Rompue par la fatigue de sa longue journée en autocar, de la marche à travers les rues de Rome à la recherche d’un hôtel bon marché, bercée par le roulement redevenu enfin régulier du train depuis sa traversée cahotante de l’Apennin toscan, Elena s’est endormie, couchée en rond, tel un chaton,  sur la banquette, la tête posée sur les genoux de sa mère. En dépit de sa lassitude, Giulia ne parvient pas à s’assoupir. Sa nervosité est telle qu’elle aimerait bouger, détendre ses jambes crispées, arpenter les couloirs du Settebello, ce train magnifique qu’elle emprunte pour la première fois mais, soucieuse du repos de sa fille, elle s’efforce à l’immobilité. Toute entière absorbée par la rumination des derniers événements qui bouleversent sa vie et par sa tentative d’imaginer son avenir immédiat, elle ne parvient pas à jouir du spectacle des paysages nouveaux qui défilent sous ses yeux. Elle tente d’oublier la froideur de son père durant tout le voyage en car, l’armure de silence, lourd de rancune et de souffrance, dans laquelle il s’est enfermé pendant toute leur soirée romaine, pour ne penser qu’à la preuve de l’attachement qu’il leur a néanmoins manifesté en les accompagnant jusqu’à Rome, en réglant le prix de la chambre, des repas, des billets et, dernière attention, au moment du départ du train, en leur tendant un sac contenant des provisions pour leur encas.

L’ETR 300 file à présent à travers cette riche plaine lombarde tant enviée par les pauvres paysans des Pouilles, mais la jeune femme ne trouve aucun intérêt à ces plates étendues de champs de blé, de maïs, à ces prairies où paissent de pacifiques bovins sous un ciel d’un gris bleu plombé. Elle se prend déjà à regretter la lumière impitoyable de sa Basilicate, son vent sec chargé de senteurs, ses pentes abruptes où chèvres et ânes se délectent des moindres pousses entre les pierres brûlantes. Son cœur se serre à la vue de ces mornes fabriques qui annoncent Milan avant de l’étreindre, de ces interminables bâtiments d’usines, poumons de l’économie italienne mais tueurs de rêves.

Il est temps à présent de réveiller la fillette, de se préparer à descendre et, peut-être, à affronter l’hostilité d’Enrico. Ses deux mains prises par ses valises en mauvais carton bouilli, sa fille accrochée à sa jupe, Giulia avance, hésitante, sur le quai, à la recherche, parmi la foule des voyageurs, du visage à la fois espéré et redouté. Bousculée, poussée vers la sortie, l’enfant paniquée interroge : « Mais où il est mon papa ? »C’est alors qu’il surgit enfin devant elles, un sourire contraint en direction d’Elena qu’il effleure à peine d’un baiser tandis qu’il tourne aussitôt vers sa femme un visage contracté par le mécontentement : « Mais enfin, tu peux me dire ce qui t’a pris de vouloir débarquer ainsi, sans même me demander ce que j’en pensais, sans t’interroger s’il pouvait y avoir une place pour toi, pour vous, dans ma vie actuelle ? Où veux-tu que je vous loge ? Je partage un taudis avec trois autres ouvriers, il est hors de question de vous y héberger ».

Giulia considère presque avec effroi cet homme nouveau si différent de celui qu’elle a aimé. Certes elle redoutait la froideur de ces retrouvailles forcées mais n’imaginait pas une telle hostilité à son endroit. Toujours cramponnée à ses valises, rendue muette par l’angoisse, elle le suit le long des trottoirs sales, encombrés et surchauffés en dépit de la nuit tombante. Il marche devant elles, sans se retourner, sourd aux gémissements d’Elena qui se plaint d’avoir mal aux pieds dans ses jolies chaussures en vernis noir réservées à la messe du dimanche.

Où est le temps, pense la jeune femme, où Enrico, rieur et fier, montait et descendait le corso avec l’un de ses jeunes enfants juché à califourchon sur ses épaules ? Est-ce la ville, le travail en usine qui a transformé ce compagnon affable et toujours soucieux de leur bien être en un individu dur, fermé, insensible à leur malaise ? Ne serait-ce pas plutôt qu’il les a tous rayés de sa vie au profit d’une autre femme ? Oui, c’est cela, sûrement cela ! Son mari a quelqu’un d’autre et il n’a pas le courage de lui avouer. Il prétexte de mauvaises conditions de logement pour refuser de les recevoir. Peut-être même a-t-il eu, ou va-t-il avoir, un enfant avec cette nouvelle créature, un enfant du péché, de l’adultère !

Plus elle avance, exténuée, ployant sous le poids des bagages, plus elle se persuade de la véracité de ses suppositions et, petit à petit, sa douleur se transforme en indignation, son indignation en rage froide, une rage qui à présent lui dilate la poitrine et lui insuffle une énergie nouvelle. « Arrêtons-nous un instant, nous avons besoin de souffler un peu nous autres! » Joignant le geste à la parole, Giulia interrompt sa marche, pose avec détermination ses mallettes à terre, juche Elena sur un muret afin de la déchausser, de souffler sur ses petits pieds blessés par le frottement de ses souliers puis elle ouvre la valise de la fillette et en extirpe une paire de vieilles mais confortables sandalettes.

Interloqué par le brusque changement d’attitude de sa femme, Enrico revient sur ses pas. Il lit sur ses traits une détermination qu’il ne lui connait pas ; son regard fier, presque farouche, semble le défier. Oubliant la présence de l’enfant pétrifiée, elle lui jette d’une voix cinglante « Alors, c’est comme cela, tu nous jettes comme de vieilles chaussettes ! Allez ! Allez ! Du balai ! La femme, la fille, dégagez ! Vous n’avez rien à faire ici ! Ah ! On peut dire que tu n’as pas mis longtemps à oublier ta petite famille ! Pas mis longtemps à me remplacer ! C’est une belle blonde, au moins, ta milanaise ? Alors réponds ! Mais réponds donc à la fin ! » C’est au tour d’Enrico de demeurer sans voix, éberlué par l’imagination galopante de sa femme, par le scénario délirant qu’elle vient de monter en l’espace de quelques minutes. Est-elle en train de perdre la raison ? Pourquoi n’a-t-elle pas respecté leur commune décision prise à Noël et a-t-elle quitté brutalement le village sans se préoccuper des deux garçons ? Pourquoi cette crise de jalousie totalement injustifiée ? Que s’est-il donc passé qui puisse expliquer un tel chavirement chez une femme habituellement stable et raisonnable ? De toute évidence, il lui faut tenter de la calmer et discuter au plus vite avec elle hors de la présence de la petite qui les dévisage anxieusement tour à tour.

« Ne dis pas n’importe quoi, Giulia ! Il n’y a pas de belle blonde, et je ne te dis pas que je le regrette, mais il y a juste la misère ou quelque chose qui lui ressemble fort. Viens, suis-moi et tu comprendras ! » Se saisissant d’une main de l’une des valises, de l’autre de la menotte d’Elena, Enrico reprend sa marche, à travers le faubourg, le dos brutalement courbé par la lassitude. Face à l’expression de douloureuse fatigue, pour ne pas dire de désespérance, qu’elle lit à présent sur le visage sombre de son mari, la jeune femme retrouve un peu de son sang froid et se dit que ses paroles sont allées trop loin, que sous l’effet conjugué de la colère et de la déception, elle a, peut-être, injustement accusé un homme qui a régulièrement prélevé sur son maigre salaire de quoi lui envoyer un mandat et lui permettre de vivre avec les enfants sans trop peser sur le ménage de Fernando et de Consuelo.

Cette marche forcée le long des façades grises et délabrées des immeubles dressés vers le ciel comme de funestes remparts à la lumière lui semble interminable. La cacophonie de la rue, le spectacle d’enfants morveux et dépenaillés jouant au foot avec des boîtes de conserves cabossées sur des trottoirs couverts d’immondices, les cris exaspérés des mégères s’échappant des fenêtres de leurs cuisines en même temps que le bruit tonitruant des radios et que les odeurs d’huile rance, l’oppressent et lui laissent mieux présager la réalité des conditions de vie d’Enrico. Le souffle lui manque tout à fait à présent ; l’air chargé de poussières, d’odeurs nauséabondes, lui semble irrespirable ; une insupportable nausée lui tord l’estomac.

Par chance, Elena ne semble pas affectée par ce décor sordide. Rassurée, heureuse et fière de sentir, à présent, sa main blottie dans celle de son père, elle décide de jouer à l’aveugle, comme par les beaux soirs d’été sous le ciel étoilé de la Basilicate, et de se laisser, confiante, conduire, visage aux yeux clos tourné vers le ciel,  en direction de ce qu’elle croit être leur futur logement  «  tu me tiens bien, dis Papa, tu me serres fort ! » 

Le mal être de Giulia n’échappe pas à Enrico qui, du coin de l’œil, ne cesse de l’observer. Quelles vont être ses réactions lorsque, dans quelques instants, elle va découvrir la réalité de son quotidien ?

« Nous y voilà ! » dit-il en posant la valise sur le trottoir afin de pousser la lourde porte d’entrée sans lâcher la main de la fillette. Giiulia observe la bâtisse en silence : elle est vétuste mais de proportions modestes ce qui la soulage quelque peu ; elle appréhendait en effet de se retrouver dans un de ces grands bâtiments lugubres abritant de nombreuses familles. L’édifice ne comporte que  deux étages situés au-dessus d’une boutique désaffectée à laquelle on accède par un passage commun conduisant aux logements et, au fond de la cour, à un atelier de garagiste. « C’est au deuxième, je passe devant vous ! »

Cette fois, Enrico abandonne la main d’Elena pour s’emparer de la seconde mallette. L’enfant se serre aussitôt contre sa mère et entreprend de monter l’étroit escalier aux hautes marches en bois mal équarries. Dans la grande pièce aux murs lépreux servant tout à la fois de cuisine, de cabinet de toilette, de salle à manger et de chambre, trois hommes discutent âprement assis sur des bancs autour d’une table bancale. Ils interrompent aussitôt leur conversation pour saluer les arrivantes, s’enquérir des conditions de leur voyage et leur offrir une limonade. Devant les bâillements de l’enfant et les traits tirés par la fatigue de la mère, ils proposent rapidement de se retirer pour aller dormir sans plus tarder. « Mais j’avais compris que vous viviez ici ! » balbutie, surprise, la jeune femme.

Enrico intervient aussitôt : « Tu as bien compris, en effet, nous nous partageons, tous les quatre, ce logement, mais le temps de trouver une solution pour la petite et toi, Ugo, Tonio et Marcello, que j’ai prévenus  à midi de votre arrivée, ont accepté de transporter leur paillasse dans l’entrepôt du peintre voisin. Celui-ci le laisse gracieusement à leur disposition durant quelques nuits. Par contre, vous serez éveillées dès six heures car il leur faudra venir ici prendre leur café et se laver avant de partir avec moi à l’usine. Je descends avec eux et j’en profite pour conduire Elena aux toilettes avant de la coucher : c’est au fond de la cour à droite. Il n’y a  ni eau, ni électricité. Il faut donc descendre avec ce broc et cette lampe de poche. A tout de suite, tu peux étendre les deux matelas par terre, il est urgent que la petite dorme et que nous puissions parler un peu tranquillement tous les deux. »

A peine allongée sur sa paillasse, en dépit de la lumière crue dispensée par le plafonnier, Elena s’est endormie, un pouce consolateur enfoui dans la bouche comme au temps de sa petite enfance.

Alors que Giulia entreprend de laver la vaisselle sale empilée dans l’évier, Enrico, de retour, l’arrête : « Laisse, tu auras tout ton temps pour le faire demain matin ! A présent, nous avons à nous expliquer. » En l’absence de torchon décent, la jeune femme essuie ses mains sur sa jupe en cotonnade fleurie et vient s’asseoir face à son mari ; elle sait que le difficile moment de rendre des comptes est venu.

« Je voudrais que tu m’expliques pour quelles raisons tu as quitté si brutalement le village. Que s’est-il passé pour que tu laisses nos deux fils à la charge de ta mère croulant déjà sous la tâche. Ne me dis pas que c’est parce que tu ne pouvais plus te passer de moi, je ne te croirais pas, tu étais si distante lors de mes derniers séjours au village. »

Eberlué, Enrico écoute, sans l’interrompre, le récit que sa femme lui fait de la révolte des Jupettes solidaires, révolte entièrement organisée et menée sous la houlette de Margherita et d’elle-même avoue-t-elle.

 « Mais ce n’est pas possible, tu as perdu la tête, tu savais bien que ton père ne pouvait pas admettre une telle provocation: sa propre fille, déguisée en catin, brandissant une banderole de revendications scandaleuses à la tête d’une bande de donzelles et tout cela dans l’église de la paroisse où des générations de Viconti ont été baptisés, se sont mariés, ont été enterrés. C’est un outrage pour le curé certes mais plus encore pour ton père et pour moi. Oui, pour moi ! Parce que, bien sûr, tu n’as pas pensé à moi, un instant ! Mais moi, je les entends d’ici, les copains, tous les copains, attablés chez Bernardo à l’heure de l’apéro : le pauvre Enrico, il portera bientôt des cornes à ne plus pouvoir passer sous la treille ! Avec la pilule, plus besoin de se gêner ! Et si la pilule ne fait pas son effet, elle fera passer le moufflet ! Et ils lèvent leur verre à la santé d’Enrico, ce pauvre zozo, parti chercher fortune à Milan et qui en revient affublé d’une belle paire de cornes. Maintenant, cesse de me regarder comme si j’étais un extra terrestre, tout ce que je te dis là est vrai mais tu t’en fous, c’est cela, tu t’en fous, tu t’en fous complètement, reconnais le ! »

Devant le visage décomposé par la rage de son mari, Giulia comprend que ses espoirs étaient vains, lui, le militant socialiste, est totalement imperméable aux revendications féministes. Viscéralement attaché à ses prérogatives de mâle, il se refuse à comprendre le problème des femmes, il le nie au nom du respect de l’ordre moral et religieux établi et, plus encore, par crainte du qu’en dira-t-on. Combien elle a été naïve de le croire différent des autres, lui, ce révolutionnaire aux brillants discours. Et maintenant, que va-t-elle devenir, que vont-elles devenir dans cette grand ville inhospitalière ?

Comme pour répondre à sa question, Enrico continue : « A présent, que comptes-tu faire ? Tu réalises, tout au moins je l’espère, que ta place et, plus encore celle de la petite, n’est pas ici. Pour pouvoir t’envoyer régulièrement de l’argent, j’ai du partager le loyer, donc le logement, avec des camarades. Il faut te dire que ma paye est souvent amputée de tous les jours de grève de plus en plus fréquents car la lutte s’intensifie. Et cette grève, même si je ne voulais pas la faire, j’y serais contraint par la force, les piquets de grève ne plaisantent pas. De toutes façons, je ne veux pas te cacher que je suis, moi aussi, très engagé dans le combat et que tout le temps que je ne passe pas à l’usine, je le passe en réunions, en manifestations. Nous sommes entrés dans une période de lutte, ce n’est pas le moment d’abandonner. Il n’est plus question de laisser les syndicats négocier sans nous avec les patrons, nous sommes tous délégués, nous irons jusqu’au bout, il y va de notre avenir à tous, de notre dignité. Les étudiants ont rejoint notre mouvement, nous finirons, tôt ou tard, par gagner. Je dois te dire aussi qu’à tout moment je risque de perdre mon travail, les licenciements s’accélèrent alors que les émigrés du sud arrivent en masse. Et puis, vous ne seriez pas en sécurité dans ces quartiers insalubres et de plus en plus mal famés de la périphérie.

 Tu as bien compris, j’espère, que ce n’est pas une belle blonde milanaise qui me préoccupe mais notre avenir à tous. Maintenant, je te repose ma question, que comptes-tu faire ? Tu as la nuit et la journée de demain pour y réfléchir, maintenant allons nous coucher, je suis mort de fatigue et le récit de tes exploits ridicules a fini de m’anéantir.