en étais encore à marmonner, en dégustant un sandwich aux saveurs aléatoires, m’apprêtant à aller reprendre le métro pour regagner ma banlieue…

 

Il m’a fallu un petit moment, pour réaliser que mon vœu venait d’être exaucé.

 

Cela a produit, le même choc, le même flash que la dernière fois ce qui me laisse tétanisé.

 Il faut un petit délai pour retrouver là, perdu dans la foule compacte qui défile comme à l’habitude, la silhouette qui s’éloigne après avoir activé ma pupille, puis mon cerveau.

 

Je ne suis pas assez prompt à réagir, et j’ai bien des difficultés à renouer le contact. Après bien des bousculades, des pertes de contact visuel, des émotions, à l’instant où je vais enfin le rattraper, il entre dans un immeuble et disparaît à ma vue dans la porte à tambour.

 

La façade de l’immeuble est ornée d’une multitude de plaques indiquant de façon parfois forte absconse la raison sociale d’une foultitude d’entreprises, cela vient compliquer de façon singulière l’identification d’un employeur potentiel. Ce qui n’a qu’une importance mineure, au regard d’avoir découvert, que j’ai affaire à un homme.

 

Ce n’est plus une simple hypothèse, c’est une quasi certitude pour le peu que j’ai eu le temps d’en apercevoir : une silhouette, une chevelure, une gabardine…

 

Cette fois je l’ai localisé, je ne risque plus de le perdre, le porte-documents qu’il tenait à la main semble indiquer que c’est là son lieu de travail. Une seule solution, attendre la sortie du personnel.

 

Deux soirs consécutifs, j’ai subi un cuisant échec, naïvement je ne m’étais pas assuré qu’il y avait une seule sortie. On n’a pas spontanément des réflexes de détective.

 

La troisième tentative se révéla plus productive, encore que je faillis le rater car il avait changé son imperméable pour un blouson de cuir.

 

En arrivant à la station de métro, j’ai quelques longueurs de retard sur lui, mais je parviens tout de même à monter dans la même rame.

 

Jusqu’à cet instant je ne suis parvenu à l’identifier qu’au travers de sa silhouette entrevue, mais à aucun moment je n’ai eu la possibilité de distinguer son visage.

 

Il quitte la rame à la station du Châtelet, ce qui ne fait pas un long déplacement par rapport à la station Georges V. Revenu en surface, il traverse le boulevard et s’engage sur le pont en direction de l’ile de la Cité longeant le palais de justice.

 

Une certaine forme de retenue m’empêche d’accélérer le contact. Je suis engagé dans une histoire dans laquelle je ne maîtrise rien, je ne sais rien, je ne comprends rien.

Comment m’expliquer à moi-même, ou à quelqu’un de mon entourage, que je puisse être fasciné par une ombre, par un reflet dans une vitrine. Que depuis plusieurs jours ma vie est tenue entre parenthèse par une fascination…

 

Surpris par le changement de feu au coin du quai de Seine, je suis convaincu de l’avoir perdu, il s’en faut de pas grand-chose tant il est rapide. Accélérant le pas je retrouve le contact visuel Place Saint Michel, nous remontons le Boulevard à distance raisonnable.

 

Ne connaissant pas sa destination, je ne peux anticiper sur ses changements de directions, et, il me surprend à nouveau en traversant le boulevard Saint Germain à la volée, pour poursuivre sa route en longeant les jardins du musée de Cluny.

 

Je sens qu’il ne peut être loin, je sais que désormais la solution est proche qu’enfin je vais savoir, et ce ne sera pas trop tôt, cette fois j’en ai le souffle court.

 

En effet cent mètres plus loin il est là, à l’entrée d’un immeuble composant son digicode, dans quelques secondes il aura à nouveau disparu à ma vue.

 

Je ne prends pas le temps de réfléchir, et abandonnant toute discrétion, je me mets à courir.

 

Au bruit de ma course sur le trottoir, l’inconnu s’est retourné, et a marqué un temps d’arrêt la main sur la poignée de la porte. Cette légère hésitation a suffi, pendant quelques secondes son visage a été tourné vers moi, et j’ai ainsi tout le loisir de pouvoir distinguer ses traits.

 

Comment se fait-il, que lui-même n’ait pas réagit l’autre jour sur les Champs-Elysées ?

 

Je ne m’arrête pas je passe devant lui, et poursuis ma route comme dans un rêve, mon cerveau en totale ébullition.

 

Tous les neurones sont appelés à la rescousse, conscient et inconscient ne peuvent se dérober, c’est une question de survie, mon cerveau et mon cœur vont imploser !!!

 

Je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais il est vrai que j’ai beaucoup de mal à vous expliquer de quoi il retourne, que je suis trop bouleversé pour trouver mes mots, que ce que je viens de voir dépasse l’entendement, que mon âme bat la chamade.

Le déclic de la porte qui se referme arrête ma course, la première réaction serait de me précipiter sur l’entrée de l’immeuble pour y lire les noms des locataires inscrits sous les sonnettes… cela semble logique, mais logique ou pas j’en suis présentement incapable, mes pieds sont rivés sur le trottoir, mes jambes tétanisées refusant tout service.

 

Ce qui avait frappé ma pupille, ce qui a provoqué le flash dans ma tête, ce qui m’a entraîné ici ce soir, où je viens enfin de l’identifier…

L’homme, sur qui vient de se refermer la porte avec un déclictrès distinct, c’est MOI !