11.

 

-          C’est depuis cette foutue soirée que tout s’est emballé… J’aurais dû faire quelque chose… on aurait dû tout arrêter à ce moment-là… ; on n’a pas osé… personne n’a osé… et tout s’est emballé… Tu te souviens de cette soirée ?

 

Julien écoutait Elodie sans rien dire, acquiesçait vaguement, la regardait à peine.

 

-          Oui, cette soirée… On savait tous pourtant qu’il fallait pas la laisser faire… que ces histoires de transe dont elle nous bassinait depuis quelque temps, étaient terrain miné… les autres fois on avait réussi à faire quelque chose, mais là, est-ce que c’était la tempête, l’atmosphère d’entre les fêtes, après les cadeaux, envie de se laisser aller, elle nous avait tous embarqués dans cette histoire de transe… oui, bien embarqués, on avait tous marché main dans la main, jusqu’à l’affolement général. Quand elle avait perdu connaissance, ou presque, quand dans nos têtes tournait la petite machine qui se demandait comment maintenant se dépêtrer de cette situation tordue, elle, elle se réveillait comme une fleur, nous narguait presque, comme au sortir d’un sommeil naturel. Et puis nous, trop contents de voir que tout rentrait dans l’ordre, nous nous étions tus, puis avions repris la fête, comme si de rien n’était. Et voila, le tour était joué, plus rien à dire.

 

Elodie crachait les mots, rythme bizarre, un tempo très lent contrastant avec un phrasé saccadé, les pauses interminables avaient du mal à faire oublier la violence avec laquelle les mots étaient jetés.

 

-          Et, dans les jours qui ont suivi, cap à 180°… elle te tombait dans les bras. Jusque-là, rien, refus total, jamais un mec. Remarque, elle t’aimait bien, s’il y en avait eu un avant, ç’aurait été toi. Mais elle avait trop peur, pas que tu la touches, elle avait confiance, mais qu’on vous voie ensemble. Je n’ai jamais bien compris ce que ça déclencherait, elle se contentait d’allusions lointaines.  Qui aurait pu vous voir ? je ne sais pas. Ses parents étaient plutôt cool, je crois bien que son père n’a pas vu grand-chose quand vous êtes enfin sortis ensemble, mais sa mère, elle, semblait plutôt ravie de voir sa fille sortir d’un puritanisme religieux qui dépassait les bornes. Parce que ça, ça a été la grande nouvelle, après la soirée d’enfer ! Vous étiez enfin ensemble ; depuis le temps que tu l’attendais, ce moment ! Elle n’a eu qu’à lever le petit doigt et,  les yeux laiteux et la queue entre les jambes, tu te laissais cueillir comme une poire blette. Pourquoi elle a fait ça ? Il lui fallait des raisons supérieures. Et toi, tu t’es fait avoir comme un bleu, bien sage dans ses filets. Ce que j’ai pu l’engueuler à ce moment-là ! Te prendre comme un play mobil, puis te jeter comme un moins que rien ! Je le savais dès le début, c’était couru. Et toi, grand bêta, tu jouais à Love story : pourtant c’était déjà out-of-date ! Tu aurais pu te méfier un peu, quand même. Mais tu étais là, aux petits soins, à l’amener chez tes parents, bien élevés, presque fiers que leur fils sorte avec une noire, comme pour justifier leurs discours de bobos !

 

Bien vu ! Où allait-elle chercher tout ça ? Piqué au vif quand elle parlait de lui, Julien s’apprêtait à quitter son silence obstiné quand ces quelques mots sur ses parents lui imposèrent de ne pas changer de parti. Après tout, qu’elle parle, elle que l’on n’avait pas entendue depuis des années. Au lycée, elle était une des premières à revendiquer, bonne déléguée de classe, capable de tenir tête aux profs ou au proviseur pour défendre les causes les plus indéfendables grâce à une puissance d’argumentation stupéfiante. Et puis, elle s’était effacée, plus un mot, très peu de contacts, réfugiée dans une inexistence de façade. Qu’elle parle donc, puisqu’elle était lancée ! Il verrait bien jusqu’où elle irait…

 

-          C’est à cette époque que les choses ont commencé à bouger pour moi. Je sortais toujours avec Antoine, ça allait durer encore un moment d’ailleurs, mais c’était plus pareil. Une cassure, quelque part, là, au fond. Il a commencé à le sentir, à croire qu’il y avait quelque chose, ou un autre mec, à me poser des questions. Et plus il me questionnait, plus je me bloquais. Impossible. Jusqu’au bac, encore ça allait. Après, je suis un peu partie en vrille, j’en pouvais plus de cette affaire, tenir ta copine à bout de bras pendant des mois pour quoi ? pour rien ! Elle s’est barrée…

 

Julien tendit l’oreille. Est-ce qu’il avait raté une étape ? Quel rapport ? Lui et Melissa, la réaction de ses parents, et maintenant Antoine, avec qui elle formait alors un jeune couple visiblement promis à un avenir harmonieux.

 

-          L’élastique s’est rompu, elle a rejoint ses fantômes. J’ai eu beau faire, argumenter, supplier, elle était trop accro. Possédée, un mot qui n’avait pas de sens pour moi avant ! Elle est partie rejoindre son groupe de prière, des Centrafricains, comme elle, à Paris. J’ai réussi à garder le contact, l’adresse de sa tante, elle m’appelait de temps en temps. Puis, plus rien. Vide total. Et là, c’est moi qui ai plongé. Largué Antoine. Je pouvais pas lui parler, il aurait rien compris à toute cette histoire. Avec Melissa, dur, dur, ils s’engueulaient tout le temps, et quand elle t’a largué, qu’elle a disparu de Poitiers, là, il a mal encaissé. Alors, après, pas question que je lui parle d’elle ! J’ai laissé filer. Me suis trouvé des études ailleurs qu’à Poitiers. Sans faire de vagues. Sans donner de nouvelles non plus. Vous téléphoniez chez mes parents quand j’étais là. Sans poser plus de questions. Puis je vous ai donné mon mél, mon portable, jamais plus. Je venais aux rencontres du groupe, vous ne voyiez rien…

 

Son flot de paroles s’était peu à peu assoupli ; elle parlait d’une voix presque basse, sur un ton tout en douceur. Rien à voir avec la violence du début de son monologue. Julien était sous le charme, ce ralentissement lui convenait bien. Il ne sentait pas qu’elle venait tout simplement de s’arrêter, il ne voyait pas encore les larmes qui coulaient sur ses joues, sans le bruit d’un sanglot pour l’alerter. Il attendait, la sentit se rapprocher de lui, puis insensiblement s’écarter comme repoussée par un ressort invisible. Il releva la tête, son regard suivit la trace blanche d’un avion inaudible, même les bruits de voiture se faisaient lointains dans ce petit jardin suspendu au-dessus de l’immeuble en vis-à-vis, son portable vibra dans sa poche, il appuya sur le bouton rouge à l’aveugle. Percevant enfin le silence d’Elodie, il croisa ses yeux vitreux, il n’avait pas vu venir ce coup-là.

 

Une famille fit irruption dans l’espace de jeux un peu plus haut dans le jardin ; le gardien, les observait depuis sa maisonnette située à l’entrée ; des équipements bien coquets, les voisins avaient de la chance ! Les deux plus grands, un garçon et une fille, dans les cinq-six ans, se précipitèrent l’un à chaque extrémité de la balançoire tapecul ; les rires que déclenchaient chez eux leurs montées et descentes en cadence n’amusaient pas vraiment le plus jeune frère qui, délaissé, tirait sur la manche de sa mère pour qu’elle vienne faire un jeu avec lui. Avec un sourire admiratif, elle laissa la surveillance des plus grands à leur père pour se consacrer au bambin qu’elle l’installa sur une balancelle sécurisée.

 

Les rires des enfants, cette fois, ne semblaient pas avoir d’effet sur Elodie. Elle avait retrouvé le mutisme auquel Julien s’était habitué au début de leur rencontre. Il mit quelque temps à s’en apercevoir, encore en train de digérer tout ce qu’elle venait de lui dire. Il en avait à son tour perdu la parole, incapable de réagir à sa tristesse, incapable de comprendre vraiment ce qui la minait. Certes Melissa avait disparu en le larguant aussi brutalement qu’elle s’était jetée dans ses bras. Certes Elodie s’était éloignée, des études, il ne savait plus où, ils la voyaient moins, se contentaient de nouvelles de temps en temps. Ils n’avaient jamais perçu ce désarroi. Ils avaient cru à une volonté de couper les ponts, elle pouvait avoir des côtés un peu bêcheuse.

 

Les deux grands, maintenant, dévalaient le toboggan sous le regard fier de leur père qui se contentait de contenir un peu leurs cris "pour ne pas déranger les gens". Le regard d’Elodie, vide, passait des uns aux autres sans s’attarder à un signe de connivence. Elle fit le geste de se lever, retomba sur le banc, les larmes l’envahissaient. Le petit garçon le remarqua :

-          Elle pleure, la dame !

-          Chut, laisse la dame tranquille. Bon, vous avez assez joué, on va aller faire une visite maintenant.

 

Derrière ses larmes, Elodie sourit au petit garçon qui passa près d’elle, l’air ennuyé, en sortant du jardin. Julien profita de ce sourire pour accrocher son regard, il tenta un sourire dont il n’était pas convaincu, posa son bras sur ses épaules :

-          Ça va aller ? Si je m’attendais à ça…

-          Ah, écoute, c’est pas le moment de jouer les grands consolateurs ; c’est avant qu’il fallait y penser !...

 

Il n’avait jamais été doué pour les situations de confidence. Ça se confirmait. Les seuls mots qu’il avait pu prononcer depuis qu’ils étaient sur ce banc ! C’était gagné, il avait réussi à la braquer. Elle allait filer, et il serait bien avancé. Bouge-toi, mon vieux ! Trouve quelque chose. Lui, le sportif dynamique que rien n’arrêtait jamais, cloué sur un banc par une crise de larmes !

 

-          Bon, j’vais y aller.

 

 Elle avait rassemblé les pans de son imper léger et se levait.

 

-          Non, attends, reste, tu peux pas partir comme ça ; tu en as trop dit ou pas assez ; je suis secoué. Si je savais comment t’aider ! Il faudrait que j’en sache un peu plus. J’ai été scotché par tout ce que tu as dit, je ne pouvais même plus réagir, j’aurais dû parler plus tôt, mais pas moyen, j’étais muet, ma parole !

 

Elle essayait malgré tout de se dégager, il s’était levé devant elle et lui  barrait le passage, elle avait beau être souple, Julien en imposait physiquement.

 

-          Ecoute, j’ai rendez-vous avec les autres ; Juliette est à Paris pour le weekend, chez Stéphanie ; Sylvain est même venu jusque chez elle hier soir, tu te rends compte. Il faut qu’on t’aide, il faut que tu nous dises ce qui va pas, j’ai le sentiment qu’on a raté pas mal d’étapes, et toi, pendant ce temps tu te morfondais. Et hier, quand je t’ai vue rentrer dans ton impasse, j’ai vu sortir une drôle de forme. Bizarre. Si je pouvais comprendre quelque chose ! Tu vas pas rester cloitrée toute seule ; c’est ridicule, maintenant que je sais où tu es. Tu vas venir avec nous tout à l’heure, je dois rappeler les autres pour savoir où et quand.

-          Mehhh… J’vais pas y arriver…

-          Qu’est-ce que tu racontes ? T’as pas fini ? Toi, avec ton caractère, te laisser déborder comme ça, j’y crois pas.

-          Oh, tu sais, mon caractère…

-          En attendant, je crève la dalle ; on va manger, et tu discutes pas. J’ai vu un restau qu’avait l’air sympa, tout à l’heure, j’ai zyeuté à l’intérieur en passant, "Chez les filles", on y va. Pourvu que ce soit pas trop tard. En avant, toutes !

 

Deux heures sonnaient à Sainte Rosalie. Elodie essayait encore de résister, de plus en plus timidement. Elle finit par se laisser guider. Une rue et ils y étaient.