Nuit de pleine lune 11ème épisode

 

 

Au même instant, à l’autre bout du monde, un homme rentre chez lui, ses parents auraient eu du mal à reconnaître leur fils dans cet homme musclé, à la peau brunie et tannée de ceux qui travaillent tous les jours au grand air.

Sa journée de travail aux carrières de bauxite l’a épuisé, il doit y vivre des heures durant, un casque vissé sur la tête et des protections sur les oreilles, ici les bruits des explosions des charges de mines sont permanents, et le ronflement des engins monstrueux qui chargent et transportent le minerai augmente l’inconfort.

Depuis son arrivé sur ce site, il ne conduit plus d’engins, on lui a confié la charge de réguler la rotation des camions dans l’immense cratère de la mine à ciel ouvert, ce travail est mieux payé, et surtout moins usant pour les nerfs. Le pilotage de ces énormes monstres dans une noria sans fin est fort crispant, le moindre choc peut vous précipiter au fond de la fouille.

 

Il a cet air serein de quelqu’un qui sait qu’à la maison il est attendu. Longtemps célibataire il vit désormais avec Moerani une jeune femme d’origine tahitienne.

Cette vie à deux l’a transformé, lui qui ne supportait jusqu’alors aucune relation, que ce soit avec ses collègues masculins ou avec les femmes, s’est soudain humanisé, redécouvrant que la vie peut être pleine d’amis, de rire, et de bonheur.

 

Le brouillard qui pendant des années avait envahi son esprit semble s’être volatilisé, et lui permet de s’imaginer un avenir agréable.

La vie sur l’ile est complexe, la cohabitation des communautés venues des quatre coins du monde ne se fait pas sans problème, chacun voulant défendre son espace vital et ses modes de vie, mais depuis qu’un accord a été passé entre Caldoches et Kanakes à propos de la gestion du territoire et de l’avenir des mines, la vie quotidienne s’est trouvée apaisée.

 

Comme chaque soir, en arrivant il embrasse Moerani qui l’attend sur la terrasse, sous l’auvent avec un grand pot d’eau fraiche, après quoi il va prendre sa douche et enfin ils dînent.

Mais au moment où il s’apprête à aller prendre sa douche celle ci l’arrête pour lui dire :

- Quelqu’un t’a appelé de France.

Il fait demi-tour soudain un peu crispé !

 

-         Et qui était-ce ?

-         Je ne sais pas, il ne m’a rien dit, mais c’était un homme.

-         Qu’est ce que cela veut dire, il est peut-être arrivé quelque chose à mes parents ou à Michelle ?

-         Tu sais, il a dit qu’il rappellerait, c’était la voix d’un homme jeune !

-         Il n’osait pas contacter directement ses parents prenant régulièrement de leurs nouvelles auprés de Michelle. Il ne sait que faire, ni qui appeler, en définitive c’est sur Michelle que son choix s’arrête.

 

-         Michelle ? c’est Florent, j’ai un souci

-         Florent ! quel plaisir, tu te fais rare, comment vas-tu ? quel bonheur, tu vas m’annoncer que tu viens en France ?...

 

Il dut attendre qu’elle s’apaise pour pouvoir reprendre la parole et lui expliquer ses soucis après cet appel téléphonique venu de métropole. Elle ne savait de quoi il était question, mais elle le rassura à propos de la santé de ses parents chez qui tout semblait aller pour le mieux. Elle lui conseilla d’attendre que le mystérieux correspondant reprenne contact avec lui. Ils échangèrent encore moult bénédictions, s’embrassèrent, se dirent au revoir…

 

Florent restait dubitatif. Qui pouvait bien avoir pris la peine de l’appeler de là-bas ? Ils n’étaient pas si nombreux ceux qui savaient où il avait trouvé refuge. Moerani lui posa la main sur l’épaule et ils se sourirent.

Ils attendraient donc un nouvel appel si nouvel appel il devait y avoir.

 

Ils formaient un couple étrange, lui très entier démarrant au quart de tour, se mettant facilement en colère, elle plus pondérée, plus sereine équilibrant le couple.

 

Elle ne comprenait pas sa fuite de France après la mort de son frère. Ça avait même failli les faire rompre lorsqu’il lui avait raconté cet épisode de sa vie. Chez elle un fils n’abandonnait pas ses parents quel que puisse être le motif, c’était ainsi, c’était l’usage qui prévalait. Souvent elle intervenait pour lui dire d’appeler sa mère dont elle imaginait l’inquiétude, mais jusqu'à présent elle n’avait pu le faire céder sur cette question, c’est qu’il avait un sacré caractère.

 

Devant l’inquiétude dont il avait fait preuve, elle se dit que tout n’était peut-être pas perdu et que cette communication téléphonique allait peut être lui donner l’occasion de parvenir à ses fins.

 

Ils avaient un peu la même habitude que Georges, le soir après le dîner quand la maison avait été remise en ordre, ils ressortaient sur la terrasse avec des bières et ils s’installaient dans de confortables fauteuils en rotin se contentant de lire ou de refaire le monde en sirotant leurs canettes. C’est quelle voulait tout savoir de ce pays qu’elle ne connaissait pas, et qui lui paraissait si extraordinaire, de plus elle avait très envie de faire la connaissance de ses parents dont, sans qu’il ne s’en rende compte, il parlait sans arrêt.

 

Ce soir rien ne manqua au rituel, mais à peine installée, elle commença à lui reparler de cette règle qu’il avait transgressé : - On peut et même on doit quitter ses parents c’est normal, mais on ne les abandonne pas.

 

*****

    Le trou dans la haie continuait de faire des siennes, en ondes concentriques les cercles provoqués par l’impact de la voiture s’élargissaient, rebondissant d’une personne à une autre, entrainant dans leur progression celles qui de prime abord ne semblaient pas concernées par l’aventure. Amenant tantôt l’une tantôt l’autre à se redéfinir, provoquant à l’infini des recombinaisons.

Vous ajoutez ou retranchez un atome d’hydrogène à une formule chimique et celle ci s’en trouve alors complètement transformée.

Vous faites la même opération en ajoutant ou retirant un atome d’oxygène et la vie apparaît ou disparaît !

Le plus étonnant c’est que dans le quotidien pour gérer des questions aussi complexes personne ne possède réellement une formation de chimiste, et que l’on se contente de procéder par tâtonnements et essais successifs.

 

A un moment donné cela fonctionne et l’on ne s’en aperçoit même pas, à un autre on ne trouve pas de solution satisfaisante et l’on s’entête à renouveler dix fois l’expérience sans parvenir à une réalisation idéale. Parallèlement, il y a ceux qui n’osent pas s’aventurer dans la recherche par crainte de voir toute leur quiétude de la vie courante leur sauter au visage.

 

Ainsi, alors que certains penesnt ne pas être très à l’aise là où ils en sont de leur vie, ils ne bronchent pas, ils ne vont pas bien, mais leur mal être, ils le connaissent bien, et cela les rassure quelque part, ce n’est déjà pas si mal d’avoir un statut, un retour sur investissement, un petit bénéfice, ne serait ce que celui d’être la victime…

 

Si tout raisonnement pouvait se contenter d’être aussi simple pour ne pas dire aussi simpliste il y aurait peut-être moins d’angoisses, moins de stress, mais c’est à chacun de voir !

On se croit à l’abri, pris dans ses contradictions et ses souffrances, sa petite vie bien réglée ou sa mégalomanie triomphante et hop, comme avec le lapin d’Alice au Pays des merveilles une voiture traverse la haie et les billes se remettent à rouler !

 

*****

 

Nicolas était rentré tard, juste pour le dîner, dans les sacoches de la mobylette il ramenait un assortiment de fromages et des fleurs, il n’avait pas ramené de vin, le Morgon déclassé avait en définitive trop de classe pour se confronter à lui.

 

Simone n’avait pas protesté, elle était touchée qu’il ait eu cette pensée pour elle, Georges fit mine de n’avoir rien vu gardant les yeux fixés sur son journal…

 

Ils n’eurent que quelques échanges à propos de la pratique de la mobylette et de la commande des matériaux pour le chantier, quand Nicolas précisa qu’ils ne seraient livrés que dans l’après midi et que par conséquent demain matin ils pouvaient faire la grasse matinée, Georges reprit ses allures de dogue et grommela qu’avec tout ce qu’il avait à faire, il n’en était même pas question, mais que si d’autres étaient tentés, c’était à eux de voir !

 

Nicolas ne s’attarda pas, ce soir encore il était épuisé, les heures de pilotage de la mobylette n’avaient pas le confort de la BMW et sur cette machine il était si crispé que ce soir ses bras et ses cuisses lui faisaient un mal de chien.

 

Georges demanda à Simone de venir avec lui sous l’arbre aux palabres, elle lui dit qu’elle le rejoindrait dés que ses rangements seraient terminés, ce qui ne le fit pas changer d’attitude, car il la planta là avec toute sa vaisselle et ses rangements.

 

Quand elle le retrouva, il était tout songeur et contrairement à ses habitudes il ne paraissait pas trop sûr de lui.

 

-         Il faut que je te dise…

 

Et de lui raconter par le menu ses aventures téléphoniques de la journée, au début elle ne comprit pas qui était cette Félicité qu’il semblait si bien connaître, ce n’est qu’en le voyant si embarrassé qu’elle devina les dessous du problème !

 

-         Toi, tu as téléphoné à quelqu’un ?

-         En effet, je me suis dis que je pourrais peut-être…

-         Et qu’as-tu fait ?

-         J’ai appelé, cela n’a pas été facile mais j’ai appelé à Annecy !

-         Tu as téléphoné à la mère de Nicolas, mais comment l’as-tu retrouvée ?

 

Il lui conta l’histoire du répertoire téléphonique et des appels interrompus, pour enfin terminer son récit par la discussion qu’il avait eue avec Félicité, qui cette fois avait été coupée net par le manque de batterie du téléphone !

 

Simone n’en revenait pas, on lui avait changé son homme, elle était très fière de lui, mais ne savait pas si elle devait le lui dire, se demandant comment il prendrait sa remarque ; elle se contenta donc de poser la main sur son bras et de serrer ses doigts.

C’est alors qu’il lui fit une proposition à laquelle elle ne s’attendait pas.

 

-         Puisque c’est à toi, que Nicolas s’est confié, ce serait tout de même mieux si c’était toi qui la rappelais demain matin, dans ces histoires de relations mères fils je pense que tu seras plus à même de te débrouiller. J’ai eu le sentiment qu’elle n’allait pas bien, et moi dans ce genre de situation je ne me sens pas très à mon aise.

-         Si tu le veux bien je vais prendre le temps d’y réfléchir, d’ici demain matin j’ai le temps d’y penser, ne crois-tu pas qu’il faudrait que nous en parlions d’abord avec Nicolas ?

-         En fonction du résultat de ta conversation de demain matin, nous aviserons de la meilleure décision.

 

Ils restèrent encore un long moment sous les étoiles, chacun poursuivant ses pérégrinations dans ses souvenirs, et dans ses blessures, mais Simone n’avait pas retiré sa main du bras de Georges et lui faisait semblant de ne pas s’en apercevoir.

 

IL pensait à ses fils, il avait du mal à décoller de cette histoire, pour se consoler il se disait que c’était son tempérament d’homme de la terre, enfin, l’homme de la terre qu’il était redevenu, bien planté dans son jardin, dans la lenteur, dans le cycle du temps et des saisons.

Il avait tendance à penser qu’il fallait laisser faire le temps et attendre que les cycles se déroulent…Et pourtant Nicolas était venu bousculer tout cela.

Quand il l’avait vu écrasé dans son jardin avec sa voiture il avait eu le pressentiment que cela allait être incontrôlable, il n’aurait pas su dire pourquoi, mais il avait deviné que le vent allait enfin souffler dans leurs vies.

 

*****

Allongé sur le lit Nicolas réfléchissait à ce qu’il allait bien pouvoir dire à ce Florent des antipodes dont il ne connaissait rien. Il ne s’était jamais imaginé dans le rôle d’un médiateur social, enfin si l’on peut dire, car lui ne se serait pas permis de se parer d’un tel titre.

 

Commencer par se présenter, lui expliquer le sens de sa démarche, lui dire, enfin non tout cela est un peu lourdingue, il va me prendre pour un farfelu qui se mêle de choses qui ne le regarde pas se dit-il.

 

Il n’avait pas eu de frère et ne savait donc pas comment on pouvait fonctionner avec un frère, il réalisa qu’en fait il avait connu une double peine, d’une part il n’avait pas eu de père et d’autre part il n’avait ni frère ni sœur, et avec cela comment voulez-vous qu’il ait un minimum de sociabilité.

 

Il se rendait bien compte qu’il était un peu excessif dans son raisonnement, et qu’ainsi il cherchait à s’exonérer de toute responsabilité à propos des difficultés dans lesquelles il se débattait.

 

Quand il prenait le temps d’y penser il se disait que c’était pour combattre ses peurs du vide, du silence, de l’absence, de cet ensemble de petits crabes qui lui grignotaient insidieusement la moelle des os voire le cœur, ce qui fait déjà pas mal de choses...

Cette séquence de nostalgie morbide à laquelle il revenait de temps en temps, comme le buveur à sa bouteille venait peut-être de lui donner la solution à son problème, il lui parlerait comme il imaginait que l’on pouvait parler à un frère, ne restait qu’à trouver le bon prétexte.

 

Trouver un prétexte, la voila la belle affaire, mais lequel, de toute façon à un moment donné il faudrait bien lui expliquer le sens de sa démarche, ses parents malheureux de son absence et de son silence.

Il allait ajouter silence et absence qui n’avaient qu’un sens, celui de les faire souffrir, mais il eut le pressentiment que là, il allait peut-être un peu loin dans son jugement, que cela ne le regardait pas, que Florent était lui aussi confronté à sa propre réalité et qu’il risquait par une approche trop frontale de bloquer son interlocuteur empêchant tout dialogue.

 

Il y avait une petite voix dans sa tête qui lui expliquait qu’il ferait peut-être mieux de s’interroger sur ce qui l’empêchait de téléphoner à sa propre mère, car c’était bien gentil de s’intéresser aux autres, mais encore fallait-il être capable de prendre en charge sa propre destinée…

 

Bonne question se dit-il, il y a plusieurs mois que je ne l’ai pas appelée car la dernière fois encore nous nous sommes disputés. Il s’était produit une sorte d’inversion des rôles, il était étonné en le réalisant. Autrefois c’est moi qui voulais savoir et qui la questionnais avec acharnement, et aujourd’hui c’est elle qui me questionne et qui veut savoir avec autant de violence !

 

Nous avons attendu trop longtemps pour aborder ces questions, est- il est trop tard ? De toute façon nous ferions mieux de profiter du temps qui nous reste, car un beau matin elle disparaîtra et je n’aurai plus que mes yeux pour pleurer.

Je dois dire qu’avec elle ce n’est pas facile de discuter mais si je cède je vais devoir envisager différemment ma vie, désormais je suis si bien installé dans mon système que tout changement est difficile à envisager.

 

Pour Florent, je vais me laisser porter, et je verrai bien comment il réagira à mon appel, si je sens un malaise, ou de la réticence, nous en resterons là. Ce n’est pas certain mais dans de telles situations il y a tant d’attente que je doute que nous ne puissions nous parler.


Sur cette méditation, il s’étendit sous la couette et s’endormit.

 

*****

 

Sous la varangue, on n’entendait que les craquements du bois, sous la pression du vent la maison grinçait comme un vieux gréement, et oscillait doucement.

Depuis un moment Florent avait fini sa bière, il pressentait que sa compagne avait quelque chose à lui dire, mais il ne voulait pas relancer la conversation, il espérait encore qu’elle n’oserait pas revenir sur la question de ses parents. Il avait pris une décision, cela avait été très difficile à faire, mais c’était fait et il n’était pas question d’y revenir.

Il savait qu’elle ne partageait pas son point de vue, ce n’est pas que cela lui était indifférent, il était avec elle parce qu’il l’aimait, mais en la choisissant il n’avait pas eu l’intention d’épouser toutes les pratiques et traditions du Pacifique sud.

L’entendant soupirer, il relâcha sa garde ils n’étaient pas mariés, mais comme le dit la formule c’était tout de même pour le meilleur et pour le pire, et pourquoi son point de vue à elle serait-il moins important et intéressant que le sien.

 

Moerani attendait, cela aussi faisait partie de sa culture, les hommes parlent fort, c’est une réalité, mais si personne ne leur répond après un moment ils se taisent, c’est alors à la femme de s’exprimer. N’allez pas croire que ce ne soit qu’une attitude de soumission, non pas du tout ce serait plutôt une stratégie qui leur permet d’avoir tous les éléments en main pour leur répondre.

Quand Florent parlait elle attendait qu’il s’arrête, et avant de s’exprimer elle ajoutait un :  

- « C’est tout » qui avait le don de le désarçonner.

 

Quand elle s’exprimait, elle ne se contentait pas de lui dire ce qu’elle ressentait, elle allait puiser dans la tradition de son peuple, ces règles non écrites que sa famille et les autres se racontaient de génération en génération.

La première fois qu’il l’avait entendue s’exprimer de la sorte, il était monté sur ses ergots lui rétorquant qu’il avait l’impression d’entendre parler le curé de ses parents, elle avait attendu qu’il ait terminé sa phrase pour lui dire :

 

- Et alors, pourquoi pas !