La sirène des pompiers, qu’est-ce qui se passe ? De plus en plus fort, elle se rapproche, elle va m’exploser la tête, j’ai mal partout, ma tête est en charpie, c’est tout mou là-dedans, si je pouvais bouger ma main pour sentir, impossible, des gens chuchotent autour de moi ; maintenant leurs voix s’amplifient, saturent, qu’est-ce qu’ils ont à hurler, ils veulent ma mort ou quoi ? J’essaie d’ouvrir un œil, la paupière reste collée. Des corps s’approchent, je les sens, ils sont au-dessus de moi, ils vont m’attraper, je résiste, je suis majeure maintenant, ils peuvent pas m’emmener sans mon consentement, ils m’empoignent de chaque côté, je ne peux plus rien faire, je me laisse couler intérieurement, je m’effondre, il fait chaud, il fait noir…
- Vite, venez, elle fait encore une crise, elle est tombée, c’était ça le bruit…
- Elle s’est évanouie ?
Reine était déjà près de sa fille, elle avait emboité le pas à Clotaire. Les autres avaient suivi aussitôt, s’encadrant dans la porte qui avait bien du mal à les contenir tous.
- Pas évident, ça peut aussi être une crise d’épilepsie, j’en ai vu une fois, c’est impressionnant…
- Non, poussez-vous les jeunes, Clotaire, ouvre la fenêtre, il lui faut de l’air, elle est bien évanouie, j’espère qu’elle ne s’est pas fait mal en tombant. Là, là, ma chérie, ça va aller…
Après deux claques de sa dextérité d’infirmière, Reine se laissa glisser à terre et passa son bras sous la tête de son enfant, sublime Piéta noire retrouvant ses gestes maternels si longtemps niés. Melissa, le corps toujours abandonné à la mollesse d’un relâchement musculaire qui contrastait avec les clignements de ses yeux, semblait en lutte pour se reconnecter avec le monde extérieur. Elle avait bien du mal à sortir de son évanouissement.
- Non, je veux pas aller à l’hôpital, lâchez-moi, je veux pas voir de médecin…
- Mais non, mais non, tout va bien, tu es à la maison…
- J’irai pas dans votre camion, pourquoi vous mettez la sirène, c’est rien, je suis tombée, c’est tout, j’ai glissé, ne m’emportez pas, lâchez-moi, non, non…
Clotaire et Reine la regardaient, désemparés, les mots ne correspondaient pas à la situation. C’est ce que leur dit Bienvenu qui venait d’entrer dans la chambre, se frayant un passage entre les garçons et filles qui barraient la porte. Elle parlait les yeux fermés, ses paroles donnaient l’impression qu’elle se débattait alors que son corps était toujours inerte dans les bras de sa mère.
- Qu’est-ce qu’il vous a raconté, ce médecin ? Qu’est-ce qu’il en sait de ma vie ? Pourquoi il a besoin de vous raconter ça ? Il est bien avancé maintenant qu’il a cafté. Qu’est-ce que vous croyez, que ça va changer quelque chose à ma décision ? Cet enfant, il est pas à vous, c’est l’enfant de Dieu, c’est à Dieu que je dois le donner, pas à vous, laissez-moi, fichez-moi la paix !
Tous écoutaient, médusés, ce zoom sur des évènements anciens que la plupart d’entre eux venaient juste de découvrir. Cette grossesse un temps évoquée, puis vaguement oubliée faute d’éléments tangibles, ressurgissait dans la bouche même d’Elodie, Julien pâlissait au fur et à mesure où les phrases s’échappaient, que devait-il en penser ? Quelle était sa place dans cette histoire, réelle, refusée ? Pourquoi ne lui avait-on jamais rien dit, ni les parents de Melissa, ni personne dans le groupe à part une vague rumeur ?
- Bon, aidez-moi, nous allons la remettre dans son lit, elle semble revenir à elle, je vais lui préparer un tilleul bien chaud, on va la laisser dormir, je verrai dans un moment s’il faut appeler un médecin ou l’amener à l’hôpital, pour l’instant elle ne semble pas en danger.
Reine était en train de défaire le lit qui avait été refait après que Melissa y eut dormi pour la première fois après tant d’années. Surpris la veille par l’appel d’Elodie qui leur annonçait qu’elles arrivaient pour le weekend et que Melissa dormirait chez eux, ses parents avaient appelé Dorinda et Clotaire qui, avançant immédiatement leur projet de descendre un prochain weekend, avaient accouru pour les aider dans ces retrouvailles qu’ils craignaient autant qu’ils les espéraient, ça faisait si longtemps, c’est ce que Clotaire expliquait à Julien pendant qu’ils soulevaient Melissa pour la mettre dans son lit. Sa résistance de poids mort n’arrivait pas à donner l’illusion qu’elle pesait des tonnes, petit squelette d’oiseau décharné qui montrait soudain à Julien combien elle avait maigri, lui qui ne s’était jusque-là focalisé que sur son visage toujours aussi régulier, et peut-être encore embelli par la maturité acquise durant ses années de galère. Pourquoi lui avait-elle échappé ainsi ? Et pourquoi n’avait-il rien dit, rien fait ? C’est vrai qu’il avait été fortement découragé, voire humilié par son changement brutal d’attitude, mais était-ce une raison ?
- Ecoute, mon vieux, arrête de te prendre la tête, tu n’es pour rien dans ce qui s’est passé ; tu ne pouvais pas savoir, et même si tu avais su, tu n’aurais pas été de taille…
Elodie venait de se glisser à côté de lui et l’entrainait par le bras vers la salle à manger où tous revenaient peu à peu s’assoir.
- Tu sais, même moi, j’ai lâché à cette époque, je ne pouvais plus suivre. Plus de nouvelles. Jusqu’à ce qu’elle revienne l’an dernier…
Fin aout, elle se souvenait bien de la période, juste à la fin de l’été où elle avait travaillé sur une saison comme serveuse, elle avait tout à coup reçu un message de Melissa. Sur Facebook. Elle avait dû réussir à la retrouver avec son nom. Sinon, elle n’avait ni son adresse, ni son portable, ni son mél qui avaient tous changé. Ils étaient accrochés à ses paroles, les parents au centre de la table, les jeunes répartis de chaque côté, Elodie et Julien à un bout avec l’oncle et la tante, les autres de l’autre côté. « Vous imaginez la surprise ? » Elodie, qui avait peu parlé depuis le matin à l’église, semblait retrouver peu à peu sa verve, comme le jour du rendez-vous avec Julien qui la regardait d’un air surpris et entendu, puisqu’elle avait démarré il valait mieux la laisser dire sans l’interrompre.
Eh oui, mais malgré sa surprise, ou peut-être à cause d’elle, elle avait tout de suite donné rendez-vous à Melissa pour essayer de comprendre. Elle avait renoué quelques fils grâce à son récit, mais il lui manquait des pans entiers du puzzle !
- Et si tu nous le refaisais, le récit de Melissa…
- Doucement, doucement, laissez-moi replacer les morceaux. Depuis plus d’un mois que je triture tout ça, et, en plus ça s’est accéléré depuis quinze jours, depuis notre enquête avec Julien.
- Enquête, t’en as de bonnes, tu pousses pas un peu ?
- Bon, tu la laisses parler ou quoi ?
Melissa avait mis du temps à lui raconter, Elodie avait été patiente, c’était une période troublée pour elle au point de vue boulot, ça lui permettait de rester près de Melissa.