19.

La sirène des pompiers, qu’est-ce qui se passe ? De plus en plus fort, elle se rapproche, elle va m’exploser la tête, j’ai mal partout, ma tête est en charpie, c’est tout mou là-dedans, si je pouvais bouger ma main pour sentir, impossible, des gens chuchotent autour de moi ; maintenant leurs voix s’amplifient, saturent, qu’est-ce qu’ils ont à hurler, ils veulent ma mort ou quoi ? J’essaie d’ouvrir un œil, la paupière reste collée. Des corps s’approchent, je les sens, ils sont au-dessus de moi, ils vont m’attraper, je résiste, je suis majeure maintenant, ils peuvent pas m’emmener sans mon consentement, ils m’empoignent de chaque côté, je ne peux plus rien faire, je me laisse couler intérieurement, je m’effondre, il fait chaud, il fait noir…

-          Vite, venez, elle fait encore une crise, elle est tombée, c’était ça le bruit…

-          Elle s’est évanouie ?

Reine était déjà près de sa fille, elle avait emboité le pas à Clotaire. Les autres avaient suivi aussitôt, s’encadrant dans la porte qui avait bien du mal à les contenir tous.

-          Pas évident, ça peut aussi être une crise d’épilepsie, j’en ai vu une fois, c’est impressionnant…

-          Non, poussez-vous les jeunes, Clotaire, ouvre la fenêtre, il lui faut de l’air, elle est bien évanouie, j’espère qu’elle ne s’est pas fait mal en tombant. Là, là, ma chérie, ça va aller…

Après deux claques de sa dextérité d’infirmière, Reine se laissa glisser à terre et passa son bras sous la tête de son enfant, sublime Piéta noire retrouvant ses gestes maternels si longtemps niés. Melissa, le corps toujours abandonné à la mollesse d’un relâchement musculaire qui contrastait avec les clignements de ses yeux, semblait en lutte pour se reconnecter avec le monde extérieur. Elle avait bien du mal à sortir de son évanouissement.

-          Non, je veux pas aller à l’hôpital, lâchez-moi, je veux pas voir de médecin…

-          Mais non, mais non, tout va bien, tu es à la maison…

-          J’irai pas dans votre camion, pourquoi vous mettez la sirène, c’est rien, je suis tombée, c’est tout, j’ai glissé, ne m’emportez pas, lâchez-moi, non, non…

Clotaire et Reine la regardaient, désemparés, les mots ne correspondaient pas à la situation. C’est ce que leur dit Bienvenu qui venait d’entrer dans la chambre, se frayant un passage entre les garçons et filles qui barraient la porte. Elle parlait les yeux fermés, ses paroles donnaient l’impression qu’elle se débattait alors que son corps était toujours inerte dans les bras de sa mère.

-          Qu’est-ce qu’il vous a raconté, ce médecin ? Qu’est-ce qu’il en sait de ma vie ? Pourquoi il a besoin de vous raconter ça ? Il est bien avancé maintenant qu’il a cafté. Qu’est-ce que vous croyez, que ça va changer quelque chose à ma décision ? Cet enfant, il est pas à vous, c’est l’enfant de Dieu, c’est à Dieu que je dois le donner, pas à vous, laissez-moi, fichez-moi la paix !

Tous écoutaient, médusés, ce zoom sur des évènements anciens que la plupart d’entre eux venaient juste de découvrir. Cette grossesse un temps évoquée, puis vaguement oubliée faute d’éléments tangibles, ressurgissait dans la bouche même d’Elodie, Julien pâlissait au fur et à mesure où les phrases s’échappaient, que devait-il en penser ? Quelle était sa place dans cette histoire, réelle, refusée ? Pourquoi ne lui avait-on jamais rien dit, ni les parents de Melissa, ni personne dans le groupe à part une vague rumeur ?

-          Bon, aidez-moi, nous allons la remettre dans son lit, elle semble revenir à elle, je vais lui préparer un tilleul bien chaud, on va la laisser dormir, je verrai dans un moment s’il faut appeler un médecin ou l’amener à l’hôpital, pour l’instant elle ne semble pas en danger.

Reine était en train de défaire le lit qui avait été refait après que Melissa y eut dormi pour la première fois après tant d’années. Surpris la veille par l’appel d’Elodie qui leur annonçait qu’elles arrivaient pour le weekend et que Melissa dormirait chez eux, ses parents avaient appelé Dorinda et Clotaire qui, avançant immédiatement leur projet de descendre un prochain weekend, avaient accouru pour les aider dans ces retrouvailles qu’ils craignaient autant qu’ils les espéraient, ça faisait si longtemps, c’est ce que Clotaire expliquait à Julien pendant qu’ils soulevaient Melissa pour la mettre dans son lit. Sa résistance de poids mort n’arrivait pas à donner l’illusion qu’elle pesait des tonnes, petit squelette d’oiseau décharné qui montrait soudain à Julien combien elle avait maigri, lui qui ne s’était jusque-là focalisé que sur son visage toujours aussi régulier, et peut-être encore embelli par la maturité acquise durant ses années de galère. Pourquoi lui avait-elle échappé ainsi ? Et pourquoi n’avait-il rien dit, rien fait ? C’est vrai qu’il avait été fortement découragé, voire humilié par son changement brutal d’attitude, mais était-ce une raison ?

-          Ecoute, mon vieux, arrête de te prendre la tête, tu n’es pour rien dans ce qui s’est passé ; tu ne pouvais pas savoir, et même si tu avais su, tu n’aurais pas été de taille…

Elodie venait de se glisser à côté de lui et l’entrainait par le bras vers la salle à manger où tous revenaient peu à peu s’assoir.

-          Tu sais, même moi, j’ai lâché à cette époque, je ne pouvais plus suivre. Plus de nouvelles. Jusqu’à ce qu’elle revienne l’an dernier…

Fin aout, elle se souvenait bien de la période, juste à la fin de l’été où elle avait travaillé sur une saison comme serveuse, elle avait tout à coup reçu un message de Melissa. Sur Facebook. Elle avait dû réussir à la retrouver avec son nom. Sinon, elle n’avait ni son adresse, ni son portable, ni son mél qui avaient tous changé. Ils étaient accrochés à ses paroles, les parents au centre de la table, les jeunes répartis de chaque côté, Elodie et Julien à un bout avec l’oncle et la tante, les autres de l’autre côté. « Vous imaginez la surprise ? » Elodie, qui avait peu parlé depuis le matin à l’église, semblait retrouver peu à peu sa verve, comme le jour du rendez-vous avec Julien qui la regardait d’un air surpris et entendu, puisqu’elle avait démarré il valait mieux la laisser dire sans l’interrompre.

Eh oui, mais malgré sa surprise, ou peut-être à cause d’elle, elle avait tout de suite donné rendez-vous à Melissa pour essayer de comprendre. Elle avait renoué quelques fils grâce à son récit, mais il lui manquait des pans entiers du puzzle !

-          Et si tu nous le refaisais, le récit de Melissa…

-          Doucement, doucement, laissez-moi replacer les morceaux. Depuis plus d’un mois que je triture tout ça, et, en plus ça s’est accéléré depuis quinze jours, depuis notre enquête avec Julien.

-          Enquête, t’en as de bonnes, tu pousses pas un peu ?

-          Bon, tu la laisses parler ou quoi ?
              Melissa avait mis du temps à lui raconter, Elodie avait été patiente, c’était une période troublée pour elle au point de vue boulot, ça lui permettait de rester près de Melissa. 
Malgré l’étroitesse de son studio, elle l’avait évidemment hébergée aussitôt, la question ne se posait même pas. Ou plutôt cachée, ce dont elle eut la certitude très vite en l’écoutant. Et par ce qui allait leur arriver un peu plus tard. Tout avait commencé l’année du bac, où sa copine s’était mise à tenir des propos bizarres, come illuminée, elle allait régulièrement à Paris chez sa tante. Elodie se souvenait bien de cette période, elle s’était posé des questions, et puis il y avait ce discours religieux qui revenait de plus en plus souvent, elle se disait touchée par la grâce, et cette transe qu’elle avait faite chez les parents de David pendant les vacances de noël. Ils s’en étaient tous un peu inquiétés, certes, mais ils étaient jeunes, et c’était l’année du bac, les profs et les parents leur mettaient la pression, alors ils avaient du mal à penser longuement et sérieusement à autre chose. Et puis, quelque temps après cette transe mémorable, elle avait apparemment retrouvé son état normal. Elle était toujours sur un nuage, elle disait avoir rencontré des gens super à Paris, qui l’avaient beaucoup aidée, elle devait préparer son bac sérieusement, attendre ses dix-huit ans, et un bel avenir s’ouvrait à elle. Elle avait même fini par sortir avec Antoine, depuis le temps qu’il se languissait. Elle allait encore régulièrement à Paris voir ses nouveaux amis, mais, grâce à eux, elle avait pris de grandes décisions, et tout allait bien. Elle se mit à préparer assidument son bac qu’elle eut avec mention. Tout semblait aller bien.

-          Mais si on avait su tout ça !  on voyait ce que tu dis, mais vaguement…

-          Oh, ne vous en faites pas, il y a un âge où les parents sont aveugles, vous, vous voyiez toujours votre petite fille ; et elle vous protégeait, elle ne vous disait pas tout… C’est après le bac que tout a changé, sans que personne ne voie rien. Elle est partie en vacances, elle vous a rassurés en disant que c’était avec ses amis parisiens, que sa tante les connaissait, que c’étaient des gens sérieux, vous n’aviez pas à vous en faire ; elle vous appelait régulièrement, et elle devait revenir en septembre pour vous voir et vous parler. Vous saviez qu’elle était inscrite à la Sorbonne, vous aviez décidé de lui laisser un peu de liberté, elle travaillait bien et venait d’avoir dix-huit ans…

Dans ce groupe qu’elle fréquentait, visiblement la majorité représentait un cap. Jusque-là, dans l’année, ils l’avaient appâtée avec des boniments initiatiques, lui avaient fait miroiter un bel avenir, mais l’étape absolue, la condition de base c’était la majorité. Elle aurait pu se méfier, évidemment après la majorité les parents n’ont plus les mêmes recours, mais elle était sous influence et acceptait les explications sans esprit critique. Elle a passé l’été je ne sais où ni comment, mais quand elle me le racontait c’était une période heureuse, de partage, à tous les niveaux, intellectuel, physique, elle qui avait été puritaine à nous énerver tous, s’était soudain libérée sexuellement, un vrai Woodstock sexuel sinon idéologique ! Et puis il y a eu cette chute dans les escaliers extérieurs de la gare, juste quand elle rentrait en septembre. Et c’est là où tout a basculé.

-          Je vous disais bien, l’accident…

-          Oui, mais pas dans le sens que tu crois…

Un léger grognement se fit entendre dans la chambre, vite couvert par une sirène d’ambulance. Ils tendirent tous l’oreille, Reine commença à se lever, Bienvenu lui fit signe de se rassoir, on n’entendait plus rien, leur fille dormait toujours.

-          L’hôpital a été déterminant, elle aurait tant voulu vous protéger de tout ça et continuer à entretenir des relations avec vous, vous téléphoner et vous voir de temps en temps, mais le médecin vous avait révélé qu’elle était enceinte, et c’est là que tout a basculé.

Elodie ne savait pas tout, seulement que Melissa ne devait pas parler de cet enfant, elle aurait été éloignée de sa famille pendant la grossesse, personne n’aurait rien su, elle revenait en septembre justement parce que c’était le début, rien ne se voyait. Mais là, elle ne savait plus quoi faire, le plan n’avait pas prévu ça. Elle a piqué une crise quand elle s’est réveillée à l’hôpital, a signé une décharge, elle était majeure, et s’est sauvée. Et là, elle a coupé les ponts, plus aucune nouvelle. Totalement disparue de la circulation.

-          Et pourtant on a tout fait pour la retrouver, la police, Dorinda était notre seul lien, mais elle avait compris son erreur et n’avait plus de contact, ils l’avaient larguée elle aussi. Et Reine a commencé à ne plus dormir, et moi à ne plus parler, nous venions de perdre d’un coup notre fille et notre petit-fils ou petite-fille ! Mais où était-elle, pendant tout ce temps ?

-          D’abord planquée en région parisienne, puis, plus tard, ils l’ont envoyée en Afrique. Mais là, je sais peu de choses, c’est une expérience visiblement marquante pour elle, qu’elle ne critique pas, même si elle est confuse là-dessus…

-          Et l’enfant, alors ?

-          Il n’y a jamais eu d’enfant, et c’est bien ce qui a rendu sa situation difficile, fausse couche tardive qui l’a laissée vulnérable, très fatiguée et avec le sentiment d’avoir failli à sa mission.

D’après ce qu’elle avait compris, ces groupes messianiques repéraient des filles jeunes, en âge d’avoir des enfants, à leur majorité les mettaient enceintes dans une atmosphère de liberté sexuelle qui ne permettait pas de déterminer la paternité, et ensuite récupéraient les enfants que les mères ne revoyaient plus quand ils étaient sortis des couches. Et là, évidemment, la révélation de sa grossesse, puis la fausse couche, remettaient sérieusement en cause sa position dans le groupe. Elodie ne savait que peu de choses sur cette période, seules quelques bribes par-ci par-là lui avaient permis d’en reconstituer vaguement une trame. Elle avait sombré dans la dépression, avait été prise en charge dans une communauté en Afrique, avait oublié tout le monde, n’avait plus donné signe de vie, même à sa famille.

-          On en était venus à se demander si elle n’était pas morte, guettant un avis de décès, à défaut on espérait toujours…

-          C’est à ce moment que des rumeurs se sont répandues à Poitiers, de grossesse, de secte, et puis on a laissé tomber nous aussi, ses copains qui pourtant avions scellé ce pacte de solidarité ; avec mauvaise conscience, quand on se retrouvait régulièrement, au début on en parlait, puis plus personne n’osait aborder la question de Melissa, comme si pour nous aussi elle était morte…Et toi, Elodie, tu n’avais plus de nouvelles, non plus ?

-          Une fois, un message bizarre sur le téléphone de la maison, comme un appel au secours, anonyme, et puis plus rien, pendant des années, jusqu’à ce qu’elle débarque chez moi l’an dernier. Et puis là, les choses se sont corsées, et j’ai commencé à avoir les jetons. Oui, c’est là où j’ai vraiment connu la peur !