(3éme jour)

 

 

   Simone fut la première à s’éveiller, depuis un moment elle n’en pouvait plus de se tourner et de se retourner dans le lit, au point qu’à un moment de la nuit, Georges s’était mis en colère en lui disant que si cela continuait, il irait dormir dans un fauteuil devant la télévision.

 

Leur conversation d’hier au soir avait remis en branle des souvenirs qui désormais l’agitaient, Georges pensait qu’il aurait mieux fallu qu’elle les oublie, mais de son côté elle s’était bien rendu compte que sous des dehors de gros costaud son mari était tendre comme une midinette. Il n’acceptait de parler de tout cela que le soir à la nuit tombée dans sa chaise longue au jardin, et un verre à la main, elle trouvait cela rassurant, ayant craint à une certaine époque de s’être mariée avec un homme dur et sans affectivité. C’est en raison de cette découverte qu’elle le laissait se comporter comme il le faisait, s’il avait besoin de jouer les hommes et que cela le rassurait, qu’il le fasse, mais le résultat c’est que le temps passait et qu’ils ne parvenaient pas à sortir de la situation de crise qu’ils s’étaient créée.

 

Elle, elle ne se posait pas de question sur la façon dont elle aimait ses enfants, c’était entier, viscéral, ils étaient comme une part intime d’elle-même et quand son aîné s’était tué, elle s’était senti vidée de sa substance, une partie vitale de son corps était morte avec lui. Longtemps elle n’avait pu dire Francis en pensant ou en parlant de lui, et puis un beau jour, elle s’était dit qu’il fallait qu’elle réagisse qu’il y avait Florent et son mari, qu’il fallait sauver ce qui pouvait encore l’être, c’est à l’ instant où elle pensait y être enfin parvenue que tout lui avait échappé, Florent aussi était parti, pas mort, mais tout comme, et depuis c’était l’absence et le silence…

 

Il ne leur était plus resté qu’à se construire autour de cette absence et de ce silence, il avait fallu qu’elle se batte pour deux, qu’elle donne l’illusion qu’elle maitrisait la situation, qu’elle ne souffrait pas, c’était le prix à payer pour que la vie continue, pour que Georges ne sombre pas

Elle qui l’aimait, qui avait un geste gentil et tendre à son égard chaque fois qu’elle passait prés de lui n’était que rarement payée en retour, elle était là, c’était là l’important et heureusement, car sans sa ténacité, tout serait parti à vau l’eau, Georges n’était pas méchant comme on le dit couramment, mais il semblait penser que sa douleur lui donnait tous les droits, même celui d’oublier peu à peu ses proches.

 

Elle s’était levée à quatre heures et elle découvrit qu’il en était six, le temps passe vite quand on s’enferme dans ses souvenirs et ses souffrances.

Allez hop ! Au travail, il fallait leur préparer le café du petit déjeuner, ils ne devraient pas tarder à émerger se dit-elle, mais de cela elle n’était pas tout à fait certaine vu l’état qui était le leur, hier au soir avant qu’ils n’aillent se coucher.

Elle disposa sur la table tout ce qui était nécessaire pour leur offrir un petit déjeuner agréable, c’est peut être là que j’ai un problème pensa-t-elle, je voudrais toujours que tout soit parfait et tel que je l’ai imaginé.

Le grincement d’une porte lui annonça qu’un premier convive arrivait, oubliant ses dernières réflexions elle se dépêcha de mettre la cafetière sur la table et sortit le beurre du réfrigérateur

 

*****

Quand Georges se présenta dans la cuisine il était déjà prêt à repartir sur son chantier de la veille, l’arrivée de Nicolas lui avait redonné de l’allant et de l’énergie, cela allait lui permettre de rattraper bien des tâches restées en suspens, il était sollicité presque chaque jour par l’un ou l’autre pour une bricole ou une autre, et le travail s’était accumulé.

 

Simone qui l’observait lui trouva un air fatigué qui l’inquiéta un peu.

 

-         Il faut tout de même te ménager tu n’es plus de la première jeunesse et il n’est pas question que tu suives le rythme de ton protégé, sinon il va te faire mourir.

-         Ne le mêle pas à cela, c’est que je n’ai pas très bien dormi et tu dois savoir pourquoi avec la sarabande que tu m’as fait subir, mais je vais me ménager c’est promis.

 

Hier ils avaient brisé la glace de leur silence, et ce matin il avait envie de lui parler, de lui dire ces mots que depuis des années il tenait enfermés dans sa mémoire, de sa peine, mais aussi de la joie pour la vie qu’il menait avec elle, il aurait voulu lui dire ses regrets pour ces journées où il était incapable de lui adresser la parole, s’excuser de ses rebuffades lorsqu’il avait l’impression qu’elle entrait dans sa zone de sauvegarde et qu’il s’y sentait menacé. Mais fallait-il encore retrouver le chemin…

 

*****

-   Allo Clarisse, c’est Marianne

-         Marianne ?  Tu sais l’heure qu’il est, si la vue ne me joue pas de tours, il doit être quatre heures du matin, t’es tombée du lit ou quoi ?

-         Je n’arrivais plus à dormir et j’ai pensé que tu pourrais m’aider ?

-         T’aider à quoi, tu as oublié la recette de la sauce gribiche ?

-         Si tu commences à te foutre de moi, je raccroche !

 

Marianne ne se rendait même pas compte du ridicule de la situation, en menaçant de raccrocher au nez d’une amie qu’elle avait réveillée à quatre heures du matin, je vous laisse découvrir pourquoi !

 

-         Toi qui vis depuis plusieurs années avec le même garçon comment tu as su que c’était le bon, je crois que je suis amoureuse ?…

-         Attends que je me passe la tête sous le robinet, c’est pour cela que tu me réveilles à pas d’heure, mais avec tes âneries mon charmant compagnon, lui, risque de se carapater à toutes jambes pensant qu’il est tombé sur des folles.

-         Qu’est ce que tu me racontes, ne cherche pas à gagner du temps et réponds moi, pour une fois que je te pose une question…

-         Demain midi Bistrot Romain de Saint Germain sois à l’heure et c’est toi qui paies le repas et encore j’accepte parce que tu es ma meilleure amie, bonne nuit !

-         La garce elle a raccroché !

 

Le réalisme de son amie lui a remis les pieds sur terre, ou pour le moins la tête sur l’oreiller et elle se rendort.

Le second réveil fut plus douloureux, quand la sonnerie se fit entendre, elle était en plein sommeil et eut beaucoup de mal à se retrouver dans la réalité.

S’arracher du lit, douche minute, coup de brosse, café brûlant sans rien prendre pas le temps…Courir jusqu'à l’arrêt du bus qui présente l’avantage d’être sur une ligne directe ; pas de place assise comme dab et le chauffeur qui vous secoue pour que vous soyez fin prête en arrivant au travail. Préparation plus bus quarante minutes il lui était même arrivé de parvenir à le faire en trente minute son record.

 

Elle était euphorique depuis qu’elle s’était imaginée qu’elle était amoureuse, et elle pénétra en fredonnant dans les couloirs du service, si elle n’avait pas dû s’écarter pour laisser passer un chariot, elle n’aurait peut-être pas vu le panneau d’affichage syndical. Une note de service y était punaisée accompagnée d’un tract indiquant qu’une réunion de la commission paritaire devait se tenir pour entériner la titularisation d’agents en contrats précaires.

 

Elle relut deux fois les documents pour être bien certaine que son cas allait pouvoir être discuté et réglé, depuis cinq ans qu’on lui renouvelait son contrat de travail tous les six mois au mépris de toutes les règlementations en vigueur… son salaire qui était bloqué… Tout cela avec un temps partiel, ce qui, vous devez bien l’imaginer, ne lui permettait pas de faire des folies.

 

C’est donc sourire aux lèvres qu’elle se dirigea vers le bureau du patron de l’unité de recherche en oncologie. L’accueil fut à la hauteur de l’évènement, miel et courbettes, mais tout aussitôt les signaux d’alarme s’allumèrent sous son crâne.

 

-         Je ne sais pas comment te dire combien ton travail pour le service est apprécié, ton dernier article mis en forme pour « The Lancet » était vraiment extraordinaire, tant pour la forme que pour ses finesses de vocabulaire, et c’est ce qui est très important pour ces publications de recherches en anglais !

 

Enfin on reconnaissait son travail de nègre en publications biomédicales se dit-elle tout en pensant que cette avalanche de compliments était bien suspecte.

 

-         J’étais venu vous voir à propos de la commission paritaire de cette semaine c’est que je compte beaucoup sur son résultat : un trois quart de Smic reste un trois quart, et le temps de travail lui est au minimum un cinq quart, quand ce n’est pas plus…

-         Moi aussi je voulais t’en parler depuis le temps que tu travailles aves nous nous te devons bien cela, mais vois-tu nous devons tenir compte de la configuration de l’équipe et des objectifs du projet qui a été entériné par l’ARH, pour publier, il faut des résultats et pour avoir des résultats…

 

Il faut des chercheurs se récita-elle dans la tête, elle avait coupé le contact son, à vrai dire elle n’avait pas besoin de venir le voir pour connaître le résultat de leur discussion, ce qu’elle faisait, il s’en fichait totalement, alors qu’elle lui évitait toute la partie fastidieuse de la mise en forme des documents et assurait le contact avec les équipes étrangères de publication. Tout cela sans jamais apparaître bien évidemment…C’était lui le chercheur tout de même !

 

Elle avait pressenti que cette rencontre si bien partie cachait un piège et qu’il y aurait des « mais », cette rumeur sur l’arrivée possible d’un biologiste Tchèque qui viendrait compléter l’équipe n’en était plus une, et tant pis pour elle si une nouvelle fois…

Elle ramassa son sac, fit de gros efforts pour ne pas se mettre à pleurer et se dirigea vers la sortie, pas question qu’elle ne demeure une minute de plus à travailler pour ces escrocs.

Le mardi elle ne travaillait pas l’après midi et elle avait donc emmené son matériel pour aller à la piscine, elle décida de s’y rendre tout de suite pour effectuer des longueurs de dos crawlé jusqu'à l’épuisement de sa rage.

 

Après deux heures de natation elle avait retrouvé la paix de l’esprit et du corps, et son repas avec son amie Clarisse se déroula sous les meilleurs auspices ; Clarisse avait oublié le réveil aux aurores, enfin oublié c’est peu dire car cela les fit bien rire. Elles mangèrent de bon appétit et abordèrent enfin le thème du beau Chevalier sur son cheval blanc.

 

Clarisse reconnut que le beau Chevalier actuel n’était peut-être pas un vrai Chevalier blanc comme dans les histoires de Princesse, mais elle n’était pas non plus Princesse, et ils formaient tout de même un couple harmonieux. Il avait le don de l’exaspérer par certains de ses comportements, mais elle n’était pas en reste avec les siens et certains soirs il leur était arrivé de sortir chacun de leur côté en boudant.

Tout cela n’intéressait pas vraiment Marianne qui voulait seulement savoir ce que l’on ressentait au moment où l’on commençait à être amoureux.

 

Elles en parlèrent longtemps sans parvenir à trouver un réel terrain d’entente, mais la discussion ne fut pas inutile, même si elle amenait plus de questions qu’elle ne résolvait de problèmes.

Elles se quittèrent ragaillardies et souriantes, au cours de leurs échanges Clarisse lui avait conseillé de retourner dans son service à l’hôpital, car là au moins elle avait un salaire. Pour ce qui en était de sa position de nègre, elle lui conseilla de faire en sorte de sortir de son anonymat, par exemple en téléphonant au Lancet ou dans les autres revues en utilisant un motif futile pour leur demander si son dernier article n’avait pas posé de problème, que partout l’on sache qui elle était, si cela ne te rapporte rien, ce sera bon pour ton égo et puis va savoir on ne sait jamais.

 

*****

Nicolas fut le dernier à arriver au petit déjeuner, il avançait dans le brouillard n’ayant pas complètement récupéré, après deux tasses de café et trois tartines il put enfin commencer à répondre à Georges qui commençait à trouver le temps long !

 

-         Non impossible, nous ne pouvons pas recommencer le chantier chez Michelle ce matin, il nous manque trop de matériaux pour le mener à bien : quelques plaques de zinc pour les entourages de cheminées, des tuiles de faîtage…Et puis il faut que je voie sur place. Avez-vous un moyen de transport à me prêter ?

-         Prenez ma voiture !

-         Il ne saurait en être question, je vais encore attendre un peu, non je pensais à un vélo par exemple.

-         Cela nous n’avons pas ou alors celui de Simone mais avec vos grandes jambes je vous vois mal faisant de la route, non j’ai une antique mobylette si vous voulez, à vous de voir ?

 

Voir c’est tout vu se dit Nicolas, le problème c’est que de la mobylette il en avait rêvé étant adolescent, mais qu’il n’en avait jamais eu en raison des problèmes financiers de sa mère, et qu’il n’était pas certain d’en connaitre la pratique.

 

Il avait fallu démarrer la capricieuse debout sut les pédales et sous les regards amusés de Georges et de Simone, mais il y était parvenu, pour le reste c’était un peu comme un vélo en plus rapide.

 

*****

Chez Michelle il commença par noter les besoins sur un carnet que lui avait donné Simone, c’est au bruit qu’il fit en dressant son échelle le long de la gouttière que Michelle ouvrit sa fenêtre.

 

-         Tiens c’est vous, vous voilà bien matinal. Ce n’est peut-être pas très prudent de monter sur le toit alors que vous êtes seul ?

-         Pas de soucis à vous faire, j’ai pris toutes mes précautions et je n’ai même pas besoin de monter complètement sur le toit pour compter mes faitières.

-         Rentrez tout de même prendre un café, ce ne serait pas correcte de ma part de vous accueillir ainsi.

 

Que voulez-vous répondre à une vieille dame qui vous accueille aussi gentiment, il ne se fit donc pas prier.

 

Pendant toute la préparation du café Michelle ne lui adressa plus la parole ce qui l’étonna un peu, mais il ne pouvait pas deviner le conflit intérieur qu’elle était en train de livrer dans sa tête.

C’est l’occasion de sortir de cette situation se disait-elle, je me dois de dire la vérité à quelqu’un, j’ai déjà trahi la confiance de mes amis Simone et Georges il y a longtemps déjà que j’aurai dû leur parler.

 

-         Puis-je faire quelque chose pour-vous, vous m’avez l’air bien soucieuse, si vous avez d’autre travaux à réaliser profitez d’avoir toute cette équipe sous la main et nous vous les ferons !

-         Vous avez raison j’ai quelque chose à vous dire et je ne puis m’y résoudre.

-         Comment cela ?

 

-         C’est à propos des enfants de Georges et Simone et de leur accident ;

 

-         Je suis au courant Simone m’a raconté cette triste histoire, mais en quoi cette affaire vous concerne t’elle, ils ont bien eu un accident de moto et l’aîné à été tué dans l’accident ?

 

En effet lui raconta-t-elle, mais ce n’est pas Francis l’aîné qui pilotait la machine c’est son cadet Florent et c’est chez moi qu’ils garaient leur machine puisque leur père n’en voulait pas…Michelle était lancée et les mots se succédaient aussi rapidement que ses larmes et ses soupirs, au fur et à mesure qu’elle parlait son visage se détendait enfin libéré de ses tensions

 

Une suite de circonstances plus stupides les unes que les autres : un père un peu rigide, mais avec deux garçons à élever, sûr qu’il lui fallait être prudent, une voisine trop contente, qui au travers d’eux se consolait de ne pas avoir eu d’enfant, un frère  imprudent qui laisse conduire un petit frère peu aguerri, un chauffeur en état d’ébriété qui s’arrête en stationnement interdit et ouvre sa portière…Un ensemble terrible de circonstances qui vous laissent sans voix.

Un silence, plus un mensonge, plus un peu de bêtise humaine avait gâché et détruit la vie et le bonheur de tout un quartier ; Nicolas n’osait lever les yeux de sa tasse en écoutant Michelle énumérer l’enchaînement du drame et la chape de silence qui en avait résulté, chacun se croyant coupable d’une tragédie dans laquelle ils n’avaient fait au mieux que de jouer un second rôle non déterminant.

 

Comment faire rejaillir les voix pour briser le silence et que puissent s’énoncer ces mots et ces paroles qui parviendraient peut-être à leur apporter à tous un peu de consolation ? Pour l’instant ils n’étaient jamais parvenus à les prononcer sauf peut-être dans leurs pensées mais sans que jamais ils ne franchissent la barrière des lèvres.

 

-         Je vous remercie de m’avoir fait confiance et de vous être confiée à moi, nous allons voire comment nous pouvons sortir de cette triste affaire.

-         Je crois qu’il faut savoir saisir l’instant et l’opportunité qui paraissent les plus adaptés pour cesser de souffrir. Hier vous aviez un si beau sourire et vous vous êtes montré si gentil que je me suis dit qu’il fallait que je vous parle, encore fallait-il trouver le bon moment en venant ce matin avant les autres, vous m’avez facilité la tâche, vous savez peut-être que Florent travaille en Nouvelle Calédonie dans les mines de bauxite.

-         Oui, je le savais, Simone reçoit quelques nouvelles par un copain de ses fils.