Nicolas avait rendez vous pour déjeuner avec l’un de ses amis enseignant-chercheur à l’université de Marne la vallée, ils avaient déjà travaillé ensemble sur de nombreux dossiers. Paul avait orienté les recherches de son équipe sur la question du vieillissement des bâtiments, il menait des expériences sur l’utilisation de matériaux tel le Titane dans les constructions modernes et sur leurs réactions aux agressions de l’environnement et du temps, en l’occurrence ici : Variation de température, impact des UV et effets du sable pulsé par le vent.

 

Ils étaient tous les deux des fans du travail de Frank Gehry, sa réalisation du musée Guggenheim de Bilbao est l’une des merveilles du monde moderne, il y a donné ses lettres de noblesse au Titane. Dans le dossier Doha 1, c’était le matériau qu’ils avaient imaginé d’utiliser pour la réalisation des toitures. Pour Doha 2, les « Lodge », ils pensaient suivre la même piste.

 

Quelle idée d’être venu en voiture ! Il l’avait prise pour gagner la gare, et voyant la circulation fluide, s’était dit qu’il pouvait poursuivre. Désormais il était englué sur les quais à deux pas de Notre Dame, cherchant désespérément à atteindre le parking le plus proche pour pouvoir poursuivre à pied. Il s’amusait de voir les piétons qui déambulaient le long des quais dépasser tranquillement les voitures. Pour la vitesse, le rapport devait être de un à cent. Il n’avait pas encore la rage car il avait pris ses précautions et avait du temps devant lui, si la situation s’éternisait cela allait très vite devenir très compliqué.

La silhouette d’une femme attira son regard, et d’ailleurs peut-être plus sa coiffure que sa silhouette.

- Je la connais, se dit-il, mais où ai-je bien pu la rencontrer, il faudrait qu’elle tourne la tête pour avoir plus de précision. Il suffisait de demander. A cet instant la femme tourna la tête, et là, surprise, c’était Simone.

Il aurait voulu descendre de la voiture et courir vers elle pour aller lui dire bonjour, mais impossible de s’arrêter, il en fut fort déçu.

Il eut alors la surprise de sa vie, Simone n’était pas seule, elle était accompagnée, par une femme plus jeune qui marchait à ses côtés, et dont il ne voyait pas le visage.            Un agent qui essayait tant bien que mal de débloquer le carrefour se mit à siffler éperdument pour tenter de se faire entendre. Etonnées les deux femmes tournèrent la tête en même temps et il reconnut sa mère.

Sous le coup de l’émotion, ce fut d’un rien qu’il évita de percuter la voiture qui le précédait, le temps de reprendre le contrôle de la situation et de lui même, elles avaient disparu sans qu’il ait eu le temps de voir dans quelle direction elles se dirigeaient.

 

Le brave agent ayant fait preuve de clairvoyance et d’autorité, la voie était désormais libre, il gagna le parking du Palais de Justice en moins de cinq minutes. Il serait donc dans les temps pour son rendez-vous place du Chatelet.

Il n’arrivait toujours pas à comprendre ce qu’il venait de voir, et restait assez troublé.

Pendant tout le repas son ami le trouva absent du débat au point qu’à un moment donné il finit par le questionner, ayant besoin de savoir ce qui lui arrivait et le déconcentrait à ce point. Le récit qu’il lui fit de son aventure l’amusa beaucoup, mais il eut ce pouvoir de l’enseignant de leur permettre de se reconnecter très vite à leur sujet de réflexion. C’est que Nicolas était tenu par des délais très stricts.

 

*****

 

Depuis son retour il y avait un sujet qui le tourmentait, ils s’étaient revus avec Marianne, et ils n’avaient pas su se parler. Ils n’étaient pas restés silencieux, ils avaient échangé, elle lui avait narré les péripéties de ses démêlées avec son patron et détaillé ses avancées professionnelles. Ils avaient beaucoup ri, elle avait une manière si vivante de raconter, elle se levait, mimait la scène et prenait le ton adéquat, à mourir de rire.

Il avait l’impression d’avoir été présent à tous ces échanges, tant ils étaient criants de réalisme dans son récit.

 

-         Ce n’est pas dans la traduction que tu devrais te perfectionner, mais dans le théâtre ou le mime, tu es vraiment très douée et je suis certain que tu ferais une très belle carrière…

 

Ils avaient déjà eu des discussions à ce propos, monsieur était de cette catégorie de maris potentiels qui ne désiraient pas voir leur femme travailler. Et ça même en rêve il n’en était pas question.

 

-         C’est gentil de me dire ça, mais tu connais ma position, je suis une femme indépendante et pour rien au monde je n’accepterai de renoncer à cet état !

-         Même si je t’épousais ?

-         Ne fais pas ton Lapin crétin, là tu me provoques, je ne vois pas ce que le mariage, si mariage il y avait, viendrait faire là dedans. En couple ou pas, chacun doit pouvoir poursuivre ses aspirations et moi mon travail me plait. Tu verras que j’ai encore beaucoup d’idées et de projets à venir.

 

Nicolas était bien conscient qu’il entrait là dans une zone sensible qui appelait à la plus grande prudence. Ils déjà avaient abordé ce débat lors de l’une de leurs soirées entre copains et le retour avait été glacial.

Peut être était-ce le fait d’avoir vu sa mère marner, car on ne peut que difficilement parler de travail au vu des conditions d’emploi qui avaient été les siennes tout au long de sa vie, et qui le faisait adopter une telle position, encore eût-il fallu qu’il s’en explique.

 

Il ne battit pas en retraite, mais se mit à lui raconter son séjour à Doha, les beautés architecturales de la ville, les démêlés avec le jury, les espoirs et au final, la déception.

Il insista sur sa découverte du désert et son escapade dans la nuit, il garda par devers lui son expérience sous les étoiles ne sachant pas comment elle prendrait ce récit. Il n’avait pas son talent et n’osait pas se lâcher. Il y mit cependant une telle passion qu’elle fut communicative.

 

-         Si j’ai bien compris, tu risques d’y retourner, j’espère que cette fois tu ne me laisseras pas là toute seule comme une abandonnée.

-         Il y a deux conditions, il faudra que nous soyons mariés et que tu portes un voile !

-         Sans blague, tu plaisantes, et pourquoi pas la burqa ?

-         Ca, si tu veux bien, on le réservera pour la maison.

-         Il n’y a pas à dire, tu es un homme qui sais parler aux femmes, je vais y réfléchir !

 

Ils finissaient de diner dans un petit restaurant de la rue des Canettes à côté de Saint Sulpice et chacun d’entre eux restait sur sa réserve. Ils avaient été très heureux de se retrouver, et elle avait été très touchée du châle en soie qu’il lui avait rapporté de là bas, une copie de tissages anciens qu’elle osait à peine serrer autour d’elle de peur de le froisser.

 

Ils tournaient doucement autour du sujet qui les préoccupait.

Etaient-ils l’un comme l’autre prêts à abandonner l’indépendance qui était leurs formes de vie actuelle ?

Il y avait de bonnes choses qu’aucun des deux ne renierait comme le fait de n’avoir de comptes à ne rendre à personne qu’à eux-mêmes, et de pouvoir garder leur foutu caractère.

 

Mais ils s’étaient rencontrés. Cet équilibre avait été rompu. Ils avaient été amants tout simplement. Ils n’avaient dû renoncer à rien. De temps en temps ils s’étaient rencontrés pour sortir, participer à des soirées bien arrosées, partir faire des escapades d’un week end, enfin rien qui n’engage.

 

- Puis il y avait eu cette fichue soirée se dit-elle. L’humiliation de le voir partir, la laissant là comme une fille ramassée dans la rue. Cette peur qui était montée, l’avait prise à la gorge comme s’il avait été tout pour elle, au point de ne plus rien y comprendre. Une lame de fond brutale et ravageuse qui avait tout balayé, rancœur, colère, humiliation. Une seule chose comptait, il fallait le retrouver et vite, c’était une affaire de survie…Car il était peut-être eu un accident !

 

- En effet, il y avait eu accident, mais il se disait qu’il fallait le remettre dans son contexte, cette soirée pourrie, cette charge qu’il avait reçue de la part des femmes, et cette souffrance. Qu’est-ce qu’elles avaient cru ces Bacchantes, qu’il allait se laisser saigner à blanc sans réagir ?

Soyons honnête, il n’avait pas réagi, il s’était enfui. Il espérait que personne n’avait reconnu cet état comme un épisode de lâcheté ou d’impuissance. Il était seulement nu et démuni, et les mots lui manquaient.

 

- Après ma rencontre avec Georges, je connais quelques éléments de son histoire, ce pauvre chéri ne va tout de même pas me jouer la grande scène de la victime. Cela ne lui donnait en aucun cas le droit de me laisser dans l’angoisse et le silence. Si ce n’avait été que quelques heures à attendre, passée la souffrance de l’instant j’aurais compris. Mais il a fait durer ce supplice plusieurs jours, me rendant à moitié folle…

 

- Je suis bien conscient avec le recul que mon attitude a été inqualifiable et que toutes les explications que je me donne ne font pas le poids, et tenter de m’en servir maintenant ne serait qu’une lâcheté de plus.

 

- Je suis dure avec lui, maintenant que je connais les tenants et les aboutissants de son histoire, il suffirait de quelques mots pour que le dialogue reprenne. Il est là il me regarde avec des yeux de merlan frit, s’il pense à ce que je crois, il se fait de douces illusions. Je dois admettre qu’il ne sait rien de moi, que jusqu'à aujourd’hui je m’en suis tenue à des généralités et pour l’instant je n’ai pas du tout l’envie de me dévoiler.

 

- Si je lui parle du Petit Prince, elle va me rire au nez. Je ne sais pas pourquoi quand je me suis trouvé en face de Simone les mots se sont mis à s’épancher tout seuls. A certains moments j’étais gêné de ce que je lui racontais, mais rien n’y a fait. Assise en face de moi elle a levé le maléfice, c’est pourquoi je ne pouvais pas appeler Marianne, j’en étais incapable, toute mon énergie était absorbée dans ce monologue.

 

Pendant quelques minutes ils sont restés silencieux. Chacun cherchant ce qu’il pouvait bien faire pour continuer à se taire et utiliser comme argument pour ne pas faire le pas décisif, ou prononcer la phrase irréversible…

 

Une femme Rom enveloppée dans ses châles vint leur offrir des roses, ce n’était que la troisième de la soirée, les deux premières fois il avait fait celui qui ne les voyait pas, et là repensant au petit Prince, il lui fit signe de s’approcher. La femme, sourire de commande sur les lèvres, leur fit son discours sur le bonheur pour les amoureux qui leur serait donné en sus de la rose qu’elle venait de leur vendre…

 

Marianne avait choisi une rose carmin qu’elle faisait tourner entre ses doigts.

 

Elle était touchée qu’il ait eu ce geste banal en soit, mais il l’avait fait. Il lui avait tendu et avait serré sa main dans la sienne, dans la tension qui s’était installée, cela lui permit de se détendre.

 

Elle pensait qu’ils allaient rentrer, que la soirée allait se terminer là, et non, il se mit à parler.

 

- Je ne sais pas ce que Georges t’a raconté, il faut simplement que tu comprennes que j’ai peur ! Enfin que j’avais peur. Cela va mieux aujourd’hui, mais c’est encore difficile.

Vivre avec quelqu’un, c’est s’engager et je ne sais pas si j’en suis réellement capable. Il faut que je mette de l’ordre dans mon histoire. On ne peut pas faire porter sa responsabilité à quelqu’un d’autre. Il faut affronter ce qui nous revient en propre, après ce sera peut-être plus facile.

 

- Ainsi c’était de cela dont il était question, ce grand costaud avait peur. Il a le mérite d’avoir parlé le premier alors ne pas s’emballer et le contrer trop sèchement.

En définitive, je ressens à peu près les mêmes symptômes que lui, se dit-elle, mais moi je ne les exprime pas encore.

Je pourrais peut-être lui présenter cela sous forme de sketch humoristique, puisqu’il aime, cela le ferait rire et moi cela me décoincerait.

 

-         Tu n’as pas oublié que je pars au Canada après demain ?

-         Non pas de soucis.

-         Tu as promis de ne pas venir, tu te souviens

-         Je bosse beaucoup en ce moment, mais il me reste tout de même quelques neurones disponibles pour penser à toi

 

- Il aurait dû avouer qu’en fait il lui consacrait la quasi-totalité de ses neurones, en conséquence de quoi il manquait d’imagination pour son travail, cette coupure serait salutaire.

Il s’en voulait de ne pas lui avoir parlé de son expérience dans les dunes peut-être les choses n’étaient-elle pas mures et qu’il fallait attendre.

Au pied de son immeuble la façon dont elle l’embrassa fut explicite il n’insista pas et rentra chez lui.

 

- J’aurais aimé qu’il passe la nuit avec moi se dit-elle, mais dans l’état de tension où je suis ça n’était pas possible. Quand il a commencé à parler, la peur a changé de camp, c’est moi qui ai été effrayée. Je ne sais pas comment on peut répondre à de telles paroles, et pourtant si nous devons vivre ensemble, il faudra bien que nous le fassions.

 

- Dix jours à attendre, un avant le départ, huit là-bas, plus le retour, je connais déjà le numéro du vol, j’avais promis pour le départ, pas pour le retour !

 

- J’ai bien vu qu’il cherchait le numéro du vol quand il a jeté un regard négligeant sur mes billets d’avions…Ce sera un test.

En définitive c’est tout de même bien de repasser par cette phase d’attente et de tâtonnement avant de décider si nous allons vivre en couple. Nous avions été un peu vite en besogne et ce temps pendant lequel on s’apprivoise est tout de même important.

 

*****

 

Il avait retrouvé sa place au bout de la table, et Simone ses airs de mère poule. Il avait l’impression de revenir d’un très long voyage, et puis ils avaient tant de choses à se dire. Un petit moment de flottement comme lorsque les cadeaux ont été distribués qu’ils sont sur la table et que personne n’ose commencer à les ouvrir.

 

Quand il avait téléphoné pour dire qu’il venait, Simone lui avait demandé ce qu’il voulait manger ?

-         Un lapin aux pruneaux !

-         Soit avait-elle répondu…

 

Il était fameux et fondant et toute la soirée avait suivi ce fil.

 

-   Il y a trois jours j’ai dû aller à Paris pour une réunion de travail et vous ne savez pas comme un gros malin, j’avais pris ma voiture. Bien entendu je suis tombé dans un embouteillage pas possible. Je ne pouvais tout de même pas abandonner ma voiture sur le quai à coté de Notre Dame à six heures du soir. Les piétons se déplaçaient plus vite que les automobiles…

 

Simone soutint son regard, un petit sourire au coin des lèvres, et ajouta : « C’est vrai que c’est un quartier où la circulation est infernale », il l’a remercia d’un signe de tête et d’un sourire.

Un peu plus tard, les hommes emportèrent la bouteille de poire sous l’arbre des palabres et Georges lui expliqua que ses travaux reprendraient la semaine prochaine, Léon viendrait l’aider pour les fondations et la terrasse.

 

-         Ca me fait extrêmement plaisir de te voir aussi entreprenant, je viendrai régulièrement suivre ton chantier.

-         Oui mais il faudra que tu passes la nuit ici nous aurons plus de temps pour parler, et tu seras seul, ou ?

-         Je savais bien que tu allais me parler de Marianne…On avance, on avance doucement.

-         A ta place je me presserais un peu, sinon elle va se trouver un indien dans le grand nord canadien et toi…Au fait ton téléphone fonctionne très bien sur l’étranger. En réalité je préfère celui-ci, le Black machin était trop compliqué pour moi. Ici aussi cela avance doucement, on peut dire que c’est tout de même le printemps qui s’annonce.

 

Il y eut un temps de silence pendant lequel ils dégustèrent leur prune avec délectation. De son côté Simone écrivit un petit mot qu’elle glissa dans la poche de sa parka, elle était encore toute éberluée de ce qu’il leur avait raconté…

 

*****

 

L’avion d’Air Canada avait été annoncé avec trois quarts d’heure de retard, il n’aimait pas ces annonces, cela l’inquiétait toujours un peu.

Il n’avait pas dormi de la nuit, devant finaliser les documents qu’il devait présenter à Dick dans les quarante huit heures.

Une place de libre dans un fauteuil un peu raide c’était tout de même mieux que rien, pour une petite séquence de récupération.

 

Il ne savait pas depuis combien de temps il dormait, quand dans le brouhaha des voyageurs qui déambulaient, il distingua un pas, pas n’importe lequel, le sien, et bien avant qu’il n’ouvre les yeux et quelle lui ait parlé, il sut que c’était-elle.

 

Qu’il était apprivoisé et qu’il ne pourrait plus se passer d’elle !

 

 

Epilogues

 

·        Nicolas et Marianne ont choisi de prendre du temps, avant de décider s’ils opteraient pour le Pacs ou le mariage, encore que pour eux, l’important ce soit la fête.

·        Marianne s’est mise à son compte en utilisant le statut d’auto entrepreneur, elle a une salariée. Ce n’est pas tous les jours faciles à gérer, mais son affaire prospère.

·        Nicolas en est à son troisième voyage à Doha où les projets ont commencé à se concrétiser

·        Georges et Simone ont accéléré les travaux pour terminer la maison, car Moerani et Florent vont venir leur rendre visite pour qu’ils puissent faire connaissance avec la jeune femme. Moerani est enceinte de deux mois.La future grand-mère est ravie, le futur grand père est timide mais n’en pense pas moins.

·        Nicolas est sa mère ont repris les contacts téléphoniques, leur relation est plus apaisée.

·        Simone et Georges ont découvert Annecy à l’invitation de Félicité et Frank

·        Nicolas a reçu une lettre de Frank à laquelle il n’a pas compris grand-chose…   Il lui a répondu qu’une recherche ADN, éclairerait leur avenir !

 

La pousse de printemps a presque rebouché le trou dans la haie, la BMW a été vendue, ce soir c’est la pleine lune, ils ont décidé de ne pas prendre de risque et d’opter pour une soirée couette !

 

 

 

                                                                                   La Massinière juin 2011