"Mais ce qui me fascine en l’occurrence c’est la subtilité de la langue, sa facilité à glisser d’un sens à un autre par le jeu des connotations et de la rhétorique. La langue est une arme mortelle qui se retourne contre celui qui en use. Le mot tue."

Certainement, le mot tue, si l'on en juge actuellement par les tours et détours autour de ces quelques formules lâchées si facilement et si difficiles à rattraper ensuite. D’ailleurs, est-ce le mot lui-même, détaché de tout contexte, qui tue ? Le "il n'y a pas mort d'homme" qui fait le sujet de ce billet subit des revirements significatifs selon la situation et les intentions qu’on lui attribue : vocabulaire juridique ou minimisation un brin sexiste ; d’ailleurs, pour reprendre le coup de griffe contre les féminisations, décalons légèrement cette phrase : "il n'y a pas mort de femme" aurait-il eu le même effet ? En l’occurrence, si agression il y a eu, c’est plutôt une femme qui a été visée, mais dire qu’elle n’en est pas morte aurait probablement conduit trop loin… S’il n’y a pas eu agression, la présomption d’innocence est bien mise à mal. Et qu’il y ait eu agression ou non, l’homme ne risque pas la mort, sinon médiatique. Comme d’ailleurs les auteurs de petites phrases. Jack Lang aura peut-être du mal à s’en relever (voir la page Débats du Monde d’aujourd’hui), Jean-François Kahn a préféré, lui, annoncer qu’il quittait le journalisme pour un "détroussage de domestique" qu’il renie mais qui n’en saborde pas moins tous les combats qui ont marqué sa vie de journaliste engagé.

Mais le mot tue bien plus rapidement encore dans ce billet, dès l’ouverture : "Les ligues féministes se sont indignées…". Je ne sais pas qui sont les ligues féministes, expression disqualifiante qui me semble (mais c’était certainement voulu, n’en doutons pas) renvoyer du côté de quelques hystériques mère-la-vertu les reproches faits à Jack Lang pour sa petite phrase, que le billet s’empresse de recontextualiser positivement (la petite phrase, pas Jack Lang qui n’en reste pas moins honni), pour montrer finalement dans le commentaire qu’il y avait erreur. Alors, si je suis le raisonnement, les "ligues féministes" en s’émouvant d’une phrase soi-disant mal comprise faisaient preuve d’une mauvaise foi tout à fait significative de leurs combats excessifs et puritains ; Pierre, en avouant dans le commentaire qu’il s’était trompé sur le contexte de la petite phrase, reconnait-il du même coup qu’il ait pu être insultant vis-à-vis de celles et ceux qui s’en étaient offusqués la première fois en les rangeant sans appel dans une catégorie aux connotations péjoratives ?

Cette attaque en règle contre un groupe fantasmé : "les ligues féministes", dont je ne vois pas bien ce qu’il recouvre de nos jours, n’est-elle pas à ranger du même côté que les "il n'y a pas mort d'homme" et "détroussage de domestique" ? En voulant leur faire porter le chapeau de l’attaque, Pierre ne se range-t-il pas du même côté que les propos sexistes qu’il prétend dénoncer ? A la rentrée scolaire, la "théorie du gender" (l’étude des inégalités sociales hommes-femmes et des stéréotypes) fait son entrée dans certains programmes de lycée, gageons qu’il n’y ait pas que Christine Boutin (Figaro) pour s’en offusquer  ; nous entendons déjà les critiques : nous respectons la femme dans ce qu’elle offre de beauté, d’idéal, d’intelligence même, mais aussi dans ses différences. D’accord pour les différences, nous les assumons, ce serait même plutôt ça le nouveau féminisme, mais tout dépend des différences dont on parle, et dans ce domaine, ce ne sont pas les mots qui tuent, mais les statistiques.

Alors, quand devons-nous considérer des propos comme sexistes, des gestes comme déplacés ? Que s’est-il passé au Sofitel ? Pour l’instant nous ne savons pas vraiment, et j’aurais aimé que la présomption d’innocence soit respectée. Mais DSK a affaire à la justice américaine, qu’il est censé connaitre. Alors, ou il a vraiment "agressé", dans un geste que lui minimise, et nous dirons que cette fois il s’est fait prendre, mettant en lumière les agissements d’un certain nombre d’hommes jamais dénoncés. Et c’est tant pis pour lui, les grands servent d’exemple. Ou il n’a pas "agressé", et il connaissait bien le système américain, et savait qu’il serait attaqué à la moindre faiblesse ; pourquoi alors ne s’est-il pas prévenu contre tout glissement possible ? Quand on a les moyens de payer comme il le fait actuellement, on peut mettre en place une protection qui exonère de tout soupçon. Mais cette affaire est surtout révélatrice de notre degré de tolérance, du point jusqu’où nous pouvons mettre le curseur du sexisme. Quels propos, quelles attitudes peuvent être blessants ? Nous pouvons aimer la galanterie, la badinerie réciproque, mais nous sentir offusqués quand une femme ministre préfère ne pas aller en jupe à l’assemblée nationale (Nouvel Observateur de ce jour). Nous pouvons aimer la liberté de relation hommes-femmes, y compris amoureuse, mais nous offusquer du harcèlement par les petits et grands chefs (ce sont rarement des femmes qui harcèlent des hommes, ce qui ne veut pas dire que cela ne peut pas se produire), et nous pouvons être choqués par des relations non consenties, longtemps minimisées et aujourd’hui plus facilement qualifiées de viol. Là encore, c’est une question de mot. Il a fallu poser des mots : viol, inceste, violences faites aux femmes… pour que des actes banals deviennent des délits ou des crimes.

Revenons au mot de la fin : l’humain, en effet, déborde de partout, les mots peuvent poser des faits ou des jugements, question de choix. Laissons le roi Lear errer sur sa lande, mais quelle serait sa folie aujourd’hui ? D’où le monde le rattraperait-il ? Arrivé enfin à la clairvoyance il n’aurait plus besoin de mots. Tout comme nos tourtereaux, que Pierre soit content, ils sont amoureux l’un de l’autre et le montrent, elle surtout, les chroniqueurs signalent suffisamment l’absence de mots devant des images de maternité non équivoques. La boucle est bouclée, puisque le mot tue, les images évitent  de nommer ce que les magazines annoncent comme un excellent argument de campagne… Emboitant le pas au roi Lear sur sa lande désolée et vide, Hamlet peut enfin se taire. S'imposer ou s'autoriser le silence pour "être" enfin ?