La livraison des matériaux ne devant parvenir sur le chantier qu’en début d’après midi, chacun avait entrepris de se trouver une occupation.


Georges avait commencé la matinée en allant voir tous ceux qui devaient prendre part à la seconde phase de restauration de la toiture, pour les prévenir de ce retard. Cela ne les dérangeait pas, car ils avaient engagé une partie de boules, ce qui chez eux n’était pas simplement un divertissement, mais tout un art, et c’est vrai qu’ils y jouaient très bien.


 


Quand il était passé informer Michelle du retard imprévu, elle lui avait dit que ce n’était pas grave, et qu’elle comptait bien les avoir tous à déjeuner, puisque c’était prévu comme cela, dans la tradition du lotissement celui pour qui l’on travaillait préparait le repas.


 


-         Pas de problème nous serons là !


-         J’y compte bien, c’est indispensable avait-elle répondu en riant.


 


En fait, ce qui préoccupait Georges, et le mettait dans un état de tension pas possible, c’était l’appel que Simone devait passer à Félicité, il n’avait pas voulu s’en charger lui-même et maintenant, cela l’angoissait, j’aurais peut-être dû poursuivre ce que j’avais commencé, Simone risque d’être très secouée par ce contact.


 


De son côté Simone attendait tranquillement le moment opportun pour contacter Félicité. Cette nuit quand elle avait attendu Nicolas dans la cuisine en lui préparant un café, elle avait eu tout le temps d’imaginer ce que serait cette rencontre, elle savait que Georges se rendait malade de lui avoir demandé ce service, il était comme cela il se faisait toujours du souci pour elle, alors qu’elle pensait être la plus solide des deux.


 


Elle aurait préféré que ce soit une vraie rencontre, assises toutes les deux à une table, avec un café et une part de cake…Mais ce serait ce que ce serait, une rencontre à distance de deux mères en souffrance. Pas d’inquiétude, ce serait beaucoup dire, il n’est jamais facile de s’approcher de quelqu’un de blessé qui ne sait plus comment aborder la vie.


 


Elle se répétait ne pas se confondre, elle c’est elle avec son histoire, moi je suis moi avec une histoire différente, nous avons des points communs, mais qui n’en a pas, la souffrance et les blessures sont quelque chose de si courant, et qui pourrait se prétendre épargné ?


 


Il faudrait que je l’appelle vers dix heures avait-elle calculé, cela lui laissera le temps de se lever, et de se préparer, elle aura pris son petit déjeuner et sera ainsi plus à même de discuter, voire elle aura eu le temps d’aller faire quelques emplettes.


Ce qu’elle ne pouvait pas savoir, c’est qu’à la suite de l’appel de Georges, Frank lui avait posé quantité de questions à propos de Nicolas, Félicité s’était rétractée sur elle-même, et avait décidé qu’elle ne répondrait pas quand le numéro du portable s’afficherait sur le cadran…


 


Ce qui l’affrontait à son fils était très personnel, et ne regardait personne d’autre qu’eux deux, encore eût-il fallu qu’ils sachent eux mêmes où ils en étaient, leurs rapports étant devenus si confus et si complexes. Chaque contact était comme une aspersion d’acide qui ravivait les plaies sans jamais leur permettre de les cicatriser.


 


*****


 


J’ai le temps se dit Simone, je vais descendre voir Michelle, parce que c’est bien gentil de s’occuper des affaires des autres, mais il faut tout de même de temps en temps prendre les siennes en main. J’ai trouvé cette pauvre Michelle si crispée et si mal à l’aise la dernière fois quand nous sommes allés déjeuner chez elle, que je m’en suis rendue malade, il n’est pas impossible que ce soit encore cette histoire d’accident qui la mette dans un état pareil lorsqu’elle est en face de moi, il est grand temps que cela cesse.


 


Elle prit tranquillement le petit chemin qui menait chez sa voisine, depuis le temps qu’elles se connaissaient, ce n’était plus tout à fait une voisine, ce n’était pas non plus une parente, quelque chose entre les deux qui allait bien au delà de l’amitié


 


Michelle tu es là, je viens me faire offrir un café ?


 


Michelle de sa chambre avait entendu l’appel de Simone, elle se retrouva figée comme si soudainement elle était devenue une statue de marbre…


 


-         J’arrive, parvint-elle à articuler, assieds toi ;


 


Deux minutes après elle faisait son apparition, elle avait pris le temps de se donner un coup de brosse sur les cheveux et de changer de gilet, elle n’allait tout de même pas paraître comme une pauvre vieille, elle était chez elle tout de même !


 


-         Quel bon vent t’amène, Georges a dû te dire que le chantier ne reprendrait que cette après midi ?


Pour midi tout est prêt, je vous attends tous pour l’heure du déjeuner, j’ai préparé un poulet vallée d’Auge avec des pommes et du cidre, une recette que ma mère réussissait à merveille…


-         Oui je suis au courant pour les matériaux, pour le repas il ne fallait pas te relancer dans toute cette cuisine, c’est gentil de ta part d’avoir proposé de nous accueillir, tu vas encore nous régaler.


-         En fait cela me fait bien plaisir de faire la cuisine pour toute une tablée, et puis c’est tout de même une occasion, c’est rajeunissant ne trouves-tu pas ?


 


Simone l’observait en pensant de par de vers elle, elle n’est pas naturelle, elle a peur, mais de quoi grand Dieu ?


 


-         Je te trouve l’air fatigué, tu n’es pas malade au moins, si cela ne va pas il faut que tu voies un médecin, à nos âges il ne faut pas jouer avec ces questions là, nous sommes comme de vieilles voitures si nous voulons durer encore un peu il faut nous entretenir, rappelle-toi la Camus, elle a été emportée en un mois !


 


Michelle se trouvait lâche de ne pas interrompre cette conversation, elle pensait que Simone abordait toutes ces questions pour gagner du temps et l’empêcher d’en venir à l’essentiel, aussi entreprit- elle de faire dévier le débat.


 


- Hier Nicolas est venu préparer sa commande il a pris un café et nous avons discuté du passé…


-  Ah oui et de quoi avez-vous parlé si ça n’est pas indiscret ?


 


Il y eut un petit temps de silence avant qu’une réponse ne se fasse entendre et Simone s’apprêtait à s’excuser de son indiscrétion quand Michelle vint s’asseoir en face d’elle après avoir posé sa cafetière.


 


-         Je t’en prie, ne me torture pas plus longtemps, je sais que c’était de ma faute et que j’aurais dû venir t’en demander pardon, mais ils étaient si gentils que je ne pouvais pas résister à leurs demandes, si j’avais su, si j’avais su, j’aurais préféré me faire couper la main.


 


Désormais, elle avait le visage inondé de larmes et Simone la regardait tétanisée, ainsi c’était donc bien cela, à aucun moment elle n’avait soupçonné un pareil chagrin et une telle culpabilité chez son amie.


 


Elle opta pour un contact physique, elle se leva, fit le tour de la table, son amie n’avait pas bougé, elle se plaça contre elle serrant sa tête contre son corps, elle sentait les tressaillements provoqués par les sanglots.


 


-         J’ai tellement honte de ce que je vous ai fait, vous ne méritiez pas cela, et j’ai trahi votre confiance…


 


Simone était prête à l’interrompre, mais elle se dit qu’il valait mieux la laisser aller jusqu’au bout de son histoire et ainsi la laisser purger son chagrin, elle serra un peu plus fort la tête contre elle et de l’autre main se mit à lui caresser le dos ;


Cela ne dura certainement pas très longtemps, mais pour elle deux, elles eurent l’impression qu’il s’était passé une éternité.


D’abord surprise par l’attitude de Simone, Michelle commença à s’apaiser, le débit de sa parole se ralentit pour finalement s’éteindre et ne resta plus que les soubresauts de ses épaules provoqués par sa peine.


 


Simone attendit quelques minutes que l’apaisement fût total, puis elle se mit à parler sans relâcher son étreinte, cette fois c’est elle qui avait besoin qu’on la réconforte.


 


-         Tu as raison sur un point, ce fut un coup terrible dont nous ne sommes toujours pas remis, et l’erreur que nous avons tous commise c’est de nous être repliés sur nous-mêmes et d’avoir fait comme si rien ne s’était passé.


Il ne se passe pas une journée sans que nous y pensions tu dois bien t’en douter. Avec Georges ce n’est pas facile d’en parler car lui aussi est persuadé qu’il porte une grave responsabilité…


 


Michelle lui avait pris la main et la serrait très fort, elle en sentait le tremblement que Simone s’efforçait de maitriser. Cette vie qu’ils menaient, un peu comme dans les communautés hippies les avaient rapprochés, et ici les enfants des uns étaient un peu les enfants des autres, ainsi joies et souffrances étaient partagées.


 


-         Comment as-tu pu imaginer que pourrions t’en vouloir parce que les garçons garaient leur moto chez toi, c’était un secret de polichinelle, cela faisait bien un peu râler Georges, c’est bien la peine que je cherche à leur donner une éducation responsable disait-il, pour que cette Michelle leur apprenne à mentir. Mais quand ils rentraient l’air de rien, nous avions un sourire complice. Tu cachais quand même bien ton jeu vieille canaille, et pour la première fois elles se mirent à rire.


 


Ce qu’elles savaient bien toutes les deux et qui les maintenait en rage, c’était la condamnation du chauffeur responsable : six mois de prison ferme et deux ans avec sursis et l’obligation de repasser le permis… ce qu’au vu du profil de l’individu il ne ferait pas, se contentant de conduire sans permis, quant à la contravention de mille euros elle était au dessus de ses moyens, et il y avait peu de chance pour qu’il ne s’en acquitte.


 


Elles ne s’étaient pas lâchées, restant serrées l’une contre l’autre, chacune s’imprégnant de la chaleur de son amie, et il est des jours où ces mots ont réellement un sens.


 


Simone réagit en entendant sonner le carillon,


 


-         Il faut que j’y aille j’ai un coup de fil à passer !


-         Tu ne vas tout de même pas t’en aller sans boire ton café maintenant qu’il est prêt


 


Simone la laissa servir le café sans ajouter un mot et ce n’est qu’après qu’elle se soit assisse qu’elle reprit la parole.


 


-         Je te remercie de m’avoir parlé, je regrette de tout mon cœur que tu aies attendu si longtemps en étant malheureuse, qu’est-ce que serait l’amitié, si elle ne nous aidait pas dans les moments difficiles. Maintenant il faut que je file, ce coup de téléphone est vraiment urgent…


*****


 


Nicolas avait débarrassé une table de jardin sur laquelle Simone posait ses cassettes de semis pour les isoler des limaces et des escargots, les deux ne faisant pas bon ménage.


Il l’avait emportée près de la chaise en plastique qui se trouvait sous l’arbre à la chaise longue et depuis il n’en bougeait plus, il semblait méditer, tout dans sa concentration.


Il avait posé devant lui un grand carnet à dessin qu’il avait rapporté de ses pérégrinations de la veille et sur lequel il griffonnait, après trois quarts d’heure passés à cet endroit il empoigna la table et la chaise, et le carnet coincé sous le bras entreprit d’aller s’installer un peu plus loin, de façon à avoir une vue de la maison sous un autre angle.


Joseph avait bien observé son manège, mais il n’avait pas osé venir s’enquérir de ce qu’il était en train de faire, en fait cela le démangeait de plus en plus fort.


Du bout du rang de salades qu’il avait commencé de sarcler il guettait du coin de l’œil cherchant l’occasion de venir aux nouvelles.


Lors du troisième déménagement de Nicolas, celui-ci dut lâcher la chaise pour rattraper son matériel qui menaçait de tomber, Georges se précipita à son secours en disant laissez, laissez, je vais vous l’apporter…


 


Nicolas ne put s’empêcher de sourire devant cette assistance vraiment très intéressée, aussi une fois installé dans sa nouvelle position de travail tendit-il son carnet à Georges pour qu’il puisse le regarder et se faire une idée de ce qu’il faisait.


 


Pendant plusieurs minutes, ce dernier tourna les pages sans faire le moindre commentaire, il contemplait les croquis qui représentaient sa maison, dans les premières pages la maison apparaissait dans son état actuel, puis dans les pages suivantes elle était représentée reprise et transformée par le crayon de l’architecte.


Il était ébloui, il n’aurait jamais imaginé qu’avec sa pauvre bicoque on puisse faire quelque chose d’aussi beau, devant son ébahissement Nicolas lui indiqua que ce cahier de croquis était pour lui, que cela lui donnerait des idées le jour ou il déciderait de reprendre son chantier.


Chaque croquis était différent offrant des possibilités diverses, là ou était la cuisine avec sa petite fenêtre, il y avait un dessin qui la représentait avec une baie vitrée et une véranda, sur un autre dessin avait été positionnée une terrasse entourée de plantation.


Le coin lavoir de Simone n’avait pas été oublié, sur l’un des schémas, il avait complètement changé d’aspect, il n’était plus ouvert à tous les vents, mais fermé et rendu plus discret par la mise en place d’une pergola, et ceci décliné sous de nombreuses formes.


 


-         Y aurait-il quelque chose que vous aimeriez que je vous dessine pour l’une des parties de la maison ? Profitez en je peux vous le rajouter.


-         Sur des photos de maisons anglaises j’ai remarqué de petites avancées au niveau des fenêtres qui permettent de voir sans avoir à ouvrir…


-         Oui je vois ce que c’est, ce sont des « bow-windows », sur quelle fenêtre voudriez-vous que je vous en dessine un ?


Intimidé Georges tendit un doigt vers la fenêtre de leur chambre, en quelques coups de gomme Nicolas effaça la fenêtre existante, et en quelques coups de crayon rapides il esquissa le positionnement du nouvel agencement.


 


-         Est-ce qu’ainsi cela vous irait ?


Georges prit le cahier regarda l’esquisse, porta son regard sur sa maison, et ainsi plusieurs fois de suite, quand il reposa le carnet il avait un sourire qui en disait long.


 


-         Si vous pouviez la faire légèrement plus large, sans vouloir vous commander !


-         C’est une affaire de deux minutes, vous devriez prendre une chaise et ainsi vous pourriez me conseiller, c’est votre maison alors n’hésitez pas.


Georges grommela quelque chose qu’il ne comprit pas, mais s’empressa d’aller se chercher un siège.


 


-         Depuis quand avez-vous cessé de faire des travaux ?


 


Georges fit mine d’ignorer la question.


 


-         Vous devriez éviter de mélanger des matériaux n’ayant pas la même résistance, vous affaiblissez la solidité de l’ensemble de la structure, et vous risquez l’apparition de fissures. vous devez aussi particulièrement soigner les linteaux et les fondations, tout est dans le ferraillage, c’est indispensable pour la stabilité de vos nouveaux murs. Autre chose, il faudra profiter de l’occasion pour intégrer une bonne couche d’isolation au fur et à mesure de la réalisation, ce n’en sera que profitable pour faire des économies de chauffage et améliorer vos conditions de confort.


 


Nicolas ne pensait plus à sa question quand il entendit :


 


-         J’ai arrêté de faire des travaux au départ des garçons, pour moi cela n’avait plus de sens, le ressort était cassé.


 


Nicolas faillit lui dire que c’était l’une des premières questions que Florent lui avait posées la veille au soir, mais il se retint à temps il n’avait pas encore décidé de la façon dont il aborderait la question du fils avec eux, il ne pouvait imaginer de ne l’aborder qu’avec l’un ou l’autre des membres du couple. C’est quand Florent lui avait dit : Alors papa a terminé sa maison ? Qu’il avait comprit les raisons de l’abandon du chantier et qu’il avait eu cette idée. De plus il ne pouvait voir un chantier en cours sans avoir envie d’y mettre son trait de crayon.


 


-         Simone m’a dit que Florent était en Nouvelle Calédonie, cela ne vous est jamais venu à l’esprit que vous pourriez allez le voir ?


-         Allez le voir, d’abord on ne va pas voir quelqu’un qui ne vous invite pas, et j’imagine que le prix du billet d’avion n’est pas dans les moyens de retraités comme nous. C’est vrai que notre vie serait toute autre si nous avions des contacts avec lui, je ne sais même pas s’il est marié, et s’il a des enfants ?


A cet instant Nicolas pris dans ses croquis et qui écoutait d’une oreille distraite s’entendit répondre


       - Non, ils n’ont pas encore d’enfant.


 


 Le silence de Georges lui fit prendre conscience de l’erreur qu’il venait de commettre.