Tout en épongeant son front ruisselant de mauvaise sueur de la main gauche et en tentant, de la main droite, de s’éventer à l’aide de son chapeau, le curé descend d’un bon pas la ruelle menant à la maison de Fernando. Du bout de son soulier rutilant, il bouscule sans ménagement le matou voluptueusement étalé sur la marche puis frappe du poing à la porte close. Très vite impatienté par l’absence de réponse immédiate, il recommence à tambouriner puis s’autorise aussitôt à entrebâiller  la porte juste au moment où une voix pâteuse lui parvient surgie de la pénombre : « -Oui, ça va, ça va, j’arrive ! »

Le visage tout congestionné, les yeux papillotants, Fernando avance d’un pas quelque peu incertain vers la silhouette impressionnante qui se découpe dans la lumière. Gêné de recevoir ce visiteur dans sa tenue débraillée, il tente maladroitement de réajuster au mieux sa chemise fripée à l’intérieur de son pantalon et de retendre ses bretelles sur son ventre rebondi. 

                -Don Pietro ? Vous ? Mais que faites- vous ici à l’heure des vêpres ?

                -L’heure des vêpres est passée depuis longtemps Fernando et…c’est de vêpres  que j’ai justement à te parler.

                -Me parler de vêpres ? A moi ? Pourquoi ?

                -Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ? Tu n’en vois pas la raison peut-être ?

                -Non ! Vous savez très bien don Pietro que je n’assiste pas aux offices mais que, par contre, je répare et entretiens gracieusement le mobilier de l’église depuis longtemps.

                -Je sais, je sais mais il ne s’agit pas de cela ! Consuelo ne t’a donc pas raconté ce qui vient de se passer à l’église ?

                -Consuelo ?

                -Oui, Consuelo !

                -Consuelo, ma femme ?

                -Oui, Consuelo, ta femme ! En connaitrais-tu donc une autre ? Non ? Alors réveille-toi et réagis un peu sinon je vais croire qu’en perdant tes doigts, tu as aussi perdu l’esprit !

                -Mais don Pietro, Consuelo est  encore à l’église.

                -Non, Fernando, l’église est fermée mais, si je comprends bien, ta femme est allée cacher sa honte je ne sais où, elle n’a pas osé venir t’apprendre le scandale.

-Le scandale ? Mais quel scandale ?

                -Avec ta fille !

                -Avec ma fille ?

                -Vas-tu enfin me proposer d’entrer et me laisser parler. Mais, auparavant, si tu m’offrais un verre de ton vin, cela ne serait pas de refus.

Brutalement rappelé à son devoir d’hospitalité, Fernando, tout confus, se dirige vers la cave au moment exact où Consuelo en surgit. Tirée de sa torpeur par la voix forte et irritée de l’archiprêtre, son oreille collée à la porte, elle n’a rien perdu des propos échangés. Durant les premières secondes, dans un élan de panique, elle  envisage de s’enfuir par la trappe communiquant avec le jardinet afin de courir se réfugier chez sa sœur Vera ; cette impulsion aussitôt réprimée, fouettée par un sentiment de fierté ainsi que par la volonté de se montrer digne de son courageux aïeul, elle décide de quitter son refuge afin d’affronter les deux hommes.

En voyant apparaître sa femme, Fernando ouvre de grands yeux incrédules :

                -Mais que fais-tu à la cave en tenue du dimanche ?

Le prêtre ricane :

                -Raconte, Consuelo, raconte à ton mari pourquoi tu te caches comme un chien galeux au fond de ta cave ! Dis lui à quel point tu as honte, honte de Giulia, de son attitude scandaleuse résultat de l’éducation que tu lui as donnée ou plutôt de l’absence d’éducation.

                -Honte de ma fille ? Moi ? Jamais ! Même si je n’approuve pas la façon dont elle s’est comportée, je comprends son combat et celui de ses compagnes.

                -Le diable est donc en toi, Consuelo ! Comment peux-tu soutenir leurs revendications qui sont contraires aux principes de notre Sainte Mère l’Eglise ?

                -Je le peux parce que je sais, moi, ce que c’est de trembler chaque mois dans la crainte d’être à nouveau grosse d’une vie non désirée.

                -Les enfants que Dieu vous envoie sont des dons du ciel.

Hors d’elle, Consuelo éclate d’un rire cinglant :

                -Alors que Dieu nous envoie en même temps de quoi les nourrir, de quoi les vêtir ! Pourquoi ces ribambelles de marmots déguenillés, affamés qui devenus grands devront quitter le pays à la recherche d’un misérable travail ? Il n’est pas digne de laisser naître des enfants qui seront voués à la misère.

                -Tu blasphèmes contre le Seigneur, Consuelo, Lui seul sait ce qui est bon pour nous tous,  nous n’avons pas à Le juger mais seulement à respecter Sa Sainte Volonté.

                -Il vous est plus facile de prêcher la soi disant parole du Seigneur que  nous de trimer pour tenter d’élever nos petits.

                -Quelle mécréante es-tu devenue ! Il est vrai que bon sang ne saurait mentir ! Je ne peux en entendre davantage ! Je laisse à ton malheureux époux, déshonoré par ton indignité et celle de ta fille, la charge de vous ramener dans le droit chemin.

Le claquement sec de la porte violemment refermée se confond avec celui de la gifle magistrale qui fait vaciller Consuelo pétrifiée devant un Fernando devenu blême de rage.

                -En t’épousant je ne pensais pas voir sali un jour, par ta faute et celle de ta misérable fille, le nom des Fausta.

                -Je te l’avais pourtant bien prédit, ricane la vieille, à présent tout à fait réveillée, de sa voix grinçante. Que pouvais-tu espérer d’autre de la descendante d’un renégat ? Tu méritais mieux, beaucoup mieux, mon pauvre Fernando, mais tu ne m’as pas écoutée !

Le martèlement précipité de six petits pieds et les voix surexcitées des enfants interrompent  brutalement les invectives. Inconscients de l’extrême tension ambiante, les deux garçonnets se précipitent sur leur grand-père :

                -Allez Pépé ! Viens, tu nous as promis de nous emmener, ce soir, avec toi sur le corso ! clame Gabrio.

-  Et de nous offrir une orangeade chez Bernardo ! poursuit Dino

Eléna, déjà  consciente  que son statut de fille l’exclut de ces réjouissances, se blottit, câline, contre Consuelo qui se signe précipitamment  tout en caressant la chevelure de la fillette.

Le spectacle de ces visages confiants levés vers lui, celui de la  joue tuméfiée de sa femme calment  subitement Fernando honteux de s’être livré à la violence.

                -Je vois que vous n’avez pas perdu la mémoire  et moi je n’ai qu’une parole ! Allons-y !

Et, marmonnant entre ses dents, il ajoute en sortant :

                -Autant affronter les mauvaises langues tout de suite, elles ne s’en tairont que plus vite !