Jamais un tel calme n’a régné autour de la table familiale ; seul le bruit des fourchettes heurtant les assiettes se fait entendre ; les enfants, à l’accoutumée si bavards, se contentent d’observer les adultes d’un œil interrogatif pour ne pas dire inquiet. Même l’aïeule, siégeant face à son fils à l’autre extrémité de la table, se tient coite. Manifestement son esprit est tout occupé à anticiper sur l’évolution des événements et, principalement, à soupeser les chances ou plutôt les risques, que sa belle-fille rentre rapidement en grâce auprès de son mari trop vite oublieux de ses griefs.
Le repas se termine dans un silence pesant chacun retenant son souffle comme pour ajourner l’explosion qu’il pense inévitable et probablement lourde de conséquences. La dernière bouchée avalée, les enfants ne songent plus qu’à gagner la chambrette sous les combles qu’ils partagent avec leur mère ; aucun cri, aucune bousculade dans l’escalier, aucune course poursuite pour être le premier à sauter et à rebondir sur le vieux sommier à ressorts mais un besoin de se blottir les uns contre les autres, de se confier tour à tour, à l’oreille, leurs craintes et leurs espoirs depuis qu’ils ont saisi des bribes de conversations, entre hommes, sur le corso ou, entre femmes, chez Vera. Rosalia, elle-même, en dépit de sa curiosité malsaine, préfère, avec une moue à la fois méprisante et outragée, quitter la place et gagner sa chaise devant la porte. Coudes posés sur la table, tête blottie au creux de ses mains jointes, Fernando reste silencieux, seules les contractions rythmées de ses maxillaires témoignent de l’intensité de son irritation. Les deux femmes, comme clouées sur leur siège, n’ébauchent aucun geste pour desservir mais semblent s’abîmer dans la contemplation du déplacement des mouches sur la toile cirée. Leurs bras convulsivement croisés sur leur estomac tentent de maîtriser les battements anarchiques de leur cœur affolé par cette attente.
« Le car pour Rome part à 6h15 ! », Fernando jette ces paroles tout en repoussant bruyamment sa chaise et en fixant durement Giulia qui tressaille tout à la fois de surprise, de joie et d’appréhension mêlées.
Le père lui intime donc l’ordre de plier bagages dès l’aube sans plus se préoccuper de son devenir et de celui des enfants. Jette-t-il aussi les trois petits dans l’aventure ou est-il déterminé à les garder auprès de lui ?
Comme pour faire réponse à sa silencieuse interrogation, il enchaîne : « Evidemment, les enfants resteront ici au moins le temps que tu t’organises avec Enrico. Enfin…si toutefois ton mari veut encore de toi ! »
Rendue muette par l’anxiété, Consuelo considère tour à tour le visage dur et fermé de son époux et celui, comme embrumé par le désarroi, de sa fille. Est-il possible de laisser cette jeune femme sans expérience s’engager seule dans la traversée de l’Italie ? Ne sera-t-elle pas tentée, arrivée à Rome, de s’y établir plutôt que de rejoindre Milan et d’affronter le jugement de son mari ?
Est-ce la lourdeur du silence succédant à sa déclaration qui interpelle Fernando ou une sorte de remord ? Avant de quitter la pièce, il se retourne : « Au cas où tu me demanderais de rester ici, sache que tu ne mettras plus le nez dehors, tu m’as assez déshonoré. Entre la maison et les champs, tu as largement de quoi t’occuper. Réfléchis bien, tu as toute la nuit pour cela ! Ah ! Je voulais te dire aussi que je ne veux plus jamais te voir dans cette tenue de pute ! »
Retrouvant inconsciemment un geste pudique de fillette tirant sur une jupe devenue trop courte, Giulia cherche en vain à allonger son panty avant de s’asseoir de nouveau face à sa mère. Seuls les ébats d’un papillon de nuit prisonnier de l’abat jour se font désormais entendre. Confrontée au redouté capo di famiglia et à la détresse de sa mère, Giulia a, pour l’heure, perdu toute sa superbe et son énergie combattante de suffragette. Il ne reste aux deux femmes que la force de communiquer par le regard puis celle de se lever enfin pour débarrasser la table avant de rejoindre leur lit en quête d’un improbable sommeil.
Dans la touffeur de la mansarde, allongée sur le lit étroit aux côtés d’Eléna endormie, la jeune femme rumine sa fureur. Fureur tout autant dirigée contre elle-même que contre son père et le curé. Comment a-t-elle pu, une fois de plus, se comporter en gamine craintive, soumise et accepter de se laisser insulter ? C’est sur le champ qu’elle eût dû faire ses bagages et prendre la porte pour ne plus revenir. Ses enfants ne seraient-ils qu’un faux prétexte, ainsi que le prétend Margherita, pour rester chez ses parents et ne pas avoir à affronter sa vie de femme ? S’il lui reste une once d’amour propre, elle se doit de prendre le car pour Rome au petit matin en compagnie de sa progéniture. Il serait même bon de se relever dès maintenant, de réveiller les petits, de rassembler leurs effets et de les emmener dormir chez Vera afin de ne pas se retrouver face à ses parents au moment du départ.
Le clair de lune lui permet d’entreprendre ses préparatifs sans allumer ; elle extirpe la valise en carton bouilli glissée sous le lit et commence à la remplir tout en s’arrêtant fréquemment pour s’asseoir, soupirer et réfléchir encore. . Les minutes passant, il lui apparait de plus en plus irresponsable de se lancer avec trois bambins dans la traversée de l’Italie alors qu’elle s’est rarement éloignée de son village… Comment Enrico va-t-il réagir face à leur irruption dans son quotidien déjà si difficile ? Ne serait-il pas plus sage de lui faire part auparavant de sa détermination à le rejoindre afin qu’il puisse préparer leur venue ? Les fêtes de la Nativité seront vite arrivées, ils pourraient tous repartir ensemble pour Milan.
A ce stade de sa réflexion, Giulia s’empare à nouveau des effets des enfants et les replace sur les étagères avec un bref, très bref, sentiment de soulagement. La valise à peine réintroduite sous son lit, Giulia s’agite de nouveau en proie à une angoisse de plus en plus prégnante. Elle ne peut s’imaginer demain, et durant toutes les semaines à venir, face à un père transformé en garde chiourme. Il lui faut donc partir. Partir en laissant provisoirement les enfants à la garde de leurs grands-parents.
Certes, Gabrio et Dino, petits machos en puissance, très attachés à leur grand-père et excessivement gâtés par Rosalia, ne souffriront que modérément de son absence mais que deviendra Elena, sa douce Elena, son petit chaton affamé de tendresse ? Elle sera la cible permanente de la vieille femme qui ne peut cacher son aversion pour la fillette et la timide servante de Fernando toujours plus exigeant. Comment elle, Giulia, qui se vante de combattre pour la libération de la femme, peut-elle, un instant, envisager de laisser sa propre fille sous le joug d’un aïeul tyrannique et d’une harpie redoutable ? Si elle part, elle doit impérativement emmener la fillette avec elle.
Elle se sent seule, terriblement seule ce soir face à l’angoissante prise de décision. Où sont donc passés sa légèreté, son enthousiasme des jours précédents, où elle se sentait portée par le groupe des jeunes femmes solidaires ? Qui pourrait, parmi elles, l’aider, la guider? Après ce coup d’éclat à l’église, dûment sermonnée par le curé, chacune est repartie chez elle prête à essuyer la colère des anciens et à courber de nouveau l’échine. Seule Margherita, a gardé toute son ardeur mais pour elle le mérite n’est pas grand ; Véra la soutient inflexiblement et son père n’envisagerait pas d’avoir un autre avis que celui de sa femme. En jeune femme libre de tous liens, elle ne pourrait judicieusement conseiller Giulia. D’ici quelques jours, elle regagnera fièrement l’Angleterre persuadée d’avoir su semer les bonnes graines pour l’émancipation de la femme italienne.
Terrassée par la fatigue et le chagrin, Giulia s’endort enfin, le bras d’Elena enserrant sa taille.