L’absence de Nicolas ne faisait pas l’affaire de Georges, depuis le départ de celui-ci il ne faisait qu’entrer et sortir de la maison, il avait prévu de reprendre le chantier chez Michelle et la défection de son équipier l’avait déstabilisé, car il n’avait pas prévu d’activité de remplacement.

Simone appréhendait de le voir entrer dans la pièce, à chacun de ses passages il avait une nouvelle récrimination à lui poser :

-   Tu n’as pas rangé mon chandail vert ?

-   C’est toi qui as certainement utilisé mon sécateur, je ne peux plus mettre la main dessus…

-   Qu’est ce que tu as prévu pour midi ? 

-   Nicolas ne t’a pas dit à quelle heure il allait rentrer ?

 Ainsi à raison d’un questionnement tous les cinq minutes, il était tout simplement insupportable.

 Lui qui paraissait si bien depuis l’arrivée de leur invité semblait complètement perdu, qu’est ce qui pouvait bien le mettre dans un état pareil ? 

Il n’était pas évident de lui poser la question, il risquait tout à fait de mal la prendre, et de crier haut et fort que tout allait pour le mieux.

De son côté Georges était bien conscient de ce que son comportement pouvait être désagréable, mais c’était plus fort que lui, il aurait fallu qu’il parle et c’est justement ce qu’il ne pouvait pas faire.

 Depuis ce matin, et même bien avant, puisque cela l’avait réveillé au beau milieu de la nuit, il s’était retrouvé dans une situation dans laquelle il ne savait plus très bien s’il était dans le rêve ou dans la réalité, il vivait les situations en direct et ne savait pas sur quelle piste s’investir…

-         Devait-il rappeler Marianne ?
-         Parler avec sa femme, ce qui aurait-été la réaction la plus utile, mais celle qui lui posait le plus de problèmes !
-         Téléphoner à la mère de Nicolas ? Voire à Florent ?
-         Aller se terrer dans un coin, se taire et attendre, ce qui eut été le plus sage.

 Mais cela il ne le pouvait pas, il avait depuis longtemps dépassé une sorte de point de non retour, tout mais pas de retour à la situation antérieure, celle de la mort lente !

Il se demandait, jusqu'à quel point on pouvait se permettre d’intervenir dans la vie des personnes de son entourage.
D’un côté, il était convaincu du bien fondé de la démarche si cette dernière provoquait ou permettait d’apporter une amélioration à la situation existante.
D’un autre coté rien n’était moins assure, quand on n’a qu’une vision partielle des faits, et en n’ayant entendu qu’un seul avis. Même si cette personne parlait avec sincérité, elle pouvait avoir menti par omission, ne tenant pas à révéler certains aspects un peu sombre de son histoire, ce qui ma foi était tout de même de bonne guerre.

C’était nouveau pour lui tout cela, jamais il ne s’était aventuré aussi loin dans sa conscience, comme jamais il ne s’était autorisé à pénétrer dans l’environnement direct d’autrui.
Il se demandait même comment il réagirait si quelqu’un dans son entourage se permettait de pratiquer une pareille effraction. La réponse qu’il se fit était ambiguë d’une certaine façon une intrusion dans sa vie privée, enfin l’idée que l’on puisse s’immiscer dans sa vie privée le hérissait totalement, par ailleurs il commençait à se dire qu’il accepterait bien de se laisser violenter si on y mettait les formes et que cela fasse avancer la situation.

 Voir Nicolas ainsi perdu et en panne lui avait crevé le cœur, il lui semblait tellement que quelques explications et paroles échangées auraient pu débloquer le processus et lui redonner le goût de vivre !
Ce qui lui compliquait la vie en empêchant tout raisonnement, c’est qu’il ne pouvait faire abstraction de sa propre histoire et de l’enchainement d’évènements qui s’étaient produits entre lui et ses fils les amenant à la rupture.
Un phénomène étonnant s’était révélé, c’est en réfléchissant à ce qui était arrivé à Nicolas et dont Simone lui avait rapporté les grandes lignes qu’il avait commencé à revenir sur ses rapports avec Florent, et sur ce fichu problème de la communication. 
La situation était peut-être un peu différente, avec son fils décédé, il aurait pu lui parler en faisant son jardin, les être chers ont cette puissance qui fait que nous les sentons partout autour de nous bien après leur disparition, et qu’il suffit donc de leur parler, mais là non plus il n’osait pas, question de culture, d’amour propre, de timidité quand on est confronté à une situation que l’on ne peut même pas imaginer, on reste sans voix.

Avec Florent ce n’était pas tout à fait la même démarche, ils s’étaient murés dans le silence, chacun persuadé que l’autre le pensait coupable, de quoi ? Allez savoir ; il aurait fallu qu’ils puissent en parler tous les deux, voire avec Simone ou toute autre personne neutre dans cette affaire. Cela ne s’était pas fait, ils n’avaient pas osé, lui, parlait à sa bouteille et aux étoiles, quant à Florent, il ne savait pas, il avait choisi le silence et l’éloignement.

Il avait la gorge si nouée que s’il avait voulu crier, il n’aurait pu sortir qu’un gémissement, et au bout du compte à quoi bon en parler, puisque c’était son problème et que cela ne regardait que lui, encore n’en était-il pas toujours bien certain quand il regardait le visage de sa femme.

La souffrance ne peut-être individuelle lorsque l’on vit en couple, si l’un souffre l’autre ne peut aller bien et réciproquement, on tournait en rond sans trouver d’issue, il aurait fallu que l’un ou l’autre accepte de faire un premier pas pour que la situation ainsi déstabilisée reparte sur de nouvelles bases, encore fallait-il que l’un d’entre eux accepte de commencer à parler !

*****
Une fois ou deux il avait appuyé sur la touche déclenchant l’appel chez la mère de Nicolas et par deux fois il avait coupé l’appel dés la seconde sonnerie en en restant là.

Dans le maniement de cet appareil, il fonctionnait par tâtonnement, c’est ainsi qu’il était tombé sur la liste des contacts, et quant il avait lu Félicité Dautin il s’était dit que ce devait être sa mère, un prénom pareil ne pouvait pas être celui d’une sœur.

Les situations se télescopaient dans sa tête, il lui fallait attraper un fil, mais il avait si peur de ne pas être à la hauteur, et de simplement provoquer un super bazar.

 A son passage suivant dans la cuisine la situation se dégrada sérieusement ! 

-         Si ta seule activité de la journée consiste à venir me casser les pieds, j’aimerais que tu t’en trouves une autre, car figure toi que moi j’ai à faire…Si le jardin ou la maçonnerie sont au dessus de tes capacités du jour vas-donc faire une partie de cartes chez Marie.

 Pour qu’elle lui propose directement d’aller faire un tour au café, il fallait qu’elle soit réellement en colère, ce n’est pas tous les jours qu’elle avait une telle libéralité. Il ne se le fit pas dire deux fois attrapa son blouson et se mit en route.

Le pire c’est qu’il avait le culot de maugréer en parcourant le trajet sur le thème de l’incapacité des femmes à comprendre les préoccupations de leurs maris, il lui eut été plus crédible de dire sur l’incapacité qu’ont les êtres humains à certains moments de leur vie à communiquer, nul besoin de prendre des boucs émissaires.

Il était presque arrivé à destination quand dans la poche de son blouson le téléphone se mit à vibrer, tiens c’est ma petite Marianne.

Non pas de Marianne, ni de Dick, mais une voix féminine inconnue qui s’adressait directement à lui…

-   Allo…

-         Allo Bonjour, vous avez appelé mon poste téléphonique, et cela trois fois depuis ce matin. Peut-être pouvez-vous m’indiquer ce que vous me voulez ?

Panique totale à bord, il ne pensait pas avoir téléphoné suffisamment longtemps pour que l’on puisse le repérer et pas autant de fois !

 -         C’est, c’est une erreur de manipulation, je vous prie de m’en excuser.

-         Une erreur… qui vous fait appeler trois fois le même numéro, si c’est une blague elle est de mauvais goût et vous seriez bien inspiré de ne pas recommencer !

 Il avait failli commencer à parler mais vu sa lenteur et sa gêne elle le devança en coupant la communication.

Le silence revenu, ils ne le savaient pas, mais ils avaient chacun de leur côté le cœur qui battait à cent cinquante pulsations minute.
Ce que ne pouvait pas savoir Georges, c’est que Félicité Dautin la mère de Nicolas connaissait le numéro de portable de son fils et que chaque appel avait retenti très violemment et très cruellement dans son crâne, sa déception avait été immense quand elle avait découvert que ce n’était pas lui qui était en ligne.

 ***** 

On rencontre souvent le même paradoxe dans les conflits, chacun pense que l’autre est son bourreau et que par conséquent on ne peut être que la victime, ce qui a tout de même le pouvoir de vous débarrasser de la culpabilité quand culpabilité il y a !

 Nicolas ne s’était pas posé cette question toutes ces années, il avait considéré qu’étant la victime il avait tous les droits dont celui de se venger, enfin si l’on veut, il prétendait qu’étant celui qui avait été berné et qu’on avait voulu supprimer, il était normal qu’il demande des comptes et cela quelle que soit la forme que puisse prendre sa revendication !
 Félicité sa mère n’était pas loin de camper sur les mêmes positions, mais elle était consciente que cette attitude l’avait bloquée dans la position du commandeur regardant de haut et toisant tout son entourage sans désormais pouvoir en sortir.

Les appels téléphoniques de la matinée avaient relancé tous ces dilemmes dans sa tête. Depuis des années elle guettait les appels de son fils fermement décidé à faire le premier pas pour faire la paix avec lui.

Mais quand le téléphone se mettait à sonner elle se raidissait et dès les premiers mots une herse venait s’interposer entre eux, les banalités tenaient lieu d’échange et progressivement le froid voire la violence s’installait rendant rapidement tout dialogue impossible. 

Il lui semblait que son fils ne faisait aucun effort, que lui se contentait d’attendre et que c’est elle qui subissait toute la pression, avec l’âge cela devenait difficile à tenir, elle n’avait plus la résistance pour jouer un tel rôle.

Après le troisième appel téléphonique ce matin elle avait craqué, encore une de ses façons de la faire souffrir en faisant appeler un inconnu à sa place. Elle était si en colère qu’elle ne parvenait même pas à pleurer, sa tasse à thé avait fait les frais de sa rage en allant s’écraser sur le carrelage.

Si au moins Nicolas lui expliquait pourquoi il la poursuivait d’une haine aussi tenace !

 Jusque là elle s’était abstenue de l’appeler sachant très bien qu’il ne lui répondrait même pas, mais aujourd’hui humiliée par la pratique de l’inconnue qui vous harcèle elle passa outre et décida de composer le numéro du portable de son fils.

Son compagnon qui était rentré de sa marche quotidienne tenta bien de l’en dissuader, mais elle maintint sa position et composa son appel, une deux trois quatre sonneries, elle allait couper quand elle entendit un allo perdu dans un vaste brouhaha…

- Ah c’est vous, donnez moi deux minutes que je sorte, ici il y a vraiment trop de bruit.

 *****

Suivant à la lettre les directives de Simone, Georges s’était attablé chez Marie et il ne lui avait pas fallu longtemps pour trouver des partenaires de jeu, à cinq centimes d’euro du point il ne risquait pas de ruiner le ménage.

Il avait perdu les premières parties, à la grande satisfaction de ses partenaires, mais il ne pouvait tout de même pas leur expliquer qu’il venait de se faire rembarrer sérieusement par une femme qu’il ne connaissait même pas.
 
Cela aurait ouvert la porte à trop de moqueries ; avec la visite de Marianne il avait été bien chahuté, et comme il était dans l’incapacité de raconter à Simone ce qu’il avait entrepris il lui était difficile de retrouver ses marques. 

-         On espère qu’il a des sous sur son livret de caisse d’épargne pépère parce qu’a cette cadence il va bientôt coucher sur la paille.

 C’est que leur partie commencée discrètement commençait à avoir un bon public et cela l’agaçait souverainement.

Pourquoi me suis-je laissé rembarrer de la sorte, je n’ai pas pu placer un mot, et elle ne m’a pas laissé lui expliquer qui j’étais !

-         Bon on atterrit, ce n’est pas le tout de chercher à gagner du temps, mais nous on ne va pas attendre toute la matinée que monsieur se décide à jouer.

-         Excusez-moi j’étais perdu dans mes pensées…

-         Pas besoin d’expliquer on avait bien vu, monsieur attend peut-être un coup de téléphone pour se sortir d’affaire.

 Il allait les rembarrer quand le portable se mit à sonner, il le sortit ostensiblement de son blouson et prit la ligne…

 Toute la salle s’était figée attendant la suite des évènements, s’apprêtant à commenter et à faire des gorges chaudes, aussi préféra t’il opter pour la fuite et les cents pas sur le trottoir. 

-         Ah c’est-vous ! Je suis désolé pour ce matin, mais je ne savais pas comment vous aborder pour entrer en contact avec vous !

-         Cela n’a pas été si difficile puisque cela fait quatre fois que nous nous appelons depuis ce matin.

-         Oui c’est toujours ce que l’on se dit lorsque les choses se mettent en place, laissez-moi cinq minutes, le temps que je trouve un endroit calme et je vous rappelle.

 Elle pensa qu’elle ne risquait rien à accepter, que cette fois il ne manquerait pas à sa parole, elle entreprit d’apaiser son angoisse en respirant le plus lentement possible cherchant à vider son esprit. C’était tant d’années qui défilaient dans sa tête tant de difficultés et de souffrances, elle qui n’avait que lui et ils étaient-là l’un en face de l’autre dans un conflit sans fin auquel elle ne comprenait plus grand-chose.

Se taire, elle s’en était tenu à ce comportement tout au long des années pensant que tout pouvait s’oublier, qu’il fallait que toutes ces questions restent à jamais oubliées et tues.

Elle pensait que de cette façon, elle épargnerait son fils, en concentrant sur elle toute la souffrance, mais elle avait pu constater que sa théorie avait été un échec.

Elle avait dû lui avouer qu’en fait il n’y avait pas de père, en tous les cas pas de père connu ou identifiable, elle avait déjà fait un gros effort, cela lui avait couté et résultat rien, les crises s’étaient multipliées, et étaient devenues plus cruelles plus violentes.

 Elle se sentait désarmée, trop faible désormais, pour essayer de contrôler quoi que ce soit, et cet appel dont elle ne savait encore rien pouvait se révéler être une planche de salut…

 *****

Georges avait cherché autour de lui un endroit qui lui assure confort et discrétion pour pouvoir reprendre son dialogue interrompu.

La chapelle lui apparut comme la meilleure solution possible, et c’est sans hésitation qu’il y entra. Il n’y avait aucun bruit, et elle était déserte, il y flottait une fragrance provenant d’un mélange subtil de cire de bougies chaudes, de vieille encaustique dont visiblement on n’était pas avare, et de relents d’encens souvenir de cérémonies anciennes.

 Il prit une chaise et s’installa dans le coin le plus éloigné des petites bougies qui éclairaient chichement une statue de la vierge.

Un instant il craignit que dans ce lieu dont la symbolique l’impressionnait un peu, que le signal téléphonique ne passe pas.

Crainte vaine dés la troisième sonnerie il eut Félicité en ligne.

 -         Je suis heureuse que vous ayez rappelé, je ne sais pas qui vous envoie, mais j’espère que votre appel ne va pas me décevoir.

-         Je sais que vous êtes la mère de Nicolas, car j’ai trouvé votre nom sur son portable, moi je suis Georges Etienne quelqu’un chez qui il est arrivé en passant au travers de la haie de son jardin. Ce garçon est très sympathique, mais il ne nous est pas apparu dans son assiette à ma femme et à moi

 Pendant un petit moment il lui expliqua tout ce qui s’était passé depuis que Nicolas avait fait irruption dans leur vie.

Il ne lui parla pas des échanges que Simone avait eus avec Nicolas n’ayant qu’une vague idée de leur contenu au travers de ce qu’elle lui en avait rapporté.

C’est à ce moment qu’il commença à prendre conscience de la difficulté de sa démarche, il pensait que Félicité allait pouvoir l’éclairer, et en définitive elle venait de lui apprendre que c’est-elle qui avait besoin d’être éclairée sur les revendications et la violence de son fils.

A ce stade de leurs échanges cette fois plus détendus et plus courtois un bip répétitif se fit jour… Il n’eut que le temps d’entendre Félicité lui crier : c’est votre batterie, vous n’avez plus de batterie, quand tout le clavier s’éteignit.

 

*****