Alors que les derniers rayons du couchant embrasent le ciel, devant son fourneau, Consuelo tente de préparer le repas et de rester sourde aux réflexions pour le moins acides de sa belle-mère qui, du fond de son fauteuil, marmonne à mi-voix :
« Tout ce scandale à l’église, eh bien, cela ne lui a pas suffit ! Dieu seul sait où elle est encore partie traîner au lieu de s’occuper des enfants, il est vrai qu’elle ne sait rien faire de ses dix doigts ! Elle n’est bonne qu’à se pavaner toute la journée ! Et sa mère qui ne lui dit jamais rien, quelle misère de voir cela ! C’est un homme, un vrai, qui la tienne qui lui aurait fallu. »
Eléna, apparemment toute absorbée par l’épouillage méticuleux du chien se redresse brutalement et, les yeux brillants de larmes, fait face à son aïeule :
« Ce n’est même pas vrai ce que tu dis ! Ma maman ne traîne pas, elle est chez tante Vera avec Margherita. Je l’ai vue tout à l’heure. Même qu’elle avait les yeux tout rouges. »
« Toujours avec cette traînée de Margherita, bien sûr ! »
Consuelo, anticipant vivement la réaction de l’enfant rouge d’indignation, la serre rapidement contre son giron en un geste à la fois tendre et ferme :
« Chut Eléna, on ne tient pas tête aux grandes personnes !
-Mais Nonno…
-As-tu compris ce que je t’ai dit ? Mets le couvert et tais- toi !
-C’est ça, travaille donc un peu au lieu de rêvasser, cela te changera ! A ton âge, je n’arrêtais pas du matin au soir » continue, de sa voix aigre, la vieille Rosaria.
En dépit d’une longue habitude, la méchanceté purement gratuite de sa belle-mère ébranle toujours Consuelo qui, au cours de toutes ces années de vie commune, a appris à se taire, à ne jamais rétorquer. D’un léger haussement d’épaule accompagnant un sourire résigné et complice, Consuselo encourage la petite à ne pas répliquer tandis que son pauvre estomac se tord à la pensée de la soirée houleuse qui se prépare.
L’envie de fuir, de se réfugier auprès de Véra, d’y retrouver Giulia et de pouvoir s’expliquer calmement entre femmes, s’empare à nouveau d’elle mais avec plus de violence encore. Cependant elle sait qu’elle doit résister. Résister, maintenant plus que jamais, à cette pulsion ; que sa place est ici auprès de la petite. Déserter serait aussi se reconnaître coupable. Coupable d’une faute qu’elle n’a point commise. Il lui faut donc faire face, affronter Fernado et ne pas laisser le champ libre à une Rosaria triomphante. Il lui faut surtout être capable de s’interposer entre le père et la fille afin que rien d’irrémédiable ne se produise entre ces deux êtres au caractère fier et entier.
A bien y réfléchir, ils ont peut-être eu tort, il y a quelques mois, de dissuader Giulia de partir rejoindre son mari à Milan avec ses enfants. Ils ont craint pour eux la promiscuité des quartiers populaires, les logements insalubres, la misère même, le salaire d’Enrico ne leur permettant pas de survivre dignement à cinq. Fernando, lui, brandissait surtout le spectre des attentats qui secouaient la ville et ôtaient la vie à tant d’innocents. « Les brigades rouges », ces simples mots évoquaient, pour eux, des ruisseaux de sang inondant les pavés de la ville et les faisaient frémir au même diapason.
Elle savait cependant, elle la mère, qu’il n’est pas bon pour un jeune couple de demeurer séparés si longtemps et, pour un père, de ne pas voir grandir sa progéniture.
Tout en faisant rissoler ses aubergines, Consuelo se remémore toutes ces soirées occupées en discussions interminables, où chacun répétait indéfiniment et stérilement les mêmes arguments. Devant l’obstination de Giulia à vouloir partir, Fernando pensa résoudre le dilemme en lui proposant de s’exiler sans les enfants. Au village, bien entourés par leurs grands-parents, ils continueraient à bénéficier d’un bon air et d’une nourriture suffisante grâce au jardin, au poulailler et à leurs trois chèvres. De plus, libérée de la tâche de garder ses petits, elle pourrait trouver sans peine un travail rémunérateur à l’image de Margherita employée comme nurse dans une riche famille londonienne.
Consuelo se souvient de la violence avec laquelle la jeune femme rejeta cette proposition, des sanglots qui la secouèrent toute une partie de la nuit. Au matin, le visage tuméfié par les larmes, elle leur fit part de sa décision de rester avec eux. De ce jour, elle ne fut plus la même. Elle sembla prendre ses distances avec chacun, participa en renâclant aux tâches journalières, s’intéressa de moins en moins à ses enfants et, depuis le retour de sa cousine pour les vacances, consacra de plus en plus de temps au soin de sa personne et aux retrouvailles avec d’autres jeunes femmes, anciennes camarades d’enfance, que les obligations ménagères et familiales avaient tenues éloignées les unes des autres et qui, à présent, semblaient s’en libérer au profit d’interminables palabres le long du corso.
A travers le brouillard des larmes qu’elle ne parvient plus à réprimer et les vapeurs de friture, elle aperçoit brutalement, tout près d’elle, le visage torturé de Giulia qu’elle n’a pas entendue rentrer.
Dans un mouvement irréfléchi, elle ouvre alors grand les bras pour étreindre sa fille qui s’y précipite aussitôt :
-Pardon, Maman ! Pardon pour tout le mal que je te fais et que tu ne mérites pas mais je ne puis faire autrement.
-Mais ma Guilia
-Laisse- moi te parler ! Maman, écoute-moi, je sais que tu peux me comprendre ! Je ne veux pas, nous ne voulons pas, nous autres les femmes de ma génération, vivre ce que vous avez vécu. Nous ne voulons plus accepter tout ce que vous avez accepté. Accepter d’être sous la tutelle d’un mari qui dicte sa loi.
-Ton père n’est pas un méchant homme.
-Mon père n’est pas un méchant homme, c’est vrai, mais c’est un homme… Et comme tous les hommes de son époque, il impose sa loi à toute la famille. Comme le curé du haut de sa chaire, il n’a que les mots de respect, d’obéissance à la bouche. Il faut que nos maris à nous comprennent que nous sommes leurs égales. Qu’ils comprennent qu’en cas de mésentente, il n’est pas honteux de se séparer, de reprendre chacun sa liberté.
-Mais Giulia… tente, à nouveau, de l’interrompre Consuelo qui tremble de voir rentrer Fernando au milieu de cette discussion et qui prie pour que Rosalia ne saisisse pas le sens profond de leurs propos.
-Ecoute-moi encore, Maman ! Nous n’acceptons plus qu’un prêtre qui ne connait rien de nos problèmes de femmes, de couples, s’autorise à régenter nos vies. Parce que, Maman, nous, nous voulons être libres, libres d’enfanter ou de ne pas enfanter. Nous ne voulons plus courir le risque de nous faire avorter illégalement dans l’ombre d’une cuisine. Tu te souviens des conditions dans lesquelles Véra s’est fait avorter ? Une vraie boucherie…Elle a failli en mourir en laissant six orphelins.
-Mais Giulia…
-Encore un instant, Maman ! J’ai bien réfléchi, j’en ai parlé avec Véra et Margherita. Elles me donnent raison, je vais partir. C’est mieux pour nous tous, crois –moi…
L’irruption de Gabrio et Dino précédant leur grand-père met brutalement fin au dialogue.