-Oui, moi, Jean-Claude m’a fait pareil avec la sodomie. Les hommes sont monolithiques, que veux-tu. »

 

J’étais installée dans ce café depuis plus d’un quart d’heure, mon lecteur MP3 sur les oreilles et un livre sur les genoux. J’attendais Marie, en retard comme toujours. Il était dans les cinq heures, j’avais choisi cette place au fond du « Rendez-vous » quasi désert, pour sa tranquillité, sa banquette relativement confortable, quoique d’un marron désobligeant. A coté de moi, deux femmes d’une quarantaine d’années s’étaient posées autour d’un thé et d’un crème. Elles discutaient de petites choses quotidiennes, de recettes de cuisine, je ne les écoutais pas, ma musique couvrait leur conversation.  Keren Ann venait juste de s’arrêter quand je captai cette bribe de leur échange culinaire. Inutile de préciser que ce moment volé me procura une jubilation intense. A l’évocation du menu sexuel préféré de Jean-Claude, mes sourcils remontèrent brusquement vers mon front, alors que mes yeux s’écarquillaient.  Je sentis tout mon corps se tendre vers mes voisines dans l’espoir d’en entendre plus. Je m’interdis de tourner la tête de leur coté pour les dévisager. Je regrettais d’avoir négligé le potentiel divertissant de mon environnement direct. Je fis mine de me replonger dans mon livre, mais ouvris l’oreille.

Rien de plus ne se passa, à part un échange rageur sur le rapport entre la saveur d’un met et sa teneur en calories.

Peu importait, j’avais l’impression d’avoir reçu un cadeau offert par des inconnues. Je m’émerveillai de ces pépites délivrées par hasard. J’avais touché à un moment de grâce. Juste avant l’arrivée de Marie, je décidai de reproduire consciemment et consciencieusement l’expérience, de prêter l’oreille à ce que l’humanité de tous les jours pouvait m’offrir. J’allais devenir écouteuse.

 

 

Je compris rapidement qu’il fallait des conditions particulières pour que des sujets d’écoute m’exhibent « malencontreusement » l’intimité de leurs pensées.

Tout d’abord le lieu. J’ai testé toutes les brasseries et les bars du quartier. Les brasseries trop chics ne brassent que des conversations sans intérêt, des rendez-vous d’affaires, des pauses pour attendre une séance de cinéma. Les PMU miteux sont envahis du bruit de la télé, les échanges y ont une discontinuité qui freine tout aveu non maitrisé. Seuls les cafés meublés de petites tables et de banquettes le long des murs permettent de s’attarder assez pour une vraie conversation.

Là, au « Rendez-vous », à « L’arrivée » au « Balto », je sais désormais choisir mes cibles. Il y a peu à attendre des groupes. Au-delà de trois personnes attablées, on ne se dit plus rien, du moins rien qui me fasse vibrer. Les hommes ensemble, même par deux, ne parlent pas, ils discourent, ils font le point factuellement, ils impressionnent. Un homme seul avec une femme constitue par contre un assemblage intéressant dont il peut ressortir des pépites, venant d’elle ou de lui. Les vrais couples néanmoins, génèrent peu de jubilation de l’oreille. Je suppose qu’ils se racontent ailleurs ce que je voudrais entendre. Les meilleurs pourvoyeurs sont les femmes, par deux ou trois, ou les adolescents, dans les mêmes quantités. Je n’ai cependant jamais rien entendu de bien excitant dans une discussion mère-fille, j’évite donc les duos qui me semblent trop éloignés en âge.

J’ai essayé d’étudier les postures, la façon de se pencher vers l’autre, les coudes sur la table, ou la position en retrait le dos contre la chaise… Je ne suis pas encore assez qualifiée, je crois bien qu’il y a là une piste. Mais j’écoute sans regarder ostensiblement, ce qui rend plus difficile la vérification statistique du lien entre attitude corporelle et ouverture verbale.

 

L’heure a son importance. Le soir, en général, les gens dînent socialement, il est rare que cela débouche sur quoi que ce soit. A déjeuner, j’ai eu quelques bonnes surprises à coté de tables féminines ou mixtes, mais il faudrait pouvoir éviter d’un coup d’œil les deux collègues en pause.

Au départ, j’avais donc plutôt exclu les déjeuners : trop hasardeux, et cela me revenait cher, un croque-monsieur écorné pour un résultat mitigé.

Non, le meilleur créneau reste la fin d’après-midi. Le cinq à sept traditionnel.

 

 

Je m’assois au fond, sur la banquette qui peut encourager une proximité favorable. J’ai toujours été transparente, c’est vrai que j’ai un physique tout à fait moyen. Il est fréquent que je doive rappeler à quelqu'un que l’on se connaît déjà et qui je suis. Pour ma nouvelle passion, c’est un avantage considérable. Aucun regard du bar ne s’arrête sur moi. Je m’installe avec un livre et mes écouteurs. Ostensiblement, j’attends quelqu'un, d’ailleurs au bout d’un certain temps, j’envoie faussement des SMS rageurs à ce rendez vous fictif qui se fait désirer. Parfois même, j’appelle, avant de conclure que je vais m’en aller pour cause de retard désormais inacceptable. En moyenne, j’attrape une heure de conversation. J’ai le temps de faire deux brasseries avant que les dîners conventionnels ne commencent. Thés et apéritifs, mes créneaux favoris.

Parfois, je m’installe la première. Si aucune table ne me semble intéressante ou assez approchable, je laisse faire le hasard. Je prends place en attendant que mon air absorbé et mon casque en évidence attirent à mes côtés ceux qui cherchent l’intimité. J’écoute ainsi les divorces et les tromperies (cette mijaurée d’Anne, je te le donne en mille, avec son air de ne pas y toucher, ça faisait trois mois que ça durait), les recettes de régime miracle (la soupe verte, mais qui provoque des gaz effroyables, à réserver à un week-end en célibataire), l’accident de voiture dissimulé aux parents.

Je suis le réceptacle de leurs secrets, et leur vie est pleine de petits épisodes fascinants. Bien sûr, la révélation vraiment énorme est rare…mais bien moins que je n’aurais pu le croire avant de commencer à écouter réellement les gens.

 

C’est comme une chasse. Il y a la préparation (quel café, quel siège ?), l’attente, le guet. Littéralement, le choix de la cible : ce duo de filles semble prometteur, mais ne négligeons pas ces trois femmes qui baissent la tête en parlant.

Et puis, l’effet que cela me fait quand j’attrape quelque chose… Je pressens que ça monte, dans leurs attitudes, c’est clair, un élément majeur va être lâché. Alors, mon corps se raidit, ma respiration s’amplifie, mon ventre se serre, mes yeux se dilatent. Je suis concentrée vers la table en question, mais je ne dois rien laisser paraître. Je chauffe intérieurement, mes muscles sont durs, je pourrais fermer les yeux pour profiter de ce flux qui se déploie en moi.

Certains font durer le plaisir, annoncent leur sortie « Tu ne sais pas, tu ne devineras jamais, je vais t’en apprendre une bien bonne, tu dois jurer que tu ne le répéteras à personne, même et surtout à ta meilleure amie. » Dans ces cas-là, je respire plus vite, je pourrais presque haleter, mon esprit implore, vas-y, vas-y, jure, qu’il y aille, qu’il la sorte, sa nouvelle, arrête cette torture, donne moi ce que tu as à dire, lâche tout. Et puis, le mot, la phrase, je savais que j’avais raison, parfois je dois me retenir de laisser échapper un petit cri.

D’autres se lancent à la hussarde et me prennent par surprise. Ils jettent sans préliminaires une phrase fulgurante, qui se plante au plus profond de moi d’un seul coup. Mon corps s’électrise. Je reste en éveil tout le temps de la conversation qui suit, je me repais de ce qui se dit, me remplis d’énergie et de plaisir. Ensuite, quand la table se vide, se tait, ou passe à autre chose, je décroche totalement et tombe dans l’hébétude. Je l’ai eu, ça valait bien tous ces efforts, c’est excellent, il m’en faut encore. Rien ne m’avait jamais procuré une telle sensation, un tel bonheur instantané.

 

Mais il y a aussi des jours de malchance, où s’enchaînent déboires et mauvais coups.

Hier, par exemple, je me suis trouvée coincée à coté de deux geeks qui échangeaient des formules informatiques incompréhensibles pour forcer je ne sais quoi. J’aurai peut être pu apprendre quelque chose, si je n’avais pas démissionné dès le premier anti slash.

Malheureusement, l’intéressant s’est posé loin de moi. Je n’aurai pas parié un thé citron sur ces deux filles à l’air méchamment superficiel -trop à la mode, en général ne parlent que boutiques et cosmétiques. L’une d’elle, la blonde, au sac étiqueté
it-bag du mois, a pourtant fondu en larmes sans préavis, dès que son cappuccino lui a été servi. L’autre, la brune, qui venait de poser entre elles un magazine ouvert à une page clef, s’est trouvée désemparée. Elle s’est mise à lui caresser le bras et à la faire parler. J’étais trop loin pour entendre de quoi il retournait. La gestuelle était là, pourtant. Brune hochait la tête, re-caressait le bras, serrait une main entre les siennes. Blonde hoquetait des phrases mâchonnées. Une fois lancée, elle n’a plus pu s’arrêter, et reniflait dans son poignet pour ne pas perdre le temps de chercher un mouchoir dans son sac. Je ne pouvais pas me rapprocher. J’ai envisagé de simuler un esclandre avec mes deux voisins : renverser quelque chose sur leur table puis les accuser, avant de m’installer furieusement à une autre place plus propice à l’écoute. Mais cela m’aurait fait repérer, et je ne voulais pas compromettre mon statut de transparente dans un de mes bars préférés.

Et puis, je me suis consolée. Il est rare que de véritables pépites proviennent des gros drames. Non, les meilleures histoires sortent l’air de rien, elles ne sont pas grandiloquentes. Souvent même, ceux qui me les apportent ne se rendent pas compte qu’ils tiennent là un propos fondamental.

 

N’empêche, avec tout cela, il était vingt heures, et je n’avais rien eu de bien réjouissant à me mettre dans l’oreille.

 

                                  *************************************
Ma nouvelle activité commence à peser lourdement sur ma vie sociale. A commencer par le travail. Quand mon cinq à sept ne m’a rien donné, je passe dans un café le matin avant de prendre mon poste. Il y a deux mois, j’arrivais au bureau tous les jours à huit heures, j’en repartais à dix-huit. On ne m’en demandait pas tant, mais j’aimais mon travail, et je n’avais pas grand-chose à faire par ailleurs. Maintenant, je me sauve en courant une heure plus tôt. Les matins où j’arrive vers neuf heures, retardée par une petite conversation alléchante près de chez moi, je vois bien que cela ne plait pas. Pas question de prendre ce café près du bureau-
ce qui me permettrait d'être plus tôt à mon poste- car on pourrait me surprendre tranquillement assise au fond du bar, à l’heure où les autres se dépêchent. Et rebelote le soir, je file retrouver un environnement propice à ma passion...

 

Il n’y a guère qu’à déjeuner que je m’accorde une séance dans le quartier. J’ai complètement cessé de fréquenter le restaurant d’entreprise. Je l’ai testé, il n’y a rien à en attendre. Malgré les banquettes et les tablées de deux ou trois, les gens se tiennent, ou, au mieux, lâchent quelque chose sur leur chef. Ragots de bureau dont je me contrefiche, à moins que ledit hiérarchique n'ait été surpris habillé en femme ou surfant sur un site porno, ce qui reste assez rare.

Je me rends donc à une brasserie du coin. C’est plus cher, et je change tous les jours. Je sais bien que le déjeuner en quartier d’affaires n’est pas le bon moment, mais je ne peux pas m’empêcher d’espérer. Au début, je ne m’accordais que le mercredi -à dix euros le plat du jour, c’est déjà bien- mais finalement, j’ai fini par tenter ma chance à chaque pause de midi. Parfois, je ne commande presque rien, juste un café, et j’emporte un sandwich dans mon sac.

 

Mes quelques amies du bureau ne comprennent pas. Je limite les pauses au bureau, pour pouvoir m’échapper plus vite vers ce qui m’anime. Je croise désormais à peine Cécile, Ghislaine, Nathalie, qui auparavant agrémentaient mes journées de travail. Depuis que j’ai découvert l’intérêt des conversations des autres, je n’arrive plus à me plonger sérieusement dans ce que nous pouvons nous dire. C’est morne et répétitif, ça raconte les petites choses de la vie, ça ne m’apprend rien. Quand les gens vous parlent, ils ne vous donnent que ce qu’ils veulent. C’est quand ils ne vous parlent pas qu’ils vous offrent le plus.

 

Mais aujourd’hui, sans que je m’en rende compte, Cécile m’a suivie et s’est installée en face de moi au restaurant. Elle m’a demandé si j’attendais quelqu'un, j’étais coincée. Si j’avais dit oui, j’aurai dû inventer qui, car elle n’aurait pas manqué de me questionner. Il se trouve qu’elle sait tout de ma vie, puisqu’avant, je participais à ces petites conversations de rien. Et mon rien à moi, elle en connaît l’ampleur.

Je lui ai donc dit de s’asseoir, et j’ai fait une croix sur mes attentes pour ce déjeuner. On a commencé à parler de mon nouveau comportement. J’ai inventé que je traversais une crise, que j’avais besoin de m’échapper pour chercher du sens, que tout, mon travail, mes amis, me semblait vain et que j’avais besoin de me retrouver. Elle a décidé que je faisais une dépression, et est partie chercher des idées aux toilettes.

 

Manque de chance, pendant son absence, je me suis aperçue de ce que je ratais. Ma voisine confiait tranquillement à son interlocuteur qu’elle vivait les trois-quarts du temps nue. C’était extrêmement surprenant d’attraper une révélation pareille dans une conversation homme-femme, peut-être était-ce une technique de drague révolutionnaire. La femme qui s’exprimait portait élégamment sa cinquantaine, brushée et manucurée, un peu bourgeoise dans son loden bleu marine. Son aveu me sembla tout à fait extravaguant et délicieux. Elle fut obligée de donner force détails à son interlocuteur pour le convaincre de la réalité de son propos. Elle précisa ainsi qu’elle cuisinait nue, consentant parfois à porter un tablier quand elle risquait des brulures sur le ventre ou les seins, la soupe, souvent, ça projette quand on la mixe.

Je savourais l’instant quand Cécile revint avec un plan d’action concernant ma déprime. Inutile de dire que j’étais peu concentrée sur sa liste de docteurs et sorties revigorantes. J’avais du mal à me contenir: sa litanie me dérobait à mon bonheur.

 

Depuis bientôt deux mois, je passe près de sept heures dans les bars et brasseries, tous les jours et plus encore le week-end : la plupart du temps pour rien. Un quart d’heure intéressant deux fois par semaine, peut-être…Mais je ne peux plus m’empêcher de me mettre en chasse jour après jour pour traquer ma dose de joie.

D’autant qu’à force d’en entendre, mon niveau d’exigence a augmenté. Maintenant, pour que la boule chauffe dans mon ventre, il me faut plus que du mari trompé. Ca rend les potentielles transes auditives de plus en plus rares. Et voilà que Cécile me prive d’une occasion de taille.

 

En face de moi, mon amie débite son programme de retour à la vraie vie. Je ne l’écoute que d’une oreille, réfutant toutes ses propositions pour qu’elle s’arrête au plus vite.

« Tu dois voir un docteur, je connais un très bon psychologue, je vais te donner ses coordonnées et je veux que tu prennes rendez-vous cette semaine.

-…

-Tu m’entends ?

-Un psy, je n’ai pas les moyens

-Tu gagnes la même chose que moi, tu peux parfaitement te payer une séance par semaine.

-J’ai eu des dépenses ces derniers mois.
-Tu n’as qu’à prioriser. C’est ta santé d’abord. Et tu dois t’appuyer sur tes amis.

-Je ne vois plus personne. Je préfère être seule.

-Tu files un mauvais coton. Je vois bien en plus que tu ne m’écoutes pas, tu réponds une fois sur deux. Je vais te le dire moi, je sais ce que tu fais. »

 

Cécile adopte alors l’attitude de ceux qui vont annoncer un scoop, elle se penche vers moi, regarde autour d’elle et parle moins fort. Elle commencerait presque à m’intéresser.
Apparemment, elle appartient à la catégorie préliminaires et enrobage.

« Ne le prends pas mal, tu vas croire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je t’aime bien, alors, j’ai voulu comprendre… »

Ensuite, d’une petite voix ferme, elle m’explique qu’elle m’a suivie hier en sortant du bureau. Elle m’a vue entrer dans un bar, elle est restée dehors, et s’est installée à la terrasse du PMU en face. Une heure plus tard, je suis ressortie, j’ai fait cinq cent mètres jusqu’à une brasserie. J’y ai passé encore une heure (avec mes deux geeks, mais je n’en dis rien).

Je regarde fixement Cécile, j’attends la suite, hésitante. Elle ajoute :
« Et puis, il n’y a pas que ça, tu sais, ton comportement a vraiment changé. Avant, tu faisais attention à nous, et maintenant, le monde peut s’écrouler à coté de toi sans que tu ne remarques rien. »
J’ai l’impression de m’être justement branchée sur le monde depuis deux mois, d’être à l’écoute de l’humain. Mais apparemment, j’ai raté quelques indices concernant les personnes les plus proches de moi.
« Tu n’as même pas vu que Nathalie dépérissait à vue d’œil. Tu es la seule à ne pas savoir ce qui se passe au bureau »

Il s’avère que Mr Duffin, notre patron à toutes, a fait plus que des avances à Nathalie. Elle l’a repoussé. En conséquence, il la harcèle, soufflant le chaud puis le froid. Parfois il la complimente sans raison précise, puis de « géniale et indispensable » et elle passe à « vraiment pitoyable, au bord de la faute lourde » avec force détails. Nathalie élève seule ses deux filles et ne peut se permettre de perdre ce travail : elle n’en dort plus. Si elle ne va plus déjeuner, ce que je n’ai pas pu remarquer bien sûr, ce n’est pas pour traîner dans les bars, c’est pour éviter Duffin. Lequel lui aurait d’ailleurs confié, dans un de ses moments « gentils », qu’il trouvait très louche ma nouvelle conduite. Nathalie se renferme, elle n’ose parler qu’à Cécile de ce cercle vicieux qui la menace en permanence.

 

J’ai complètement cessé de prêter attention à la table de la cuisinière nue. Comment ai-je pu rater ça ? Je commence à m’excuser, à demander depuis combien de temps cela dure etc… Cécile m’interrompt :

« Ecoute, je sais pourquoi tu es devenue comme ça… tu vis coupée du monde, tu passes ton temps dans les bars, tu y claques toute ta paie. Je ne te juge pas, je veux juste que tu ailles mieux. Il faut que tu te l’avoues, tu es dépendante. Il y a des structures, on peut t’aider, tu n’es pas la première à qui cela arrive »

Je commence à émettre des doutes: 

« Je sais que ça peut paraître spécial, mais je t’assure, ça va ! Je vais faire plus attention au bureau. Pas de problème ! Ca m’amuse pour l’instant, mais je maîtrise quand même. »

Oubliant sa retenue, Cécile tape sur la table et crie presque :

« Tu ne maîtrises pas. Moi, je te le dis, tu es malade ! »

Je pense qu’on va nous remarquer…peut-être que nos voisins de table nous écoutent dorénavant.

 Cécile se rapproche et ajoute, plus bas, à ma seule attention :

« L’alcoolisme, c’est une maladie ! »

Il me faut bien trente secondes pour comprendre pourquoi Cécile me parle d’alcool.  J’éclate de rire et lui désigne mon thé au citron sur la table. Mais pour elle, le fait qu’elle ne m’ait pas pris la main dans le sac et le nez dans la vodka ne veut rien dire.

« Donne-moi une seule bonne raison pour le temps que tu passes dans les bars glauques que tu fréquentes, pour la perte de tes amis, pour tes dépenses inhabituelles ? »

Evidemment, je ne peux rien lui dire…

 

Au fil du temps, j’ai noté mes trouvailles, et j’ai commencé à les classer. Comme si une étude quantitative pouvait donner à ma nouvelle passion une coloration sociologique.

 

Trahison : 10

Mensonge : 3 dont un incertain

Argent : 6

Sexe : 12

Comportement inavouable : 5

Etrangeté physique : 2

 

Je n’ai pas trouvé d’autre catégorie. Peut-être que j’ai une oreille sélective.

La plupart de mes trouvailles concernent plusieurs sections. Par exemple, ce garçon qui mangeait la peau de ses pieds, au point d’en déformer la couche cornée plantaire. Il ne quittait plus jamais ses chaussettes, même et surtout en présence d’une femme : comportement inavouable, étrangeté physique, ET sexe.

 

Alors que Cécile me demande ce qui m’occupe- puisque soi-disant ce n’est pas l’alcool- je pense à ma petite liste. J’appartiens aux comportements inavouables, je me dirige vers le mensonge, et quelque part j’ai trahi Nathalie en ne lui prêtant pas assez attention.

 

Et puis, il y a aussi cette conversation captée de loin, que j’ai choisi d’ignorer :
-Tu as vu la fille au fond du bar, là-bas ?

-…

-C’est normal, tu ne l’as pas remarquée, elle ne ressemble à rien. Elle passe son temps ici, à attendre quelqu'un. Elle appelle, elle envoie des SMS, elle commande un second thé. Elle a toujours la même conversation au téléphone. Personne ne vient jamais.

- Pas de chance

-Non, je crois qu’elle est folle, qu’elle n’a pas de rendez-vous. Elle se serait lassée depuis. Elle vient, elle fait semblant de lire et elle repart.

-Elle fait semblant de lire ???

-Tu vois son bouquin ?…
-« D’autres vies que la mienne », c’est un bon roman.

-Oui, ben elle en est toujours au début. Elle n’avance pas, deux mois qu’elle le promène.

-Peut-être qu’elle ne sait pas lire ?

 

J’avais souri, je me sentais supérieure, car moi, j’étais là pour une quête, une chasse qui valait bien quelques moqueries.

 

Pourtant, l’enquête de Cécile me confronte à ce que je suis en train de devenir. Non, je ne sombre pas dans l’alcool, mais je me repais du pire. Je n’entends jamais rien de bon, les conversations positives me passent à travers. Tout cela pour quoi ? Une photographie pessimiste de la nature humaine…réduite en catégories pernicieuses. Petit à petit, j’ai choisi de ne retenir que le plus dégradant. Je me suis promue ethnologue du sale et du honteux.

Je n’ai pas ouvert de catégorie pour les Cécile qui s’inquiètent de leurs amis. Je n’ai pas prêté attention aux Nathalie qui souffrent des trahisons que j’adorais entendre. J’ai préféré les petitesses des Duffin de ce monde aux peines de ceux qui m’étaient proches.

 

Je regarde Cécile :

« Tu as raison, je me suis éloignée de vous. Mais je ne buvais pas, enfin, je ne bois pas d’alcool. ».

Comment avouer qu’en réalité, je bois, oui, mais je bois les paroles d’inconnus peu discrets. J’ai envie d’être franche, mais à quel point dire la vérité ?

 -Je faisais des recherches, pour un livre. Mais je crois que le sujet n’est pas bon. 

- Un livre sur quoi ? 

- Les inconnus qu’on croise… ce qu’ils disent, ce qu’ils cachent. 

- Comment sais-tu ce qu’ils cachent ?

-Je ne sais pas, j’observe, je devine.

Cécile ricane gentiment :

- On ne peut pas dire que tu aies deviné grand-chose pour Nathalie. Ca ne doit pas progresser beaucoup, ton bouquin. 

Non, en fait, c’est vrai je n’ai que six lignes et quelques chiffres. Ca suffit à faire un dessin pas très joli. Je viens juste de réaliser que je pourrais positiver mon étrange addiction, avec cette idée de roman.

 

« Si tu sais écrire, tu ferais mieux de raconter ce qui se passe au bureau, ça c’est du réel. Et ça pourrait être utile à Nathalie, si la situation continue à dégénérer. »

 

Je lui dis qu’elle a raison. J’attrape mon petit carnet. Un instant, je suis tentée de lui parler de la femme à côté, nue dans sa cuisine.

Mais j’arrache ma feuille de décomptes en catégories et je commence à noter les faits que me raconte Cécile. Il y a de la matière. Son récit me  montre une voie nouvelle, un seul sujet mais bien juteux, à explorer de façon plus profonde. Je vais pouvoir étudier en toute bonne conscience ce que j'essayais de chasser au hasard autour de moi.  Les contours d'une nouvelle émotion se dessinent, un plaisir peut-être moins intense, mais moins superficiel et plus satisfaisant. Finie la quête dissimulée, les stratégies de brasseries, la recherche éperdue parmi tous ces inconnus: je vais être la femme d'un unique sujet.