12.

 

Drôle d’atmosphère ce midi sur la place du Capitole. Après avoir déjeuné rapidement d’un de ces sandwichs nouvelle tendance acheté en faisant le tour de la place, Antoine avait décidé de s’assoir pour prendre la température, et son temps, sur une terrasse, à l’angle opposé de la rue d’Ombres blanches. Il appréciait tout particulièrement, quand il pouvait trouver une table, la vue à angle droit sur la rue du Taur et sur "Le Grand Balcon", hôtel dont le souvenir de Mermoz entrainait l’œil vers le sud. Tout en observant la foule, les rues étaient plus qu’animées à cette heure, le soleil était de la partie, il repensait à ces demandes qu’il avait eues le matin, deux fois de suite, de livres sur les religions africaines. Le sujet lui paraissait simple, places respectives de l’islam, du catholicisme et de l’animisme. Mais ce que cherchaient ses interlocuteurs, surtout le deuxième, était beaucoup plus restrictif : relations, dans la zone subsaharienne, entre, d’une part les religions traditionnelles de type animiste, et d’autre part le catholicisme et le protestantisme. Surtout, ce qui l’intriguait, même si ce n’était pas nouveau, c’était l’entrée délibérément africaine, comme par une négation arbitraire de tout autre point de vue, mauvaise conscience récurrente de la colonisation. Il séchait, et ce qui l’énervait, ce n’était pas tant de sécher, il trouverait bien des ouvrages à leur recommander pour les aider, que de n’avoir jamais même envisagé cet angle d’approche auparavant. Ils avaient pourtant beaucoup parlé de religions africaines, quand ils étaient ados, l’influence de Melissa, certes, mais leurs conversations tournaient surtout autour de la place de l’islam et du catholicisme. Jamais ils n’avaient abordé, et en avaient-ils connaissance, ces religions syncrétiques dont on parlait depuis quelques années. Il fallait qu’il en parle avec David, lui dont la mère était catholique et le père musulman, il aurait peut-être des lumières.

Une bonne occasion de renouer le contact et de passer l’éponge ; la manière dont celui-ci s’était précipité auprès d’Elodie l’avait passablement énervé la semaine précédente, du coup il ne lui avait pas parlé de tout le weekend. Enfantillages. Quant à savoir ce qu’elle pensait, elle, de cette rivalité machiste, il aurait fallu se lever de bonne heure. Elle était toujours aux abonnés absents. Elle était venue à Daupeyreux, c’est vrai, mais personne n’avait rien su sur elle, une fois de plus, à part cette atmosphère de terreur qu’elle avait répandue, peut-être délibérément, qui sait ? Et elle n’avait  rien dit non plus sur Melissa. Pourtant s’il y en avait une qui la connaissait bien et devait avoir des nouvelles, c’était elle !

-          Salut, super le soleil, tu te régales, non ?

-          Ouahhh, sûr ! Je profite de ma pause au max, tu prends un café ?

-          Non, je dois filer, je suis parti plus tôt, je suis à la bourre maintenant !

-          Tchao, à plus.

Le départ précipité de son collègue lui fit jeter un regard sur sa montre. Il avait encore le temps. Autant profiter. Essayer de joindre David, ce serait fait. Derrière lui le boniment d’un vendeur africain sur le marché artisanal perçait le brouhaha sourd de la place. Distrait, il avait sorti son portable sans s’en apercevoir et composait le numéro.

-          Salut, vieux, comment ça va ? Cool ? Il fait beau chez toi ?

-          Ça va, ça va ; on a un peu de soleil ; c’est pas Toulouse, mais enfin… Qu’est-ce qui t’amène ?

-          Oh, écoute, tu sais, je vais être direct. Je me pose des questions depuis ce matin, j’ai vu des gens, à la librairie, qui cherchaient des renseignements, j’ai été pris de court, j’ai pas su répondre, ça m’a gavé !

-          Quoi, mais j’hallucine, ça doit t’arriver souvent ce genre de truc, dans ta librairie, c’est quand même pas pour ça que tu m’appelles…

-          Non, non, t’inquiètes. Mais ils cherchaient des trucs vraiment spaces, sur les religions en Afrique, l’animisme, le catholicisme, comment les Africains mélangent tout ça, tu vois le genre.

-          Ouahhh ! A cette heure-ci, tu démarres fort ! J’y connais rien. Faudrait que tu m’en dises plus, si tu veux que t’aide. Je dois aller à Poitiers bientôt, y a quelque chose de zarbi avec ma mère, je veux en avoir le cœur net. On se skype, tu m’expliques en détail, toutes tes questions, tout, et je verrai ce que je peux trouver chez mes vieux.

-          Géant ! On se rancarde. Au fait, t’es bien rentré l’autre jour ?

-          Ouais. Mais tu sais, moi, le train, c’est jamais génial.

-          Ah ? ça t’est toujours pas passé ?

Après quelques minutes de conversation anodine, Antoine jeta à nouveau un coup d’œil à sa montre. Du coup il était grand temps qu’il y retourne. Bon, on se quitte. A plus. Il avait déjà réglé son café, maintenant on te fait payer dès que tu arrives, surtout en terrasse, il se leva et retrouva l’angle opposé de la place  et la direction d’Ombres blanches.

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                Le vin et le plat qu’elle venait d’entamer sortaient Elodie de cet air tragique qu’elle arborait en entrant Chez les filles. La conversation se faisait légère, ils se lâchaient un peu. Julien ne regrettait pas d’avoir remarqué ce restaurant, sa bonne impression ne se démentait pas. Il comptait bien sur ce déjeuner pour en savoir un peu plus, les révélations du square interrompues brutalement l’avaient laissé sur sa faim. En attendant il se tenait à carreau. Il n’avait rien dit qui fâche, un exploit pour Julien le gaffeur ! De plus en plus détendue, Elodie observait en silence, avec un léger sourire, un couple de petits vieux qui se tenaient la main en parlant tout bas, les yeux dans les yeux.  Le jaune paille des poutres anciennes se prolongeait aux murs en un ton adouci, bousculé par des trouées de carmin sur les portes et quelques cloisons selon une répartition soigneusement étudiée. Le regard de Julien se perdait dans la customisation des tables, reprise d’affiches des années cinquante ; la base du bar en brique, encore une touche de rouge, prolongeait le thème. Un couple entra, s’installa à une grande table près de la porte, regarda les plats du jour sur le tableau-ardoise accroché au mur. Puis se leva, et alla s’installer dans l’autre partie de la salle, s’éloignant de l’entrée et de ses courants d’air. Il faisait pourtant beau. Les filles arboraient des jupes courtes, les hommes étaient en ti-shirts. Un coup d’œil à Elodie. Il profita lâchement de la situation :

-          T’es au courant de cette histoire de messages qu’on a reçus ?

-          Quoi ? je rêvais…

-          Oui, des messages qu’on a eus, tous ou presque. Des trucs vraiment bizarres. Des histoires de fous. T’as rien eu, toi ?

Elodie avait légèrement rosi. Chaleur ? Détente ?

-          Qu’est-ce que tu dis ? Des trucs bizarres ? Quels trucs bizarres ?

Julien avait besoin de sonder Elodie ; ne pas trop en dire, juste assez pour voir si elle savait quelque chose. Il resta vague, des lettres glissées sous les portes, à Paris ; un coup de téléphone chez Antoine, à Toulouse. Il donnait des pistes, sans plus. Elle tendait l’oreille, curieuse, mais restait sans réaction à des détails qui l’auraient alertée si elle avait su quelque chose. Il s’aventura à glisser quelques éléments supplémentaires, elle fronça les sourcils à certaines évocations, les photos, quelques mots, le pacte de solidarité, mais ils auraient tous réagi comme elle. Elle prêta l’oreille quand il reprit "tous en chœur", les seuls mots qu’il avait retenus du message d’Antoine. Son regard se détourna quand il cita, en espérant ne pas trop le déformer, le nom de cette boutique dont un bristol glissé parmi les photos annonçait l’inauguration.

-          C’était qui, la voix, sur le répondeur ?

-          T’en as de bonnes, toi, comme si je savais…

-          Evidemment, mais un homme, une femme ?

-          Ben, je cale… je sais plus… faudra que je demande à Antoine… une femme, peut-être bien… ou un homme… ah, c’est trop dur, c’est vraiment trop bête…

-          Bon, te bile pas…

Elle fouillait dans son sac, en extirpait une trousse, une enveloppe, trois stylos, un foulard, un paquet de mouchoirs ; et un petit carnet. Elle remit tout le reste en vrac, ouvrit le carnet, farfouilla à nouveau pour attraper un stylo.

-          Calypso, t’es sûr ? ça me dit quelque chose, mais je sais pas quoi. Et tu dis qu’il y avait un autre mot avant, Asia ? Assia ? tu sais plus ? Je note, par précaution. J’ai beau me creuser, je vois pas ; mais ça peut venir, faut laisser décanter.

Julien était un peu rassuré ; visiblement, elle découvrait toute cette histoire. Et s’y intéressait. Bon signe. D’une part qu’elle n’avait rien à voir là dedans. D’autre part, qu’il avait eu raison de lui en parler.

-          Attends, ça me revient, j’ai marqué ça quelque part ; ça m’était sorti de la tête ; mais où ? j’ai pas de carnet, comme toi. Moins au top, question organisation !

                Et le voila en train de fouiller dans ses poches, dans les recoins de son portefeuille pourtant pas grand. Il brandit un ticket de métro, sa fréquentation peu assidue de ce moyen de transport ne l’ayant pas converti à la carte orange !

-          Ça y est, encore heureux que je l’aie pas jeté, celui-là : "Ossia et Calypso – 10 novembre". Mais de quelle année ? Ça c’est une autre paire de manches, comme dirait ma mère…

Elle avait déjà rectifié le nom sur son carnet, y ajoutait des notes, la date certainement, mais pas seulement. La page, certes petite, se remplissait. Elle plongea encore la main dans son sac, en extirpa un blackberry sous le regard éberlué de Julien. Celle qu’ils croyaient tous out, à la pointe de la technique ! Comment elle faisait, elle avait juste trouvé un boulot, à ce qu’elle lui avait dit ? Elle pianotait, impatiente…

-          C’est bon, je l’ai, c’est le nom d’une boutique new age, ésotérique, mystique et compagnie. Et ben ! On est pas sortis d’affaire. Elle est déjà ouverte.

-          C’est où ?

Le on avait engagé Julien à poursuivre. Si Elodie s’y mettait, avec son flair et ses capacités de déduction, ils avaient des chances.

-          Dans le 10ème apparemment, une petite rue, rue Dieu, on voudrait l’inventer qu’on nous croirait pas. Pas loin de République. Ah oui, elle croise le canal St Martin. Je connais pas du tout, ce coin-là !

Heureux de retrouver quelques instants ce sens pratique d’une Elodie dont il prenait soudain conscience qu’elle leur manquait, Julien la regarda remettre son fourbi dans son sac, blackberry compris. Lui qui en était encore presque à la cabine téléphonique ambulante, il était soufflé. Plus rien à dire… Les cafés arrivaient. Pas mécontent d’avoir réussi à extirper Elodie de sa morosité, il se doutait  qu’ils auraient très bientôt l’occasion de découvrir de concert un quartier où ils n’avaient à première vue jamais mis les pieds ni l’un ni l’autre.

-          A six heures ? Encore chez toi ? OK, je vois si je peux faire quelque chose…

Le coup de fil de Stéphanie l’avait tiré de sa torpeur ; elle avait fixé le rancart assez tôt, après Sylvain avait sa répét ; c’est vrai que c’était loin son quartier, mais l’appart était grand, ils pourraient même manger, se faire du chinois, en bas de chez elle tous les magasins étaient Asia et compagnie ; ça ne les empêcherait pas de bouger après ; ce serait moins cher. Il ne pouvait pas lui promettre d’amener Elodie, préférait rester évasif pour qu’elle ne se doute de rien.

-          Bon, on bouge ? On paye ?

Le sourire d’Elodie, détendue, s’il tranchait avec leur arrivée, ne donnait pas à Julien d’indication suffisante sur ce on. La note, on la partage, chacun sa part. Mais est-ce qu’on bouge ensemble ou, là aussi, chacun de son côté ? Prudence. Ne pas brusquer. Laisser faire.

*********

                Elle n’était venue à Beaubourg qu’une seule fois, quand elle sortait juste du lycée. Juliette se souvenait de ce court séjour à Paris chez une copine de sa mère, comme cadeau pour son bac. Avec sa mère, bien sûr, nourrie d’inquiétude ; elle n’aurait jamais pu y aller seule ! Et durant ces trois jours, elle n’avait cessé d’entendre les dangers qu’une jeune fille était censée courir dans une grande ville ! L’architecture du musée n’avait pas changé, même elle la surprenait moins que la première fois, mais quel plaisir de savourer, sans stress, la vue panoramique depuis l’escalator contenu dans ce grand boudin de plastique ! La nouvelle installation de la collection, elle avait lu un article récemment, lui plaisait bien, plutôt bien faite. Elle connaissait peu des artistes  "contemporains" présentés, quelques noms seulement. Curieuse, elle découvrait. Avec un faible pour le travail de Sophie Calle, cette manière d’amuser, d’interpeler à partir d’une vie qui aurait pu être banale.

-          Tu sais, je viens rarement ; c’est super que tu m’aies entrainée là, sinon je prends pas le temps. Je passe devant, tiens, pas plus tard que lundi après avoir pris un pot avec Julien à Châtelet, mais je m’arrête pas.

-          Ça a l’air classe, pourtant comme quartier !

-          Oui et non, tu sais, c’est bourré de touristes, alors…

-          Ouais, mais y a l’air d’y avoir des super boutiques dans le coin.

-          Oh, moi, tu sais, les boutiques !

-          Tu disais toujours tu sais, comme ça, avant ?…

Stéphanie la regarda, comme prise en faute. Tic de langage. En général on n’aime pas trop se faire épingler. Toujours plus facile de voir la paille chez l’autre…

-          Bon, on rentre ? Les mecs vont arriver. A quelle heure ? Du coup, je sais plus…