Est-ce le cri lugubre d’un oiseau de nuit ou celui, terrifié, de sa proie, le regard glacial de la lune à travers la croisée largement ouverte, Giulia frissonne dans son mauvais sommeil puis, réveillée par une oppressante sensation d’étouffement, s’assied brusquement sur son lit. Elle reste là, hébétée, à contempler la chambre inondée de lumière blafarde tout en essayant de retrouver une respiration régulière. Il lui semble, tout à coup, qu’il lui faut se lever, sortir pour marcher, courir, rompre son corps afin de faire céder cette angoisse qui écrase sa poitrine et étreint sa gorge. D’instinct, elle retrouve l’endroit de la marche où poser le pied afin d’éviter qu’elle ne craque et réveille sa mère au sommeil léger.

A cette heure du milieu de la nuit, la rue est le royaume des chats errants que son irruption, un instant, dérange. Sa marche forcée au hasard des rues et des ruelles se transforme bientôt en une course hagarde. Elle semble lancée à la poursuite de son ombre immense, démesurée, qui danse devant elle et l’entraîne toujours plus vite, toujours plus loin en direction des faubourgs. Arrivée en lisière des oliveraies, comme pour répondre à un mystérieux appel, elle fait brusquement demi-tour et, sans ralentir le rythme de sa course, reprend aussitôt la direction du village. Elle ne peut en effet résister à l’impérieux désir qui vient de surgir en elle.

 Il lui faut gagner l’église dont la silhouette se découpe crûment sur le ciel encore obscur ; gagner l’église et monter dans le clocher ; tout en haut du clocher, jusqu’à cette étroite galerie, domaine réservé des pigeons, d’où par temps clair, il est possible, dit-on, de deviner la mer. Elle ne peut quitter ce pays, qui l’a vu naître et grandir, sans voir le jour se lever sur son étendue. Il lui faut embrasser du regard tous les toits du village, ses moindres venelles, ses minuscules placettes, ses jardins potagers et leurs figuiers centenaires, les sentiers conduisant à quelques masures délabrées avant de serpenter à travers les chaumes ou ceux menant aux vignes, aux oliveraies. Il lui faut entendre, émanant des alentours, monter vers elle, le bêlement des chèvres, le grognement des truies, le martèlement des sabots des ânes impatientés par les premières mouches. Il lui faut, peut-être même, saisir les odeurs fortes de litières apportées par la brise du matin, s’en imprégner comme du plus précieux des parfums. Oui, il lui faut absorber son village par tous ses sens afin de l’emporter en elle.

Le portail en vieux chêne terni par les ans est soigneusement verrouillé mais Giulia connait l’endroit où se cache la clé de la porte latérale empruntée par les dévotes chargées de l’entretien et du fleurissement de l’église. Elle évite d’en faire grincer les gonds et, saisie par l’intensité de l’obscurité qui l’assaille,  d’une main retenant le battant, tâtonne fébrilement, de l’autre, à la recherche de l’antique interrupteur en bakélite.  

La chiche lumière dispensée lui permet de se diriger vers le candélabre situé aux pieds de la Vierge noire, d’allumer un cierge afin d’éclairer l’escalier à l’intérieur du clocher.

Au fur et à mesure de l’éprouvante montée des marches, la main de fer qui lui enserrait la gorge semble, petit à petit, relâcher son étreinte. Elle se joue à présent des toiles d’araignées qui prétendent lui interdire l’accès de leur royaume, sourit du regard effaré de la chouette prête à s’endormir aux premières lueurs du jour, puis, parvenue sur la plateforme exiguë, s’adosse, presque sereine, au clocher. L’aube naissante lui apporte le spectacle, les bruits, les odeurs qu’elle veut emporter avec elle. Elle les enfouit précieusement au plus profond de sa mémoire. A présent, elle a tout a fait conscience que la pulsion qui la poussait, quelques minutes auparavant, à courir vers l’église était une pulsion de mort. Elle s’était vue s’élancer du clocher pour s’écraser sur le parvis, pauvre martyre désarticulée, plus par désir enfantin de punir le curé et son père que par réel désespoir. Elle conclut sa réflexion par un léger haussement d’épaule empreint d’indulgence à son propre égard avant d’entreprendre de redescendre afin de se préparer à partir, en compagnie d’Elena, par le car de 6h15.

En dépit de l’heure très matinale, le village commence à se réveiller,  hommes et femmes sont tous désireux de profiter de la fraîcheur pour effectuer les tâches les plus pénibles. Giulia se hâte de rentrer afin d’échapper à d’inutiles rencontres. Chemin faisant, elle ne cesse de s’interroger : ses parents se montreront-ils avant son départ ? Pourra-t-elle leur faire part de sa décision et leur en expliquer les motifs ? Devra-t-elle partir avec pour dernier souvenir celui du regard impitoyablement froid de son père, du rictus amer de ses lèvres, du geste méprisant de sa main la repoussant alors qu’elle s’approche de lui avide d’obtenir un dernier geste d’affection. Devra-t-elle se contenter du pauvre sourire noyé de larmes de sa mère et de quelques mots balbutiés ?

Perdue dans ses pensées, en approchant de la maison, Giulia n’a pas remarqué cette masse sombre, immobile, affalée sur la marche de pierre. « Mon Dieu ! Maman ! Ma pauvre maman ! » Le corps avachi s’anime, la tête se redresse, les yeux s’ouvrent enfin sur un regard d’abord vide, hébété, puis enfin un sourire de soulagement éclaire son visage. « Giulia où étais-tu partie en pleine nuit ? J’ai tenté de te suivre lorsque je t’ai entendue descendre mais mes pauvres jambes ont refusé de me porter. Tu courais si vite ! Pour aller où, dis-moi ! J’ai pensé que tu étais partie chez Véra et que j’allais t’y retrouver mais lorsque je suis arrivée, toute la maison dormait. Je me suis alors imaginée que tu étais au verger et que j’allais te trouver, adossée au tronc de ton vieil amandier, comme lorsque petite tu avais un gros chagrin à lui confier. » Sans trouver le courage de lui répondre, Giulia aide Consuelo à se relever, termine tendrement de lui boutonner la blouse enfilée à la hâte sur la chemise de nuit, la serre dans ses bras : « Calme- toi  Maman, je suis là, ne crains rien. Je suis forte, tu sais, il ne faut plus t’inquiéter pour moi. Je vais prendre le car dans une heure, j’ai pris ma décision, je ne peux pas rester ici, je ne supporterais pas d’être prisonnière de Papa ! Je monte rassembler mes affaires et celles  d’Elena, je l’emmène avec moi. Par contre, si tu le veux bien,  je vous laisse Dino et Gabrio jusqu’à Noël, le temps de nous organiser à Milan. »

Tandis qu’à l’étage Giulia réunit leurs effets et réveille Elena, Consuelo fait chauffer l’eau pour le café et prépare un encas pour le voyage tout en soupirant de soulagement tant la solution choisie par sa fille lui semble la meilleure pour tous dans la situation actuelle. La joie de la fillette, maintenant tout à fait réveillée en dépit de l’heure matinale, lui enlève ses derniers doutes. Le verbiage de l’enfant, toute excitée, tire à leur tour les deux garçonnets de leur sommeil. Par chance, ils ne montrent aucun regret à ne pas faire, comme leur sœur, partie du voyage: « Nous, on a de la chance, on reste avec notre pépé et on pourra jouer avec les petits de la Biquette ! Même que Pépé nous a promis de les voir en train de naître ! Toi, tu ne les verras pas les petits de la Biquette ! » Elena ne rétorque pas mais affiche un sourire légèrement supérieur et complice avec sa maman. C’est par ces propos enthousiastes qu’ils accueillent Fernando attiré à la cuisine par l’irrésistible odeur du café chaud. Les deux femmes se figent alors dans l’attente inquiète de sa réaction mais il ne semble pas y prendre garde et, comme chaque matin,  continue à élaborer avec ses petits fils, les activités de la semaine à venir : réfection du poulailler et construction de pondoirs  supplémentaires, installation d’une balançoire dans le verger sont votés à l’unanimité.

La dernière gorgée de café au lait avalée, Elena ne tient plus en place : « Il faut partir Maman, on va rater le car, c’est sûr ! », elle s’empare de son petit baluchon puis, à la hâte, embrasse ses frères et ses grands-parents. Giulia, craignant d’être rabrouée, ne sait si elle doit tenter de s’approcher de son père ;  elle tergiverse, tourne en rond dans la pièce comme à la recherche de ce qu’elle redoute d’oublier tandis que Fernando, sans un mot, sans un regard, disparaît à nouveau dans sa chambre dans le souci, pense-t-elle, d’échapper à cette épineuse scène d’adieu. Tout à la fois soulagée et meurtrie par cette attitude, Giulia étreint sa mère et ses fils avant de suivre Elena qui la précède déjà dans la rue.

Devant la mairie, l’antique bus tousse et vibre tandis que les villageois installent bagages, paniers à volailles, cageots de légumes dans la soute. Elena s’empare du siège côté fenêtre et, le nez écrasé contre la vitre, commente chaque arrivée de nouveaux voyageurs. Giulia perdue dans ses pensées, de nouveau taraudée par le remord, se réfugie derrière ses paupières closes.

« Maman ! Regarde ! C’est Pépé ! Pépé qui arrive, je te dis ! »

« Un aller pour Rome, Bernardo, je te prie ! »

Médusée, Giulia écoute et contemple son père vêtu du costume sombre réservé aux mariages et aux enterrements, coiffé de son chapeau de feutre noir, chic mais si peu adapté à la saison. Exhalant la naphtaline, il passe raide et digne à côté d’elle, se contentant de lui annoncer, d’un ton sans réplique, avant d’aller s’asseoir à l’arrière du car :

« Tu ne pensais quand même pas que j’allais vous laisser partir seules. Je vous accompagne jusqu’à Rome et, demain matin, je vous mettrai dans le train pour Milan. J’enverrai un télégramme à Enrico ce soir pour le prévenir de votre arrivée. Il vous récupèrera à la gare »

Giulia enfonce ses ongles dans les paumes de ses mains afin de contenir sa frustration, sa rage d’être traitée une fois de plus comme une éternelle enfant indigne de confiance ; cependant, pour être tout à fait honnête avec elle-même, elle se doit de s’avouer quelque peu soulagée ; elle qui n’est jamais allée au-delà de Potenza, s’inquiétait de cette nuit de transit à Rome, doutait de son aptitude à trouver un hébergement , à dénicher la gare et, enfin, à monter dans le train qui les mènerait, à coup sûr, à Milan.

Tandis que le bus vrombissant et fumant s’arrache, dans un nuage de poussière, à la place du village, la jeune femme réprime ses larmes à la pensée de Dino et Gabrio et s’efforce de s’imaginer un nouvel avenir.