Tout en épongeant son front ruisselant de mauvaise sueur de la main gauche et en tentant, de la main droite, de s’éventer à l’aide de son chapeau, l’archiprêtre descend d’un bon pas la ruelle menant à la maison de Fernando. Du bout de son soulier rutilant, il bouscule sans aucun ménagement le matou voluptueusement étalé sur la marche puis frappe du poing à la porte close. Visiblement impatienté par l’absence de réponde immédiate, il recommence à tambouriner puis s’autorise aussitôt à entrebâiller la porte juste au moment où une voix pâteuse, surgie de la pénombre, lui parvient enfin :

-Oui, ça va, ça va, j’arrive !

Le visage tout congestionné, les yeux papillotants, Fernando avance d’un pas quelque peu incertain vers la silhouette impressionnante de l’ecclésiastique qui se découpe dans la lumière. Manifestement gêné de recevoir cet honorable visiteur dans sa tenue débraillée, il tente maladroitement de réajuster au mieux sa chemise fripée à l’intérieur de son pantalon et de retendre ses bretelles sur son ventre rebondi.

-Don Pietro ? Mais que faites-vous ici pendant les vêpres ?

-Les vêpres sont terminées depuis longtemps mais c’est justement pour t’entretenir des vêpres que je suis ici.

Les yeux de Fernando  cessent de papilloter de sommeil pour s’arrondir d’étonnement. Ce curé de malheur va-t-il lui reprocher, à présent,  de ne pas assister aux offices alors que depuis des années il entretient gratuitement le mobilier de la paroisse.

-Ta femme n’a certainement pas manqué de te rapporter ce qui vient de se passer à l’église.

-Ma femme ? Mais elle n’est pas revenue, elle est encore aux vêpres.

Le prêtre, de plus en plus agacé, se demande si ce crétin de menuisier n’a pas perdu l’esprit en même temps que ses trois doigts.

-Non Fernando, l’église est fermée, il n’y a plus personne mais, si je comprends bien, elle est partie cacher sa honte ailleurs, elle n’a pas osé venir te faire part du scandale.

Cette fois, Fernando roule des yeux exorbités tandis que  sa bouche grande ouverte témoigne de son ahurissement. De quelle honte, de quel scandale, sa paisible épouse a-t-elle pu se rendre responsable ? Ce curé n’a plus toute sa raison, c’est certain, le voici maintenant qu’il force le passage en haussant encore le ton :

-Vas-tu en fin me faire asseoir et me laisser parler. Auparavant, si tu m’offrais un verre de ton petit vin, cela ne serait pas de refus par cette chaleur.

Brutalement rappelé à son devoir d’hospitalité, Fernando, tout confus, se dirige vers la cave à l’instant exact où Consuelo en surgit. Tirée de sa torpeur par la voix forte et irritée du pasteur, son oreille collée à la porte afin de ne rien perdre des propos échangés, elle réprime à grand peine un violent désir de s’enfuir afin de se réfugier chez sa sœur Véra. La trappe conduisant au jardinet est assez large pour lui permettre de s’y faufiler cependant cette solution, à peine envisagée, lui paraît indigne d’elle et de son courageux aïeul. Il lui faut affronter les deux hommes et, coûte que coûte, se montrer solidaire de sa fille et de ses compagnes. Il y va de l’avenir de la condition  des femmes.

L’apparition  inopinée de son épouse surgissant de la cave revêtue de ses atours du dimanche déstabilise totalement le malheureux Fernando que sa voix abandonne alors que le prêtre, sardonique, ricane :

-Allez, un peu de courage, Consuelo raconte à ton mari pour quelles raisons tu te caches, ainsi qu’un chien galeux, au fond de ta resserre !

Ces paroles blessantes cinglent Consuelo avec la force d’un fouet  et font naître en elle une énergie insoupçonnée. Elle se redresse de toute sa taille et fixe sans ciller ce curé issu de la grande bourgeoisie romaine, qui ne connait rien de la vie des humbles et moins encore de celle des femmes mais qui se permet de les juger et prétend régenter leur vie.

-Le diable est donc en toi, Consuelo, pour oser ainsi affronter mon regard. Avoue à quel point tu as honte de Giulia, de son attitude scandaleuse résultat fatal de la triste éducation que tu lui as donnée.

-Honte de ma fille ? Moi ? Certes pas, même si je n’approuve pas la façon dont elle s’est comportée, je comprends son combat et celui de ses compagnes. Je le comprends parce que je sais, moi, ce que c’est de trembler chaque mois dans la crainte d’être à nouveau grosse d’une vie non désirée.

-Une vie non désirée ? Mais les enfants que Dieu vous  envoie sont des dons du ciel pour lesquels vous devez rendre grâces !

Hors d’elle, Consuelo éclate d’un rire amer :

-Alors que Dieu nous envoie en même temps qu’eux de quoi les nourrir et les vêtir ! Pourquoi ces ribambelles de marmots déguenillés, affamés qui, devenus grands, devront quitter le pays à la recherche d’un misérable travail ? Il n’est pas digne pour une mère de laisser naître des enfants qui seront voués à la misère.

- Misérable femme, tu blasphèmes contre le Seigneur ! Lui seul sait ce qui est bon pour nous, nous n’avons pas le droit de Le juger mais seulement de respecter Sa Sainte Volonté.

 Irrémédiablement désabusée, Consuelo continue de contempler fixement cet homme qui prêche si facilement la soi- disant parole du Seigneur mais qui ignore ce qu’est de trimer pour tenter d’élever un chapelet de petits malheureux. Ses propos n’ont à présent plus aucun impact sur elle, son esprit est désormais tout occupé à tenter d’imaginer ce qui va se passer au retour de Giulia.

-Quelle mécréante es-tu donc devenue ! Il est vrai que bon sang ne saurait mentir ! Je laisse à ton malheureux époux, déshonoré par ton indignité et celle de ta fille, la charge de vous ramener dans le droit chemin.

Le claquement sec de la porte violemment refermée se confond avec celui de la gifle magistrale qui fait vaciller une Consuelo pétrifiée devant un Fernando blême de rage.

-En t’épousant, je ne pensais pas voir sali un jour, par ta faute et celle de ta fille, le nom des Fausta. 

Du fond de son fauteuil, la vieille Rosalia , à présent tout à fait réveillée, ricane de sa voix grinçante :

-Je te l’avais pourtant bien prédit ! Que pouvais-tu espérer d’autre des descendantes d’un renégat ?

Tu méritais mieux, beaucoup mieux, mon pauvre Fernando, mais tu ne m’as pas écoutée.

Des voix surexcitées d’enfants interrompent brutalement les invectives. Inconscients de l’extrême tension ambiante, Gabrio et Dino, de retour, se précipitent sur leur grand-père :

-Allez Pépé, viens ! Tu nous as promis de nous emmener avec toi sur le corso !

-Et de nous offrir une orangeade chez Bernardo !

 Elena, déjà consciente que son statut de fille l’exclut d’office de ces réjouissances, se blottit, câline, contre sa grand-mère.

Le spectacle de ces visages confiants levés vers lui, celui de la joue tuméfiée de sa femme calment subitement Fernando à présent presque honteux de sa violence.

-Je vois que vous n’avez pas perdu la mémoire et, moi, je n’ai qu’une parole, allons-y !

Et, marmonnant entre ses dents, il ajoute en sortant :

-Au diable ce curé, autant affronter tout de suite les mauvaises langues, elles ne s’en tairont que plus vite.