Je ne crois pas que ce soit de ma part le fruit d’une volonté délibérée  mais dès lors qu’une chose me convient je ne vois pas la raison d’en changer. Pourquoi ce qui vous a plu une fois cesserait-il de vous plaire ? Le plaisir s’approfondit avec le temps. Ainsi mes journées ont-elles pris peu à peu une forme définitive par élimination progressive de l’inessentiel. Aux repas je mange toujours à peu près la même chose, encore que d’infimes variations garantissent à chaque jour sa spécificité : le lundi, par exemple, je prends du fromage et je m’autorise un verre de vin, le samedi c’est le jour du poulet. Il serait trop long de raconter comment de telles variations se sont inscrites peu à peu dans nos habitudes, à la suite de quelles circonstances particulières elles se sont imposées. Chacune a son histoire. Chez moi l’habitude génère une jouissance qui se renouvelle chaque fois dans la perfection de sa forme. Parfois il me semble être un acteur de théâtre qui rejoue une pièce pour la centième ou la millième fois, mais au théâtre, on le sait, la centième ou la millième c’est toujours la première. Le matin en me réveillant mon premier geste est d’allumer la radio et je n’ai pas besoin de consulter le réveil pour savoir qu’il est très exactement huit heures et que je vais entendre l’indicatif qui annonce les informations. Je sais que ma femme est déjà levée et qu’elle prépare le petit déjeuner. C’est le moment délicieux où je reprends contact avec le monde tout en sortant peu à peu de mes rêves – de mon rêve, devrais-je dire, car je fais toujours le même : je rêve que j’ai perdu ma voiture. Je l’ai laissée garée quelque part mais je ne sais plus où. Il s’agit en réalité d’une ancienne voiture qui ne me sert plus depuis longtemps et que j’avais complètement oubliée. Mais je pars à sa recherche en me disant que c’est tout de même trop bête de l’avoir égarée !

Parfois je me dis que bientôt chacune de mes journées se superposera si rigoureusement à la précédente que je ne pourrai plus les distinguer les unes des autres. Alors j’aurai atteint l’éternité. Pourtant là n’est pas mon but, il n’y a rien de mystique là-dedans, seulement l’application d’une loi très logique selon laquelle les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’enchaînement des effets et des causes a constitué chez moi un tissu si serré qu’il ne laisse plus aucune place au changement. Ceci ne veut-il pas dire au fond que j’ai obtenu une parfaite adéquation entre mes désirs et la réalité ? Je suis verrouillé dans mon bonheur.

Je m’intéresse au monde, contrairement à ce qu’on pourrait penser, même si je ne l’aime guère car il me fait horreur. J’adore écouter la radio et le soir mes enfants se moquent de moi en rentrant parce qu’ils me retrouvent toujours devant mon poste, mais en même temps je crois qu’ils sont bien contents de voir que je suis là. Pendant la journée ils courent à droite et à gauche - ainsi va la jeunesse ! - ma femme vaque à ses propres occupations et moi je vais travailler à la bibliothèque municipale où ma place est réservée. Thierry, l’appariteur, m’apporte mes livres et mes documents. Quelquefois il m’aide dans mes recherches. Il est étudiant en histoire et travaille pour payer ses études. Il me dit qu’il admire beaucoup ce que je fais. En effet depuis que j’ai quitté l’enseignement grâce à l’héritage de ma mère qui m’a permis de disposer de moi-même - j’écris des biographies. Le goût m’en est venu il y a bien longtemps lorsque je cherchais un sujet pour ma thèse mais il a fallu que je sois tout à fait libre pour pouvoir m’y consacrer. Depuis, j’ai pris l’habitude d’étudier la vie des personnages du passé. Je n’ai jamais rien publié parce que les personnages dont je m’occupe n’intéressent personne. Mais moi justement ce que j’aime ce sont ceux qui ont connu leur heure de gloire mais dont le souvenir s’est perdu. C’est le cas en particulier des acteurs de théâtre. Le théâtre n’est-il pas le lieu de l’éphémère ? Une fois morts ils disparaissent à tout jamais aussi populaires furent-ils en leur temps. Passe encore pour une Sarah Bernhardt ou un Mounet-Sully ! Ceux-là sont devenus des mythes, mais qui se souvient encore des sœurs Brohan, de Delaunay ou d’Edmond Got ? La première biographie que j’avais entreprise était celle de Dorothée, une ancienne danseuse des Folies-Bergères dont l’entrée à la Comédie-Française fit scandale à son époque, puis je me suis intéressé à Rose Chéri, qui fit les beaux jours du Gymnase. Et c’est en commençant dernièrement des recherches sur Mme Allan-Despréaux, à qui nous devons les dernières comédies de Musset, qu’il m’est arrivé une aventure singulière.

 

Après sa rupture avec Musset, alors qu’elle n’était plus toute jeune, Mme Allan-Despréaux était partie en Algérie où elle termina sa carrière - à Alger plus précisément où l’on venait de construire un théâtre sur le modèle de l’Opéra. C’est en étudiant cette dernière partie de sa vie que j’ai eu la chance de tomber à la bibliothèque municipale sur une collection de vieux journaux d’Alger qui dataient du Second Empire. J’avais donc entrepris d’en dépouiller la rubrique théâtrale quand, en tournant les pages, mon œil fut attiré par un article… qui relatait ma mort ! Je veux dire qu’il rendait compte des obsèques d’un homme qui portait exactement mon nom. Oh ! la chose en soi n’a rien d’extraordinaire, mon nom est banal, de même que mon prénom, et l’association des deux doit se retrouver un bon nombre de fois dans les annuaires mais on comprendra tout de même que j’aie porté à cet article une attention particulière. Il se trouvait à la rubrique de Miliana, une petite ville dont j’ignorais jusqu’ici l’existence. Au dessous d’une photo floue où l’on distinguait un groupe de personnages qui avaient l’air de notables (certains même étaient en uniforme) rassemblés autour d’un catafalque, une brève notice nécrologique précisait que notre homme était médecin, arrivé dans cette ville quinze ans plus tôt, c’est-à-dire au tout début de la colonisation. Il avait alors trente ans. Il en avait quarante cinq quand il était mort. Exactement l’âge que j’ai aujourd’hui ! L’article reproduisait ensuite le discours que le maire avait prononcé sur sa tombe. C’était un discours pompeux comme on les faisaient alors et qui n’évitait aucun des poncifs d’usage : Toi qui nous écoutes peut-être en ce moment, entends-tu monter vers toi… etc. etc. Le maire s’adressait ainsi au mort, du début jusqu’à la fin dans un style romain et conventionnel. Une phrase cependant attira mon attention : Il y a beaucoup d’absents autour de cette tombe… Et puis une autre encore : Quelque soit le jugement que nous portons sur le choix que tu as fait de t’en aller ainsi.... Le choix que tu as fait !… Que voulait-il dire par là ? Notre homme s’était-il suicidé ? Mais oui, bien sûr ! Quel autre sens donner à cette phrase ? J’avoue que sur le moment ça m’a fait une drôle d’impression. Cet homme qui portait mon nom, cet homme qui avait mon âge s’était suicidé !… J’ai refermé un peu brutalement le grand registre dans lequel ces journaux avaient été reliés, ce qui a réveillé deux autres chercheurs en train de somnoler et provoqué l’arrivé de Thierry qui s’est précipité vers moi en me demandant ce qui arrivait. Déjà on avait l’air de me reprocher d’être vivant ! Il m’a demandé si j’aurais de nouveau besoin de ces journaux le lendemain et je lui ai répondu que non, bien résolu à laisser tomber. Mais je devais faire une drôle de tête en rentrant chez moi car ma femme m’a demandé ce que j’avais et mes enfants, en revenant du lycée se sont moqué de moi parce que j’avais oublié d’allumer la radio. Alors je me suis levé précipitamment et me suis efforcé d’accomplir les gestes de la vie quotidienne mais j’avais l’impression que ce n’était plus moi qui agissais mais quelqu’un qui faisait semblant d’être moi, et que moi j’étais mort, que je gisais là-bas sous une dalle en Algérie. « Il y a beaucoup d’absents autour de cette tombe… ». Qu’avait-il voulu dire ? Qui était absent ? Impossible de le savoir. Curieusement, c’était un peu comme dans mon rêve : je venais de m’apercevoir que mon vrai moi était ailleurs et que je l’avais égaré. Mais comment le retrouver ?

 

°

 

Le lendemain, évidemment, je suis retourné à la bibliothèque et j’ai demandé à Thierry de me ressortir la collection de journaux. Il a eu l’air de ne pas apprécier, maugréant qu’ils étaient tout au fond de la réserve et que je lui avais dit la veille que je n’en aurais plus besoin. Je me suis excusé. Il est vrai que je ne l’avais pas habitué jusqu’à présent à ce genre de caprices mais je me suis rendu compte à cette occasion qu’il avait tout de même mauvais caractère et je lui ai dit qu’il n’avait pas à me faire ce genre de remarque : on le payait pour un travail et de toutes façons aller chercher ça ou autre chose, pour lui c’était du pareil au même. Pendant un quart de seconde il m’a regardé avec un regard de haine et je me suis dit en repensant à la fameuse phrase du discours que lui sans doute ferait partie des absents le jour de ma mort autour de mon cercueil !… Enfin, en attendant le retour de Thierry, je suis allé du côté des encyclopédies chercher des informations sur cette ville où mon homonyme avait vécu. Il s’agit (ou plutôt s’agissait) d’une sous-préfecture située à 91 km. de la capitale, à flanc de montagne, sur l’emplacement d’une ancienne cité romaine qui fut longtemps la capitale des rois de Numidie.  Peuplée à l’époque de 10.000 habitants, dont 3000 français, elle avait été conquise en 1840 et connut la prospérité grâce aux colons qui défrichèrent la vallée et exploitèrent d’importantes mines de cuivre. 1840 !… Cela voulait dire que mon homonyme avait été l’un des premiers français à s’installer là-bas. Médecin, il avait dû consacrer les quinze années qu’il y avait vécu à soigner les maladies qui pullulaient dans la région et à relever les blessés au fond de la mine. Était-il marié ? avait-il des enfants ? Pour quelle raison, à la suite de quelles circonstances avait-il débarqué dans ce pays où les hyènes et les chacals erraient dans la campagne. De quel région de France venait-il ? Je m’imaginais moi-même sous une moustiquaire, un casque colonial sur la tête quand Thierry est revenu en portant les quatre gros volumes dans ses bras. Je lui ai demandé de m’excuser et il est reparti sans répondre.

 

Le soir, en rentrant chez moi, ce que j’avais découvert était peu de chose si l’on veut, mais si étrange que cela m’avait mis mal à l’aise et j’étais de mauvaise humeur. J’avais une heure de retard parce que j’avais voulu rester jusqu’à la fermeture de la bibliothèque et comme ma femme n’était pas encore là (elle était allé chez son amie Florence Larieux avec qui elle aime bien passer l’après-midi) mes enfants avaient dîné seuls. Ils en avaient profité pour entamer le poulet que je garde pour le samedi. Ils savent bien pourtant que c’est le samedi qu’on mange du poulet ! Quand je leur en ai fait la remarque ma fille a haussé les épaules et m’a tourné le dos sans daigner me répondre. Je ne supporte pas l’insolence et j’ai exigé qu’elle fasse des excuses. Scène pénible autant qu’inutile et qui n’a fait que renforcer mon malaise, car voici ce que j’avais trouvé : mon homonyme avait un fils et une fille comme moi, qui avaient approximativement au moment de sa mort le même âge que mes enfants. Et il m’avait bien semblé qu’ils n’étaient pas sur la photo du cimetière, non plus que sa femme d’ailleurs. Était-ce le sens de la phrase : Il y a beaucoup d’absents autour de cette tombe ? J’avais appris l’existence de ces deux enfants tout simplement en lisant le faire-part paru dans le journal quelques jours plus tôt. L’aîné se prénommait Paul et la fille Anne. Or mes enfants s’appellent Jean-Paul et Marianne !… J’avais pu constater par la même occasion que le prénom de sa femme était Antoinette. La mienne s’appelle Bernadette !… Toutes ces coïncidences me troublent. J’ai l’impression quand je pense à sa vie de percevoir comme un écho déformé de la mienne. À moins que ce soit l’inverse et que la mienne ne soit qu’un écho déformé de la sienne !… Représente-t-il le destin auquel j’ai échappé ? Je ne suis pas parti en Afrique, je n’ai soigné personne, ma femme et mes enfants sont toujours autour de moi et je n’ai pas choisi de me donner la mort. Mais là-bas, il y a un siècle, quelqu’un a parcouru un chemin qui aurait pu être le mien. Quelles traces a-t-il laissées sur ce chemin, comment pourrais-je les retrouver ? Chercher des descendants ? impossible ! il y a dans l’annuaire, je l’ai dit, des colonnes entières de gens qui portent notre nom. Trouver d’autres journaux, d’autres sources de documentation ? mais lesquelles ? les archives de ce pays ont été détruites, les bibliothèques brûlées au moment de l’indépendance. Il me semble pourtant avoir entendu dire que les registres d’État Civil qui ont pu être sauvegardés avaient été regroupés dans une administration spéciale localisée à Nantes. Pourquoi ne pas tenter de leur écrire ?…

 

On peut imaginer l’émotion que j’ai éprouvée en recevant quelques semaines plus tard une grande enveloppe (j’avais argué de mes titres et de ma qualité de chercheur pour solliciter leur concours) contenant deux extraits de naissance, en belle écriture cursive comme on le faisait à l’époque, accompagnés du gros cachet rond à l’effigie de Louis-Philippe, deux actes de naissance qui étaient ceux de Paul et d’Anne. C’était tout ce qu’ils avaient pu retrouver. Paul et Anne ! les deux enfants de mon homonymes ! Le nom de leur père et de leur mère apparaissait sur l’acte, accompagné également de la date et du lieu de leur naissance. C’était ainsi que j’appris que mon homonyme était né à Bussang dans les Vosges ainsi que sa femme, une demoiselle Zimmer. Il ne me restait plus qu’à partir en Alsace.

Quand j’ai dit à ma femme que je partais pour Bussang elle l’a très mal pris. Elle ne comprend pas ce subit intérêt pour un homme qui a vécu il y a un siècle sous le simple prétexte qu’il porte mon nom. « - Si encore tu étais noble ! » me dit-elle. Quant aux coïncidences de prénoms elle ne voit rien là d’extraordinaire. « - Je crois que tu deviens complètement fou. Si tu t’ennuies, trouve-toi des distractions plus près d’ici, tu n’as pas besoin d’aller à Bussang. » C’est surtout ça qui la rend furieuse, que je la laisse tomber, elle et les enfants. Sous prétexte que je n’exerce plus d’activité professionnelle elle pense que je dois en permanence rester à la maison. C’est moi qui m’occupe de tout ici, du ménage, des repas… Sans doute m’en veut-elle d’avoir pris une retraite anticipée, elle prétend que j’aurais très bien pu rester à mon lycée même si j’avais quelques problèmes avec mes collègues mais enfin, bref ! j’ai tenu bon et je suis tout de même parti à Bussang.

J’avais deux jours, pas un de plus, elle ne m’avait pas donné davantage et je ne l’avais obtenu que contre la promesse de refaire entièrement le jardin en revenant, j’avais deux jours quand j’ai débarqué en gare de Remiremont, pour progresser dans la connaissance de ce fantôme après lequel je cours sans être du tout sûr de pouvoir un jour le rejoindre car je réalise de plus en plus à quel point mon entreprise est hasardeuse. Mais enfin cette fois je suis là, chez lui, au milieu des paysages qui ont été ceux de son enfance. Grâce aux services de l’État-civil je vais pouvoir peut-être reconstituer son arbre généalogique et découvrir des descendants qui vivent toujours dans la région !…

 

°

 

Les choses se sont passées à peu près comme je le prévoyais. Il y a même une facilité dans tout ceci qui n’est pas sans m’effrayer un peu, comme si tout était - comment dirais-je ? - prémédité, et qu’on m’attendait, comme si une force – peut-on l’appeler la providence ? – s’employait à dégager le chemin devant moi. Bref, la mairie de Bussang était en train d’ouvrir au moment où je suis arrivé et la secrétaire s’est montrée tout de suite passionnée par mon histoire. Elle a une soixantaine d’années, des yeux très clairs, des cheveux gris et un accent alsacien fortement prononcé. Elle est allé chercher de vieux registres entreposés dans le grenier. « – J’ai bien une petite idée, m’a-t-elle dit, mais je préfère vous laisser voir ça vous-même… » Je ne sais pas pourquoi mais en la regardant j’avais les larmes aux yeux, comme si j’avais senti l’effet d’une extraordinaire bonté qui émanait d’elle. Elle me regardait en souriant fouiller dans ses registres, et j’avais l’impression, en tournant les pages d’être revenu à cette époque où ma grand-mère m’apprenait à lire. Pourtant cette femme n’avait rien d’impressionnant mais je me sentais tout petit à côté d’elle. J’essayais de lui cacher mes larmes pendant que j’essayais de lire mais il me semblait qu’elle devait s’en apercevoir.

Un siècle ne recouvre pas plus de quatre ou cinq générations et il ne m’a pas fallu plus d’une heure pour reconstituer l’arbre généalogique de mon personnage. Car par chance le nom de son fils, Paul, réapparaissait trente ans plus tard sur l’extrait de naissance d’un enfant dont il était le père, lequel lui-même avait eu à son tour une fille, laquelle s’était mariée ici même et avait eu une fille née il y a soixante ans.

« - Et cette fille c’est moi », dit la secrétaire aux cheveux gris en souriant, et je me suis jeté dans ses bras.

 

C’était elle. Elle l’avait deviné depuis le début et elle avait voulu me laisser la surprise. « - Mais, vous savez, a-t-elle ajouté aussitôt, je ne connais guère l’histoire de ma famille. En tous cas pas au-delà de mes grands-parents, et je ne crois pas que je pourrai vous être d’un grand secours. Je n’ai pas dû garder grand chose de cette époque. Mais enfin si vous voulez venir chez moi, nous fouillerons dans mes malles. » Et elle m’a indiqué un petit hôtel où je pourrais passer la nuit, puis m’a invité à dîner. Tout à coup j’ai pensé que j’avais promis à ma femme de lui téléphoner et je l’ai appelée de l’hôtel. Quand je lui ai raconté la chance que j’avais eue de tomber tout de suite sur la bonne personne, elle n’a pas eu l’air de partager mon enthousiasme.

Cependant comme il me restait encore du temps avant d’aller dîner chez la secrétaire il m’est revenu en mémoire que Bussang était l’endroit où s’était illustré à la fin du siècle dernier le fameux Théâtre du Peuple lié au mouvement naturaliste. D’ailleurs la statue de son créateur, Maurice Pottecher, ornait la place devant mon hôtel. La patronne m’a dit que le théâtre était toujours en activité et se trouvait à flanc de colline au dessus du village.

J’étais heureux de voir cette salle dont j’avais souvent entendu parler et qui se singularisait par un système ingénieux, mis au point par son créateur qui consistait à ouvrir le fond de la scène pour que la nature elle-même serve de décor. Lorsque je suis arrivé on était en pleine répétition et j’ai pu entrer sans me faire remarquer. Il s’agissait, à ce qu’il m’a semblé, d’une comédie de Shakespeare. Les acteurs avaient la tête des acteurs d’aujourd’hui et la plupart était en jean et T-shirt. Je me suis dit qu’il devaient sortir du cours Florent ou du Conservatoire et que pas un sans doute n’avait jamais entendu parler de Maurice Pottecher. À un moment le fond de la scène s’est écarté et une forêt de sapin est apparue, la vraie forêt qui s’étendait à flanc de montagne derrière le théâtre. L’effet était saisissant. Et ce qui m’a frappé c’est que bien qu’ils n’eussent été éclairés que par la lumière naturelle les arbres semblaient artificiels. Ainsi Maurice Pottecher qui avait voulu par ce système, faire acte de réalisme en prenant la nature pour décor avait abouti, paradoxalement, à l’effet inverse : c’est le réel qui devenait théâtral !…

Mais c’était l’heure où je devais me rendre à mon invitation.

 

Geneviève (la secrétaire aux cheveux gris m’avait demandé de l’appeler Geneviève) habitait une petite maison vieillotte au bout du village. Quand je suis arrivé elle m’attendait et avait déjà sorti tout un tas de vieux cartons et de rouleaux de papiers ficelés. Une bonne odeur venait de la cuisine. Dans une boite à chaussures il y avait un tas de photos en vrac appartenant à différentes époques. Les plus nombreuses étaient celles qui dataient de sa jeunesse, petits bouts de carton racornis où l’on distinguait à peine dans la grisaille, de minuscules personnages en maillot de bain sur une plage, ou bien réunis autour d’une table dans un jardin ou encore en pantalons de golf une paire de skis sur l’épaule. Elle ne pouvait pas s’empêcher de s’arrêter sur chacune, me détournant sans cesse de ma recherche pour me raconter telle ou telle anecdote de sa jeunesse. – Vous savez, me disait-elle, c’est la première fois que je les regarde depuis bien longtemps. Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas très ordonnée et je ne savais même pas que j’avais conservé tout ça…

Il y avait aussi des photos plus anciennes, emballées dans du papier de soie, collées sur d’épais carton ornés d’arabesques, comme si l’on avait attaché plus de prix en ce temps-là aux souvenirs. D’ailleurs les personnages qui y figuraient étaient tous saisis dans une pause pleine de dignité, imbus qu’ils étaient de la gravité de l’acte qu’ils étaient en train d’accomplir. Ils avaient conscience de poser pour l’éternité. « – Tenez, voilà mon grand-père, s’écria Geneviève, le petit-fils de celui qui vous intéresse. » C’était un barbu qui ressemblait à Victor Hugo, comme tous les barbus de l’époque. La photo était datée de 1910. « – Il a quarante ans sur cette photo. Il en fait plus n’est-ce pas ? Oui, à cette époque, à quarante ans on était déjà vieux. Moi, quand je l’ai connu, il en avait soixante. Il n’avait pas changé. Un homme de caractère. Il était né quelques mois avant la guerre de 70, né français par conséquent, et il s’est toujours considéré comme français. Il est mort en 44. À quelques mois près il le serait redevenu. Il n’a pas eu de chance. Son père est donc Paul, le fils de votre homonyme, de celui qui vous intéresse. – Et que savez-vous de lui ? - Que voulez-vous que je sache ? C’est trop loin. Si, une fois, je me souviens, mon grand-père m’a parlé de son enfance. C’était peu de temps avant sa mort. J’avais quinze ans, tout juste quinze ans, je m’en souviens parce que c’était le jour de mon anniversaire. La guerre semblait ne devoir jamais finir. Nous étions allemands, l’Europe s’écroulait. On avait appris le débarquement des alliés en Afrique du Nord et il m’a dit : tu sais que mon père est né là-bas ? Et il m’a parlé de lui. Il ne l’aimait pas. – Comment cela ? – Il n’aimait pas son père. Il l’accusait d’être un traître, je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’est parce qu’il avait quitté l’Algérie avec sa mère et qu’ensuite, à sa majorité il était venu s’installer en Alsace, le berceau de ses ancêtres après la défaite de 70, pour de sombres histoires de biens familiaux à récupérer, acceptant ainsi de devenir allemand. Je crois que c’était une question de patriotisme pour mon grand-père, vous voyez, il disait que c’était à cause de son père s’il avait été allemand toute sa jeunesse alors qu’il aurait pu être français. Le patriotisme, vous ne pouvez pas savoir ce que ça représentait à l’époque ! Enfin, quoi, il n’aimait pas son père, que ce soit pour cette raison ou pour une autre. Je me souviens qu’il m’avait répété ce jour-là deux ou trois fois : c’est un traître, un traître !… – Et sa sœur ? Paul avait une sœur qui s’appelait Anne, qui était donc la tante de votre grand-père. – Oh oui ! Tante Anne, maintenant que vous me le dites ! La pauvre… Savez-vous que je l’ai connue ! – Comment cela ? – Je l’ai vue, une seule fois. C’était une très vieille dame. J’étais impressionnée parce que c’était dans un hôpital, en 40 je crois, oui c’est cela, j’étais toute petite, je devais avoir dix ans. C’était au moment de l’exode. Mes parents devaient se demander ce qu’on allait faire d’elle. Elle avait passé toute sa vie à l’hôpital, vous vous rendez compte ! – Pourquoi cela ? – Je crois qu’elle était folle. – Marianne était folle ! – Anne, voyons ! pourquoi dites-vous Marianne ? Elle s’appelait Anne, Tante Anne… Oui, elle était folle. On m’avait prévenu avant d’y aller. Au début ça ne se voyait pas, c’était une vieille dame charmante. Quatre-vingt dix ans ! On m’avait beaucoup impressionné en me disant qu’elle avait connu Napoléon III !… Elle nous a reçu comme si nous étions dans son salon en nous proposant du thé et des petits fours, mais il n’y avait ni thé ni petits fours, nous étions dans une chambre d’hôpital, il n’y avait qu’un lit blanc et une fenêtre qui ne s’ouvrait pas, je me souviens, avec des vitres dépolies, et des chaises fixées au sol qu’on ne pouvait pas déplacer. Dans la chambre voisine on entendait quelqu’un qui hurlait mais elle n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Et puis je me suis rendu compte petit à petit qu’elle ne savait pas du tout qui nous étions, qu’elle faisait semblant, mais qu’en réalité elle disait n’importe quoi. À un moment elle a sorti un album de photos, vous savez comme on en a pour classer ses photos de famille. Elle a sorti l’album de sa table de nuit comme un objet précieux, on voyait qu’elle devait le regarder souvent, et elle m’a dit : « - Tiens, regarde, je vais te montrer les photos de mon enfance. » Et elle a commencé à feuilleter l’album. Mais à la place des photos il n’y avait que des réclames comme on en faisait à l’époque, Bébé Cadum, les bonshommes Ripolin, la Vache qui rit… Je me souviens que je n’osais rien dire et que je me retenais de rire pendant qu’elle me racontait :  « - Ça, vous voyez Mademoiselle, c’est moi à dix ans, ça c’est mon frère, ça ma mère le jour de son mariage… » - Mais elle ne vous a rien raconté de son enfance ? – J’avais dix ans, je vous dis, comment voulez-vous que je m’en souvienne ! J’étais sidérée, je ne comprenais pas. D’ailleurs la scène n’a pas dû durer très longtemps car mes parents sont intervenus pour lui retirer l’album des mains. Je me rappelle qu’elle s’est mise à crier alors qu’on ne la ferait pas taire, qu’il fallait que je sache, que tout le monde devait savoir… Quand on est parti, elle criait de plus en plus fort et ses cris nous suivaient dans le couloir… Pauvre Tante Anne ! Je ne sais pas ce qu’elle a pu devenir ensuite. Après il y a eu l’Occupation et je n’en ai plus jamais entendu parler. »

 

Nous avons laissé les boites de photos et nous sommes passés à table. Dehors, il me semblait qu’on pouvait entendre le silence de la montagne. Elle me regardait manger ma quiche avec un petit sourire, exactement comme si j’avais été un enfant, et à la fin elle m’a resservi. Nous ne parlions pas. Chacun songeait de son côté. Je pensais à ma femme qui devait me maudire parce que je n’étais pas à la maison et puis, au moment où j’étais en train de ramasser les miettes dans le fond de mon assiette elle m’a dit : « - Pourquoi faites-vous ça ? – Quoi ? – Ressusciter les morts. – Parce que cet homme porte mon nom, je vous l’ai dit. – Ce n’est pas une raison suffisante, il y en a des milliers qui portent le même nom que vous, excusez-moi de vous le dire. » Alors je lui ai raconté cette impression que j’avais eu en tombant sur cet article d’être en face de mon destin, du destin auquel j’aurais échappé, que ce qui lui était arrivé aurait pu m’arriver à moi. – Mais que savez-vous de ce qui lui est arrivé ? – Justement c’est ce que je cherche. Pour l’instant je sais seulement qu’il s’est donné volontairement la mort et que ni sa femme, ni ses enfants ne l’ont accompagné au cimetière et que l’homme qui a prononcé le discours sur sa tombe le haïssait.  – Et vous, vous êtes heureux ? – Oui, très heureux. J’ai une famille, je ne demande au ciel que de conserver ce bonheur le plus longtemps possible. – Vous êtes heureux et vous êtes attiré par le malheur comme une mouche. Je me rappelle avec mon frère, quand nous étions petit, nous habitions ici même et ma mère faisait tout pour nous préserver de la guerre. Notre père était parti mais nous vivions bien, nous mangions les légumes du potager. Eh bien, notre grande distraction c’était de jouer à la guerre : j’étais une veuve qui avait perdu son mari au combat ou bien c’était lui qui revenait des tranchées. Nous imaginions la guerre comme on nous l’avait appris à l’école et nous ne voulions pas en être privés. – Et votre frère, qu’est-il devenu ? –Peu avant la Libération il est mort avec ma mère dans un bombardement. Je suis la seule à en avoir réchappé. J’ai toujours eu l’impression qu’ils m’avaient laissé tomber tous les deux. – Et votre père ? - Il est mort aussi peu de temps après. Il était prisonnier et il a tenté de s’évader. Je suis restée seule ici, condamnée à être heureuse en quelque sorte, je leur devais bien ça. Il ne fallait pas qu’ils soient morts pour rien. – Et vous l’avez été ? – Heureuse ? Oui, bien sûr. Je l’ai été, figurez-vous. – Vous ne vous êtes jamais mariée ? – Non, mais j’ai vécu avec un artiste, pendant dix ans, un peintre assez connu dont les toiles se vendent encore très bien. Il était venu ici pour faire des décors pour le théâtre. Mais il se désespérait parce que les arbres, disait-il, quand on ouvrait le fond de la scène, étaient toujours plus beaux que les décors qu’il pouvait peindre. Nous étions très amoureux. Et puis deux ans avant sa mort il m’a quittée pour un de ses modèles. Mais je ne lui en veux pas, il venait d’apprendre qu’il avait un cancer. – Vous n’aviez pas d’enfants ? – Quelle drôle d’idée ! Nous n’y avons même pas songé. Il ne pensait qu’à sa peinture. Et puis vous savez, j’ai eu d’autres hommes dans ma vie, avant et après, je ne vous raconte pas tout… Mais nous bavardons, nous bavardons et vous devez être pressé de retourner voir mes photos. Après tout c’est pour elles que vous êtes venu, n’est-ce-pas ?

Nous sommes retournés au salon où les photos étaient encore éparpillées sur le tapis. Mais il y avait bien d’autres cartons qui contenaient des papiers, des lettres, des cartes postales, des actes notariés, des coupures de journaux et parmi celles-ci l’un d’elles aussitôt me sauta aux yeux, c’était l’article qui avait déclenché toute mon aventure : même photo, même titre, c’était bien le même. Quelqu’un l’avait découpé soigneusement avec des ciseaux et j’ai relu la phrase qui m’avait frappée : Il y a beaucoup d’absents autour de cette tombe. Qui avait pu vouloir conserver cet article ? Sa femme peut-être. Mais où vivait-elle au moment où son mari était mort ? dans quelles circonstances avait-elle appris cette mort ? Son suicide avait-il un rapport avec elle ? Je ne le saurais sans doute jamais. Et je déballais tous ces cartons, je déroulais ces rouleaux de vieux papiers avec une sorte de frénésie. La poussière me faisait pleurer les yeux, me piquait la gorge. Tous ces papiers concernaient visiblement d’autres familles, d’autres histoires qui n’avaient rien à voir avec celle qui m’intéressait, car au fil des générations les lignées s’entremêlent : il y avait la famille du père de Geneviève, et puis les frères, les sœurs des uns et des autres qui avait laissé qui sa carte postale de Deauville, qui sa photo en premier communiant, des actes de ventes, des factures, des diplômes. J’en avais le vertige. J’avais la sensation d’être un orpailleur penché sur le lit d’un torrent. « – Arrêtez-vous, m’a-t-elle dit, vous allez vous étouffer avec toute cette poussière. Venez plutôt boire un petit verre de kirch et puis vous rentrerez à votre hôtel et nous continuerons demain. » C’était la voix de la raison. Nous sommes retournés dans la salle à manger. Le kirsch m’a dégagé le gosier et à l’instant je me suis senti envahi par un tel bien-être que j’avais envie de rire pour un rien. Mais pourquoi donc est-ce que je me sentais si heureux depuis que j’étais ici ? je ne parvenais pas à le comprendre. Pourtant c’était le seul mot qui me venait à l’esprit : heureux. Pourquoi cette sensation d’être redevenu un enfant ?… Elle m’a servi un second verre - cette fois elle voulait absolument me faire goûter sa poire williams - et alors ce sentiment de bonheur s’est transformé en une torpeur béate. Je savais bien que c’était un effet de l’alcool mais pourtant j’avais la certitude d’atteindre ici une vérité que je n’avais peut-être jamais encore atteinte ailleurs. Je cherchais les mots pour le dire mais je ne les trouvais pas. J’aurais voulu prononcer des paroles définitives mais je restais muet. Et elle, devant moi, me parlait de ses arbres fruitiers, et du climat de la région. « - Où habitez-vous ? m’a-t-elle demandé. - Près de Limoges. – En ville ou à la campagne ? » Mais c’est alors que je me suis aperçu que j’étais incapable de parler de moi. Elle s’est mise à me poser des questions sur ma femme, mes enfants. Et moi, je n’avais rien à dire. Je tâchais de faire bonne figure parce que je ne voulais pas lui déplaire, mais je me rendais bien compte que j’avais l’air idiot et je m’en tirais par des banalités. Elle a fini par me demander quel métier j’exerçais. On me demande souvent quel métier j’exerce et on s’étonne quand j’essaye d’expliquer que je ne fais rien. Elle non plus évidemment n’a pas compris. Elle m’a demandé si je ne m’ennuyais pas, si ma femme l’acceptait facilement, si mes enfants n’en étaient pas gênés. Je lui ai dit qu’au contraire puisque je pouvais davantage me consacrer à eux, être plus présent. Et j’ai tenté de lui expliquer que puisque j’avais été professeur c’était une chance pour eux d’avoir un professeur à domicile. L’alcool pour le coup me rendait éloquent. Je parlais, je parlais et je n’arrivais plus à m’arrêter et plus je parlais plus j’avais l’impression de ne pas parvenir à traduire exactement ma pensée, de ne pas arriver à la convaincre, alors je parlais encore davantage mais ça n’arrangeait rien au contraire, et je me mettais en colère contre moi-même. J’aurais voulu qu’elle m’interrompe, mais on aurait dit qu’elle mettait une certaine malice à me laisser continuer, jusqu’à ce que je sois arrivé au bout de mon moulin à paroles… À la fin elle s’est levé pour m’indiquer qu’il était temps que je m’en aille. Et une fois de plus je me suis senti devant elle comme un petit enfant.

 

L’hôtel était tout près. Il ne comportait que quatre chambres. J’étais apparemment le seul client. La statue de Maurice Pottecher sur la place s’encadrait dans l’embrasure de ma fenêtre. Et tout à coup j’ai compris le sens de ce bonheur que j’avais éprouvé toute la soirée : ici j’avais retrouvé ma famille. L’intimité qui me liait à cette femme, cette impression que j’avais d’être en face de ma mère provenait en réalité du fait que j’étais en face de mon arrière-arrière-arrière-petite-fille ! Bonheur effrayant : j’avais deux vies, et je ne savais plus laquelle était la bonne ! Là-bas, il y a un siècle, je m’étais donné la mort, et ensuite ma fille était devenue folle et avait passé sa vie dans un asile, mon fils avait trahi son pays par par intérêt, ma femme avait disparue Dieu sait où et aujourd’hui, ici, qu’étais-je donc ?… Je me suis couché tout habillé. Ma chambre sentait ce parfum moisi des hôtels de village. La tête me tournait, c’était à cause du kirsch et de la poire williams. J’ai dormi je ne sais trop comment secoué par des rêves dont je ne me suis rien rappelé en me réveillant. La première chose dont j’ai eu conscience c’est que les bruits dehors étaient différents, la lumière qui filtrait à travers les volets n’était pas la même que chez moi. Au bout d’un moment j’ai entendu une cloche qui sonnait. Neuf heures ! D’en bas montait une odeur de café et des rumeurs sur la place (c’était jour de marché). Pour la première fois depuis des années j’avais fait la grasse matinée !

Plus que jamais je me sentais heureux en descendant dans la salle à manger. Elle était déjà pleine, des groupes d’hommes et de femmes stationnaient autour du bar, riant, parlant fort, s’apostrophant. Tout le monde semblait se connaître, on s’appelait par son surnom. Ils m’ont jeté un coup d’œil quand je suis entré. Dehors, on apercevait le clocher de l’église. Il devait être exactement semblable il y a un siècle. D’ailleurs bien peu de choses avaient dû changer. Le patron, quand il m’a aperçu, est venu me dire : « - Tiens, votre femme a téléphoné tout-à-l’heure. Elle n’a pas voulu que je vous réveille mais elle a demandé que vous la rappeliez. » Et je ne sais pas pourquoi, cette annonce m’a été désagréable. Je n’avais pas tort car un instant plus tard elle m’annonçait que notre fils avait la rougeole. Ça s’était déclaré hier soir, le médecin était venu le voir ce matin et il avait dit qu’il en avait pour une bonne huitaine de jours à rester au lit. Rien de grave bien sûr, mais elle ne pouvait pas s’occuper des deux enfants en même temps. Il fallait que je rentre le plus vite possible… J’ai demandé au patron de l’hôtel à quelle heure était le car pour Remiremont, il passait dans une demi-heure, ensuite j’aurais un train pour Paris, puis avec le changement de gare, je ne serais pas chez moi avant ce soir très tard. J’ai dit à ma femme de ne pas s’en faire, que la journée serait un peu pénible pour elle mais que demain tout irait bien. J’ai payé ma note. Il ne me restait plus qu’à aller à la Mairie prévenir Geneviève que je ne pourrais pas revenir chez elle pour continuer à fouiller dans les cartons. Elle a semblé désolé de mon départ précipité mais moins peut-être que je ne l’aurais espéré car j’étais prêt à me jeter dans ses bras et elle s’est contenté de me dire qu’elle continuerait elle-même et me préviendrait si elle trouvait quelque chose. Et puis elle m’a souhaité bon voyage « – Allez, dépêchez-vous ! » Le car arrivait déjà sur la place. « - Dépêchez-vous, je vous dis ! ». Et je n’ai eu que le temps de prendre ma valise. Elle s’était mise à la fenêtre pour me voir partir. C’était peut-être comme ça, il y a un siècle, quand lui aussi était parti, avec en poche son billet pour l’Afrique où il avait décidé de refaire sa vie…

 

°

 

Il était onze heures quand je suis arrivé en gare de Limoges. Ma femme m’attendait. « - Alors comment va-t-il ? – Bien. Tu sais, ce n’est rien. Mais il est couvert de plaque rouges, le pauvre, on dirait un indien ! – Comment as-tu fait pour venir me chercher ? – Maman est à la maison. »

Le lendemain la vie a repris son cours ordinaire. Mon aventure me paraissait déjà lointaine. Comment avais-je pu me laisser envahir par ces chimères jusqu’au point de penser que ma présence n’était pas indispensable chez moi ! Je me suis senti revivre en arrivant. Ma belle-mère nous attendait. Je suis monté voir les enfants qui dormaient (Jean-Paul était brûlant et s’agitait dans son sommeil) et puis comme ma femme n’avait pas encore dîné, nous nous sommes mis à table. Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas dîné si tard et j’avais hâte que demain, enfin, tout rentre de nouveau dans l’ordre.

Le lendemain ma belle-mère est repartie chez elle (je crois qu’elle serait bien restée mais ma femme lui a fait comprendre que nous préférions être seuls) et la journée s’est passée merveilleusement bien : Jean-Paul dans son lit, Anne – je veux dire Marianne - dans sa chambre s’occupait à bricoler. C’est une petite fille extrêmement sage qui m’a toujours donné satisfaction. Est-ce parce que j’ai eu mes enfants relativement tard, j’ai l’impression qu’ils ont déjà quelque chose de sérieux, de grave, au dessus de leur âge. Ils ne sont pas comme les enfants de ces jeunes couples d’étourneaux qu’on voit aujourd’hui. La journée a été délicieuse et je me disais que la maladie – je veux dire ces petites maladies comme la rougeole ou la coqueluche - entraîne un accroissement du bonheur parce qu’elle resserre les liens familiaux. Je me rappelle, moi-même, comme j’aimais quand j’étais petit, être malade pour gagner le droit de traîner au lit. Quand j’avais la fièvre il me semblait que les objets se déformaient et entraient dans mon rêve. Et la voix de ma mère me parvenait assourdie comme dans une cloche…

Pour profiter complètement de cette journée, quand il a été l’heure où normalement je pars à la bibliothèque, j’ai préféré rester à la maison. D’ailleurs c’était normal : la maladie de Jean-Paul rendait ma présence nécessaire. Il faisait doux et je me suis installé dans le jardin où je suis resté à lire pendant que ma femme vaquait à ses occupations. Tout aurait donc été parfait s’il n’y avait pas eu cet incident désagréable, le soir, qui est venu tout gâcher : Quand je suis entré dans la chambre de Marianne pour voir ce qu’elle faisait et lui dire que c’était l’heure d’aller prendre son bain, elle était à sa table je me suis aperçu qu’elle avait pris des étiquettes de la Vache qui rit pour les coller dans un album. J’ai jeté l’album par la fenêtre. Elle m’a regardé stupéfaite, ma femme est accouru. Je devais être tout blanc, je n’arrivais plus à respirer. Je me suis excusé et j’ai dit que j’avais eu un malaise mais elle continuaient à me regarder toutes les deux avec un air effrayé.

Le lendemain, je pense que chacun était désolé de ce qui s’était passé et personne n’y a fait allusion. J’ai constaté simplement qu’on avait ramassé l’album dans le jardin. D’ailleurs mon fils allait mieux, ma belle-mère est revenue et la matinée s’est passée le mieux du monde. L’après-midi, après la sieste, ma femme m’a dit : « - Tu ne vas pas à la bibliothèque aujourd’hui ? » Et pour bien lui montrer que tout était redevenu normal j‘ai répondu : « - Si, bien sûr. Pourquoi n’irais-je pas ? »

 

Quand je suis arrivé Thierry m’a annoncé triomphalement : « - Je vous ai mis vos journaux de côté. Vous les voulez tout de suite ? » Et quand je lui ai répondu que je ne lui avais rien demandé et qu’il pouvait les remettre en place, il m’a regardé avec plus de tristesse que de colère. Il doit me prendre pour un fou. Je me suis plongé dans un vieux recueil de chroniques qui m’assommait mais je voulais à tout prix éviter de retomber dans mon histoire.  Quand je suis rentré à la maison j’ai bien senti que ma femme était inquiète mais elle ne m’a rien demandé. Cela suffisait cependant à créer entre nous une gêne imperceptible qui nous ôtait tout naturel. Ainsi les virtuoses du bonheur que nous étions il n’y a pas encore si longtemps, capables de rejouer la même pièce pour la millième fois, étaient devenus de mauvais acteurs incapables de faire croire à leur personnage. Je pensais que les choses s’arrangeraient au fil des jours mais depuis rien ne s’arrange. C’est comme un mal sournois qui me creuse de l’intérieur. Bien sûr, je ne crois pas une minute à la réincarnation mais, malgré tous mes efforts, je ne peux plus voir ma fille sans penser qu’un jour elle deviendra folle et terminera sa vie dans un asile ni mon fils autrement que comme le traître qu’il est condamné à être. Ainsi, l’autre jour, quand il est revenu triomphalement de l’école en nous annonçant qu’il avait eu une bonne note à sa composition je n’ai pas eu de réaction parce que je le soupçonne d’avoir copié sur son voisin et j’ai bien vu qu’il était déçu que je ne le félicite pas et que ma femme n’a pas compris, elle non plus, pourquoi je n’avais pas l’air content. Elle m’a demandé ensuite ce que j'avais et je n'ai pas pu le lui expliquer. Je ne peux plus la regarder sans me demander à quel moment elle me quittera.

 

°

 

Quand j’ai trouvé l’enveloppe de Geneviève dans la boite aux lettres mon sang n’a fait qu’un tour. Je l’ai glissée dans ma poche avant que ma femme ne la voie en me disant que je la lirais l’après-midi à la bibliothèque. On se doute que je mourais d’impatience de l’ouvrir mais comment faire autrement ? À la maison je ne suis jamais seul. D’ailleurs il m’a semblé à un moment qu’elle se doutait de quelque chose : elle regardait ma poche fixement. Dès que je suis arrivé à la bibliothèque, je me suis précipité pour ouvrir la lettre. Elle en contenait une autre, visiblement très ancienne, accompagnée d’un petit mot de Geneviève où elle me disait que c’était tout ce qu’elle avait trouvé susceptible de m’intéresser mais que je serais sans doute déçu parce que ce n’était pas grand chose : une petite carte adressée à son arrière-grand-père Paul, qu’il avait reçu de sa mère alors qu’il devait être pensionnaire au collège Sainte-Barbe, comme en faisait foi l’adresse sur l’enveloppe. D’après la date du cachet – 1860 – Paul devait avoir alors une dix ans. L’enveloppe, à en-tête du Grand Hôtel, avait été postée de Nice. Je l’ai dépliée avec émotion : le papier jauni se déchirait entre mes doigts comme une aile de papillon. À l’intérieur il n’y avait que quelque lignes : J’espère que tes examens se passent bien. Ici nous avons un temps magnifique. Si tu veux m’écrire, envoie ta lettre à Genève où nous serons dimanche, je te rappelle l’adresse :  Monsieur Gaston Aymar, villa sans soucis, avenue du Lac. Bons baisers de ta mère qui t’aime.

La mère de Paul vivait donc à l’époque avec un homme ou bien peut-être courait-elle les palaces de la Côte d’Azur avec des amants ? C’était cinq ans après la mort de son mari. L’écriture était haute et pointue, distinguée. Il me semblait que ces quelques lignes exprimaient plus de froideur que de tendresse maternelle. Était-ce pour ce Gaston Aymar qu’elle avait quitté son mari, était-ce à cause de lui qu’il s’était suicidé ou bien l’avait-elle rencontré ensuite ? Je détestais déjà cet homme avant de le connaître. D’ailleurs ce nom ne m’était pas inconnu. Il me semblait bien l’avoir déjà vu quelque part. À tout hasard je suis allé vérifier dans une encyclopédie.

Gaston Aymar ! mais oui bien sûr… C’était un de ces romanciers du Second Empire qui ont appartenu au groupe réaliste avec Duranty et Chamfleury puis ont changé de style et sont devenus pendant un moment des auteurs à la mode avant de tomber dans l’oubli. Ainsi cette femme était-elle devenue la maîtresse d’un romancier ! Il gagnait bien sa vie apparemment. Elle avait dû quitter pour lui son médecin colonial. Je suis aussitôt allé consulter le catalogue de la bibliothèque pour voir s’il y avait des ouvrages de lui. Il y en avait un ! Un roman intitulé l’Orchidée Noire. Il s’agissait d’ailleurs d’une réédition récente qui contenait quatre ou cinq titres du même tonneau. Un rapide survol de l’œuvre m’a permis de voir de quoi il s’agissait. On sentait bien sûr les influences de l’époque, celle de Madame Bovary, de la Dame aux Camélias mais le roman était une accumulation de poncifs. Il datait de 1862, l’époque même où il courait les palaces en compagnie de sa maîtresse. L’orchidée noire évoquée par le titre était une femme perfide qui par pure perversité amenait son mari au suicide. N’était-ce pas son histoire qu’il racontait ?… mais le roman ne se passait pas en Afrique et sa banalité était telle que rien n’indiquait qu’il ait pu avoir un quelconque rapport avec la réalité. Je ne tirais pas grand chose non plus de la préface du recueil qui avait été établie par un universitaire, un certain Gérard Body, maître de conférences à l’Université de Poitiers. Un détail toutefois a retenu mon attention : Gérard Body, dans la courte notice biographique qu’il consacrait à Gaston Aymar, précisait qu’il avait été l’un des premiers romanciers français à voyager en Algérie. Ainsi c’était bien là-bas, sans nul doute qu’il avait connu ma femme ! J’atteignais peu à peu aux sources du drame ! Il fallait absolument que je prenne contact avec ce Gérard Body si je voulais en savoir plus. Je suis revenu à la maison dans un état de grande excitation, que je tentais en vain de dissimuler. Je me demandais déjà quel jour je pourrais partir pour Poitiers afin d’aller rendre visite à mon universitaire, ce serait tout de même moins loin que l’Alsace et Bernadette ne pourrait pas me le refuser.

 

°

 

Le matin suivant j’ai téléphoné à Gérard Body que j’ai pu joindre à la Faculté des Lettres. Il avait l’air charmant et s’est montré très heureux de l’intérêt que je portais à Gaston Aymar : « - Vous aimeriez faire un mémoire sur lui ? me dit-il. Savez-vous qu’il était originaire de notre région ! de  Guéret exactement où je suis en train justement de réunir un fonds pour créer un musée Gaston-Aymar, dans une salle qui a été mise à notre disposition par la mairie. Je serais très heureux de vous compter parmi les membres de notre société. » Et c’est ainsi que j’ai adhéré à l’association des Amis de Gaston Aymar, ce qui ne manque pas de piquant si l’on songe que je suis sans doute celui dont il a provoqué la mort. Mais je m’aperçois qu’en parlant de mon homonyme j’ai pris l’habitude d’employer la première personne comme s’il s’agissait de moi. Après tout pourquoi pas ? Je me sens de plus en plus solidaire de lui à travers le temps et bien que tout ce que j’en connais ne se rapporte pas directement à lui mais seulement à ceux qui ont gravité autour de lui - sa femme, ses enfants, l’amant de sa femme - ou peut-être à cause de cela, je me sens prêt à entrer dans sa peau comme chez ces photographes où l’on passait sa tête dans un trou découpé au milieu d’une toile peinte pour se faire tirer le portrait.

Dès le lendemain j’ai reçu ma carte de membre. L’après-midi Gérard Body m’a téléphoné pour savoir si je l’avais bien reçue. Et il m’a annoncé qu’il devait justement aller à Guéret la semaine prochaine pour rencontrer le maire. Ce serait peut-être une occasion de faire connaissance. Je lui ai répondu que je pourrais certainement m’arranger.

Le regard de ma femme était suffisamment éloquent quand j’ai raccroché l’appareil (car elle avait suivi toute notre conversation) pour que je me dispense d’explications. Elle m’a tourné le dos en haussant les épaules.

Il est de plus en plus évident que les choses ne vont plus très bien entre elle et moi et que notre vie devient de plus en plus difficile sans que je parvienne à comprendre pourquoi. Pourtant rien n’est changé en apparence mais c’est une évidence : les choses ne sont plus comme elles étaient avant. Aujourd’hui nous sommes allés dîner chez les Larieux comme nous le faisons régulièrement chaque semaine et j’étais inquiet. Les Larieux, ce sont nos plus vieux amis. Henri est un de mes anciens collègues et nous nous étions même connus bien avant quand nous étions tous les deux étudiants. Il est toujours professeur dans le lycée où j’ai enseigné. En vérité je crois qu’il était un peu amoureux de ma femme à l’époque où nous nous sommes connus et c’est par lui que je l’ai rencontrée, il avait eu une vague aventure avec elle, l’été précédent. Mais tout ceci est une vieille histoire. Henri est marié aujourd’hui et sa femme est devenue la meilleure amie de la mienne.

Ma femme, quand je l’ai rencontrée, avait tous les caractères de ce qu’on peut appeler une « jolie fille » : vingt ans, blonde, sourire éclatant. Ambitieuse, je pense. Bref les choses se sont passées comme elles se passent dans ces cas-là. Nous nous sommes plu et trois mois plus tard elle habitait chez moi. Elle m’avait expliqué qu’Henri était un garçon charmant, mais un peu bohême et dépourvu de tout sens des réalités. Elle était à la recherche de plus de stabilité et elle pensait à l’époque que je terminerais mon doctorat et que deviendrais professeur d’université. Henri n’a pas trop mal pris notre mariage et nous avons continué à nous voir. Quand nous passions la soirée ensemble il était toujours le premier à rire. Et puis il a fait la connaissance de sa femme. Je crois qu’il avait besoin de quelqu’un pour rétablir l’égalité entre nous. Seulement Florence est parfaitement idiote, il faut bien le dire, charmante mais idiote, et je ne comprends pas ce que ma femme lui trouve pour passer si souvent l’après-midi avec elle. 

Donc en partant chez nos amis ce soir-là j’avais pour la première fois une certaine appréhension à l’égard de la façon dont les choses allaient se passer. Henri allait-il s’apercevoir du malaise que j’éprouve depuis que cette étrange histoire m’est tombée dessus ? Ma femme allait-elle y faire allusion ?

Les soirées avec eux se passent toujours de la même façon : Nous commençons par prendre l’apéritif et Henri nous raconte les dernières histoires du lycée, puis sa femme nous demande de passer à table et nous dégustons une de ses « inventions » (il faut dire qu’en cuisine elle n’est pas très douée). Cette fois-ci tout a commencé exactement comme d’habitude. Henri nous a parlé du proviseur qu’on avait aperçu en ville avec une nouvelle maîtresse (il sait que le proviseur est ma bête noire parce que c’est en partie à cause de lui que j’ai quitté le lycée : je postulais à l’époque pour un poste à l’université qu’il ambitionnait lui-même d’obtenir et qu’il m’a accusé ensuite de lui avoir fait rater). Puis nous sommes passés à table.

Florence nous avait fait ce jour-là un lapin aux pruneaux mais comme le lapin était trop cuit il avait disparu dans son jus. « - Excellente ta compote ! » lui ai-je dit en plaisantant. « - Mais enfin, ce n’est pas une compote, c’est un lapin !… » Et nous avons bien ri. Au dessert, comme d’habitude, elle a commencé à bailler et à se tordre sur sa chaise et puis enfin elle a fini par dire : « - Ah ! tenez, vous me fatiguez, je vais me coucher. C’était ce que nous attendions. Henri a pu commencer alors à parler de lui. Ma femme lui donne des conseils, le console quand il est triste (car il passe facilement du rire aux larmes), elle le cajole et le traite comme un enfant. On aura compris qu’il apporte à notre couple la part de fantaisie qui lui manquerait s’il n’était pas là. Au bout d’un moment ma femme a disparu dans la cuisine pour faire la vaisselle parce qu’elle se sent ici un peu comme chez elle et pendant ce temps Henri m’a montré ses dernières découvertes : il adore courir les bouquinistes et les brocanteurs. Il avait trouvé cette semaine un phonographe à manivelle, un vieil album de la Semaine de Suzette et un volume de la Veillée des Chaumières qui datait du Second Empire. Et nous nous sommes extasiés sur les illustrations et sur le style impayable de ces feuilletons à rebondissements qui ont fait la célébrité de cette publication. Et là, tout à coup, qu’est-ce que je vois : La Dame du Lac - nouvelle suisse de Gaston Aymar ! Au fond rien d’étonnant à cela, je sais qu’il a été un spécialiste de ce genre de littérature, mais je ne peux pourtant m’empêcher d’y voir un signe. J’ai la certitude maintenant que c’est de son côté qu’il faut chercher le secret de mon destin. J’étais troublé au point que j’ai dissimulé à Henri ma réaction, mais lui, qui l’avait peut-être remarquée, mettait un malin plaisir à lire à haute voix les premières lignes de la nouvelle, en y mettant le ton bien entendu : il s’agissait d’un homme qui voulait arracher la femme qu’il aimait à la vie de recluse qu’elle menait au fond d’une campagne perdue, dans la maison où son mari la retenait prisonnière. Il voulait l’enlever mais elle résistait par un reste de pitié pour lui : il mourrait de mon départ ! disait-elle. Et Henri continuait à lire en pleurant de rire, s’arrêtait pour s’essuyer les yeux, sautait des phrases, revenait en arrière… c’est à ce moment que ma femme est sortie de la cuisine : « - Vous n’avez pas fini de faire ce bruit ! On dirait des gamins ! » Et comme il était l’heure de rentrer nous avons pris congé.

 

Dans la voiture quand nous revenons nous reparlons toujours, ma femme et moi, de la soirée que nous venons de passer et je lui ai raconté l’enthousiasme d’Henri pour ce feuilleton qu’il s’amusait à lire. « - Oui, il a toujours été passionné pour la littérature, me dit-elle, surtout la mauvaise, je ne sais pas pourquoi. Il rêvait d’être un romancier populaire, genre Delly, tu sais.– Comment cela ? que veux-tu dire ? – Je ne te l’ai jamais raconté ? Il écrivait quand je l’ai connu. » Alors là, pour le coup, j’étais effondré : ils avaient toujours partagé ce secret, et c’est maintenant, qu’elle me le déballait. Et maintenant je comprenais tout : Gaston Aymar, c’était lui ! J’ai demandé à ma femme s’il continuait à écrire aujourd’hui, elle a eu l’air gênée : « - Oui, je crois, je n’en sais rien. » Mais si, évidemment, elle savait ! Il devait continuer à lui faire lecture de ce qu’il écrivait, pendant que j’étais à la bibliothèque et qu’elle me disait qu’elle allait voir Florence. Elle avait bon dos Florence. Dans sa stupidité elle leur servait de couverture ! Ils se voyaient sans moi. Était-elle sincère quand elle me disait que c’était un mauvais écrivain ? D’ailleurs ce n’était pas exactement ce qu’elle m’avait dit, c’est lui qui ne parvenait pas à se voir autrement qu’en mauvais écrivain. Mais elle était persuadée de son talent au contraire, elle aurait voulu qu’il soit plus ambitieux, elle attendait chaque fois avec impatience la réponse des éditeurs auxquels il envoyait ses manuscrits. Je sais qu’elle est ambitieuse et qu’elle n’a jamais supporté que je ne sois pas nommé à l’Université. Elle a reporté ses espoirs sur lui !… Je n’ai pas jugé bon de poursuivre cette conversation et quand nous sommes arrivés à la maison cela faisait un moment que nous ne parlions plus. Je suis descendu de la voiture pour aller ouvrir le portail du jardin. Dehors il faisait froid et on voyait la fenêtre du salon allumé. Ma belle-mère, qui gardait les enfants, devait être en train de faire des mots croisés en nous attendant. Les arbres parfaitement immobiles se détachaient sur le ciel éclairé par la lune. En général ma femme rentre dans la maison sans attendre pendant que je mets la voiture dans le garage, cette fois quand je suis remonté, elle était toujours à l’intérieur. Elle regardait devant elle sans rien dire et n’a pas bougé pendant que j’effectuais la manœuvre. À la fin, quand j’ai éteint les phares la nuit nous a envahi brusquement et j’ai entendu sa voix dans l’obscurité : « - Qu’est-ce que tu as en ce moment ? » Je me suis senti comme démasqué. « - Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas. – Bon comme tu voudras. » Et cette façon de ne pas insister m’a plus inquiété que tout le reste, comme si elle avait jugé que la situation était trop grave pour en dire plus.

 

°

 

C’est deux jours plus tard que je me suis rendu à Guéret pour rencontrer Gérard Body. Il m’attendait dans le hall de la mairie. Pas du tout la tête que j’imaginais : plus vieux que sa voix ne le laissait penser, une tignasse grisonnante, de gros yeux globuleux derrière des lunettes de myope, une costume de velours côtelé. Il m’a présenté à la secrétaire qui détient la clé de la salle où il a installé son musée. Celle-ci, une jolie brune d’une trentaine d’années, nous a précédés dans le couloir et j’ai eu le temps d’admirer ses jambes. « - Je vous remercie Caroline. Vous pouvez nous laisser. »

Le musée Gaston-Aymar se réduit à une salle dont le décor XIXème siècle a été soigneusement reconstitué. Contre les murs d’énormes bibliothèques de chêne protégées par des grillages, au centre une vaste table, massive, sous une suspension en pâte de verre. Deux fenêtres donnant sur la place, sur la cheminée de marbre un buste de Napoléon III. « - Je l’ai retrouvé dans les combles de la mairie. D’ailleurs tout le mobilier vient d’ici. C’est fou ce qu’on trouve dans une mairie !  Une réussite, n’est-ce-pas ? » Dans ce « musée » il est comme chez lui. Il évolue avec aisance sur le parquet vitrifié, ouvre les portes des bibliothèques, en tire des cartons. De l’un d’eux il extrait une photo. « - Tenez, la seule image que nous possédions de notre grand homme : un daguerréotype qui date de 1868. Il n’aimait pas se faire photographier apparemment. Peut-être se trouvait-il laid. » Il l’était en effet : un visage de vieux singe qui fixe l’objectif en plissant les yeux, avec quelque chose d’amusé dans le regard. Ni barbe ni moustache. Rien de la solennité des portraits de l’époque. Un vieux gamin. Voilà donc mon rival ! l’homme qui m’a volé ma femme ! Je cherche à percer son secret. Mais à travers moi il ne regarde que le vide. « - Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à Gaston Aymar ? » me demande tout à coup le sémillant universitaire. Sa question m’a tiré de mon vertige mais avant que je trouve une réponse il continue à me déballer ses trésors en me parlant de l’image que l’on se faisait alors de la littérature : « - Aujourd’hui on pense Baudelaire, Flaubert, mais la réalité d’une époque se trouve beaucoup plus dans ceux que l’on a oubliés, peut-être justement parce que n’ayant pas accédé à l’universalité ils lui appartiennent plus pleinement, ils en traduisent mieux les caractères spécifiques. » Alors je lui ai parlé des recherches que je faisais sur les acteurs du passé mais j’ai senti que ça ne l’intéressait pas. Ce qu’il voulait c’était parler de lui, de son travail. Je me suis donc résigné à l’écouter. Nous nous étions assis de part et d’autre de la table et là il a entrepris de me faire un cours, celui qu’il devait ressortir à ses étudiants chaque année. Tout y passait : Sainte-Beuve et ses petites infirmités, Victor Hugo et ses tables tournantes, Renan et sa sœur. Il avait une façon de tout voir par le petit bout de la lorgnette. C’était ce qu’il appelait « entrer dans l’intimité d’une époque ». Sa voix emplissait l’espace dans cette salle haute de plafond et je remarquais qu’il avait toujours la même façon de laisser ses phrases en suspens, comme s’il posait une question, vous mettant en demeure de trouver une réponse, mais reprenant aussitôt son discours sans vous en laisser le temps, jouant ainsi avec son interlocuteur comme avec une balle qu’il aurait lancé pour la faire rebondir et la rattraper. Et il répétait constamment « d’une certaine manière » ou « en un certain sens » comme pour formuler son impuissance à saisir la pointe extrême de sa pensée. À un moment Caroline a fait irruption dans la salle, porteuse d’un plateau sur lequel reposaient deux tasses et j’ai espéré que cette intervention le divertirait de son propos mais il l’a à peine remerciée, tournant sa cuiller dans son café tout en continuant à parler. Elle a déposé l’autre tasse devant moi avec un sourire de complicité qui voulait me communiquer son admiration pour le grand professeur. Ainsi donc elle l’aimait ! Je l’ai regardée repartir : elle était jeune, séduisante, beaucoup d’hommes sans doute auraient rêvé de faire son bonheur, mais elle c’était celui-ci qu’elle avait choisi ! Alors prenant le taureau par les cornes, car il fallait tout de même que je fasse quelque chose, je me suis levé, bien décidé à lui signifier que j’étais prêt s’il ne s’arrêtait pas de parler à aller fouiller tout seul dans les rayons des bibliothèques. Il m’a regardé d’un air étonné mais fort heureusement la bonne opinion qui l’a de lui-même le rendait incapable de concevoir l’hypothèse selon laquelle je me serais levé tout simplement parce que je m’ennuyais. Et comme je préférais éviter qu’il n’en arrive là, j’ai prétexté que ma femme m’attendait pour lui dire que je ne pouvais pas rester très longtemps et que j’aurais aimé avant de partir avoir quelques précisions sur la vie de notre romancier et en particulier le voyage qu’il avait fait en Algérie dans sa jeunesse et la femme avec laquelle il semblait avoir vécue ensuite et qu’il avait dû connaître là-bas. « - Vous voulez dire Madame… » et là, alors, son regard s’est illuminé tout à coup, car la chose venait de lui sauter aux yeux, à laquelle il n’avait pas pensé jusqu’ici : « - Vous voulez dire que vous êtes !… » Il en était tout bouleversé. C’était comme s’il s’était retrouvé brusquement devant la sœur de Renan ou les tables tournantes de Victor Hugo : je portais le même nom qu’elle !… Du coup il ne parlait plus, je voyais ses gros yeux globuleux derrière leurs carreaux qui se promenaient sur moi de haut en bas comme des mouches, ses lèvres en tremblaient. Alors en manière d’excuse j’ai précisé : « - Enfin ce n’est jamais que le nom de son mari que je porte, et encore je ne sais… » À l’évocation de ce mari il a fait un « Ah ! » qui ressemblait à un raclement de la gorge pour se débarrasser d’un arête et il a ajouté : « - Son mari ! si vous saviez ce que c’était que son mari ! Tenez, je vais vous montrer la pièce la plus précieuse de notre fonds. » Il m’avait pris par le bras et me parlait en confidence comme à un personnage important maintenant qu’il savait qui j’étais). Il m’a amené jusqu’à un tiroir et je me demandais ce qu’il allait en sortir mais il n’en a extrait que deux paires de gants en coton blanc. « - Tenez, mettez ceci. » Nous nous sommes approchés ensuite d’une des bibliothèques qu’il a ouverte à l’aide d’une petite clé qui tenait à sa ceinture par une chaîne et il a sorti une pochette en toile cirée noire qui contenait un paquet de vieilles lettres attachées par un ruban. À l’instant j’ai reconnu l’écriture de la carte que Geneviève m’avait envoyée. « - Ce sont des lettres de sa femme ? – Comment connaissez-vous son écriture ? » J’ai senti, là pour le coup, que son esprit vacillait. Mais comme j’allais lui prendre le paquet des mains il a fait un saut en arrière : « - Non, non, surtout il ne faut pas les ouvrir comme ça, elles sont très fragiles. Tenez, asseyez-vous là, je vais vous les montrer. » Et avec d’infinies précautions, une par une, il les a dépliées, les disposant devant moi en arc de cercle comme une chiromancienne qui aurait voulu me dire la bonne aventure. « - J’ai découvert ces lettres le mois dernier dans le manoir où Gaston Aymar a fini sa vie. La propriétaire actuelle m’a ouvert son grenier et me disant qu’elle n’avait rien touché et dans une caisse, sous des livres, j’ai trouvé ces lettres. Elles sont de la femme qui a été le grand amour de sa vie – mais comme vous devez le savoir puisque vous semblez bien la connaître. Elles datent de la période où ils ne vivaient pas encore ensemble, puisqu’elles sont toutes postées d’Algérie et antérieures au voyage qu’il fit là-bas. – Mais ils se connaissaient donc avant ? – Évidemment, voyons, puisque c’est pour la rejoindre qu’il y est allé. – Comment cela ? - C’était son grand amour, je vous dit, quand il avait vingt ans. Vous savez, Mimi Pinson pour ainsi dire. Sa période réaliste. Je vous montrerai une lettre à Henri Céard où il parle d’elle. Et puis elle s’est mariée avec un homme qui lui semblait sans doute plus sérieux, parce qu’il était médecin, et qui l’a emmenée en Algérie. Et c’est là que ça a dû mal tourner. Elle a fait tout de même deux enfants avec lui et puis elle a demandé à Aymar de venir la retrouver et ils sont repartis ensemble. Une belle histoire d’amour, n’est-ce-pas ? – Et c’est à cause de ça que le mari s’est suicidé ? – Vous savez, je ne crois pas que c’était une personnalité très sympathique de toutes façons. Jetez un coup d’œil à ce qu’elle en dit, vous allez être édifié. »

Il fallait donc que je me résigne à supporter sa présence encombrante pour prendre connaissance de ces lettres où j’allais enfin découvrir la vérité sur ce que j’étais. Était-ce le châtiment que le ciel me réservait ? Au moment où pour la première fois j’allais affronter ce tête-à-tête avec moi-même, on m’imposait la présence de cette mouche du coche qui allait tripoter ces lettres devant moi, en y ajoutant ses commentaires, et en s’arrogeant le droit de paraître aussi intéressé que moi à ce qu’elles contenaient. Et qui pouvait être plus concerné que moi par ce que contenaient ces lettres adressées à son ancien amant, qu’elle lui avait envoyées sans doute clandestinement et qu’il avait gardées soigneusement ? La première était postérieure de quelques mois à l’arrivée d’Antoinette en Algérie. C’était la plus longue, elle avait tant de choses à lui dire ! Le climat, la saleté, la misère qu’elle avait découverts en arrivant ici, la peur qui l’étreignait le soir quand il fallait fermer les volets avec des barres de fer pour ne pas risquer de se faire égorger, l’indifférence de son mari, car pour sa part il semblait insensible aux contingences : Il ne connaît ni la fatigue ni la peur. Je me demande parfois si c’est un être humain, écrivait-elle. Parfois je me dis que chez lui l’intérêt ou l’ambition priment sur tout le reste, ou bien qu’il n’est qu’un fanatique au service de je ne sais quel idéal, mais je crois que c’est autre chose encore, quelque chose que je suis incapable de comprendre. La deuxième lettre, qui datait du mois suivant, était toute pleine du bonheur d'avoir reçu une réponse à la première. Ainsi le fil n’était pas rompu, il restait encore quelque chose d’elle à Paris. Elle évoquait les belles années de Ménilmontant qui ne reviendraient plus, quand son amant rêvait d’être un nouveau Balzac et se sentait la puissance de créer des mondes. Elle n’avait pas su le soutenir, disait-elle, parce qu’elle était trop jeune, parce qu’elle était frivole. Et maintenant qu’elle comprenait il était trop tard, elle avait des responsabilités à l’égard de cet homme qui l’avait emmenée avec lui après l’avoir épousée et elle ne voulait pas trahir son engagement. D’ailleurs elle était enceinte… Ensuite la correspondance s’interrompait pendant des années. Qui avait pris l’initiative de la reprendre ? C’était difficile à dire. J’aurais aimé avoir les lettres qu’il lui avait répondues mais elle devait les détruire par peur que son mari ne les découvre. Peut-être aussi certaines des siennes s’étaient-elles perdues. Dans une des lettres postérieures à cette interruption elle lui racontait que son mari l’avait emmenée passer deux jours à Alger à l’occasion d’un bal que donnait le Gouverneur et quelle n’avait été sa surprise de trouver dans la vitrine d’une librairie un livre de lui, Gaston Aymar ! Elle avait été toute fière en voyant son nom. Son mari avait fait semblant de rien : Mais au fond je ne sais même pas s’il se souvient de toi. Il s’est si peu intéressé à la vie que je menais avant de le connaître. Pour lui j’étais une grisette dont il valait mieux ne pas trop creuser le passé. C’était déjà assez humiliant d’être tombé amoureux d’une femme telle que moi ! Car il était amoureux, comme un fou, j’étais sa première maîtresse et moi c’est cet amour qui m’a émue. Voilà, c’est cela, j’ai été amoureuse de son amour pour moi. Tu te souviens, mon chéri, toi tu jouais celui pour qui ça n’a pas d’importance. L’oiseau s’est envolé de sa cage, disais-tu. Que n’as-tu gardé la cage bien fermée ! L’oiseau s’est retrouvé dans une autre dont il ne peut plus s’échapper. Je suis sûr qu’aujourd’hui encore il méprise mon passé. Il me méprise moi-même. Pour lui, je ne suis plus que la mère de ses enfants… Toutes les lettres n’étaient certes pas aussi désespérées, dans d’autres elle se contentait de lui décrire la vie qu’elle menait. Il y avait incontestablement en elle quelque chose de raisonnable et de résigné, d’ailleurs elle parlait souvent de son mari en termes élogieux, vantant sa rigueur, l’obstination dont il faisait preuve en face d’une administration corrompue, les épidémies qu’il devait combattre avec des moyens dérisoires. Ensuite les lettres s’espaçaient, il y avait de longs intervalles de silence - mais peut-être encore une fois, certaines manquaient-elles - je crois davantage cependant qu’elles correspondaient à des poussées de mélancolie qui devaient la prendre à certaines périodes de l’année. Elle devait être flattée de la réputation grandissante de son amant car maintenant ses romans arrivaient jusque chez elle. Elle y faisait allusion quelquefois, montrant qu’elle les avait lus.

Arrivé au terme de ce survol rapide je n’avais finalement rien résolu. On ne pressentait pas les drames à venir. C’est ce que j’expliquais à Henri Body quand nous eûmes fini mais il a eu l’air étonné de ma réaction. « - Vous trouvez ! m’a-t-il dit. Mais il apparaît à chaque instant que ce mari est un monstre tout simplement. Il ne voit rien, ne comprend rien, il n’a aucune idée de ce que ressent cette femme qui vit à côté de lui, il ne perçoit rien de sa souffrance, il la méprise et cela elle l’a bien compris, vous ne pouvez pas prétendre le contraire, elle l’écrit explicitement. Il a construit sa vie selon une idée qu’il poursuit sans aucune conscience des réalités auxquelles elle se heurte. On ne trouve à aucun moment une interrogation sur ce pays dans lequel il est venu vivre, sur le sens de son action. Il est compromis dans un système colonial qu’il ne remet jamais en cause et se contente de fermer ses volets avec une barre de fer. Il est aveugle et sourd. »

 

Aveugle et sourd, ces deux mots tournaient encore dans ma tête quand je suis rentré chez moi. À la maison rien n’avait changé, ma femme a bien manifesté son mécontentement de ne pas m’avoir vu de toute la journée mais elle m’a dit qu’heureusement sa mère était venue lui tenir compagnie et que finalement le temps était vite  passé : Jean-Paul était allé prendre sa leçon de tennis, Marianne avait passé l’après-midi à coller des photos dans son album. Henri avait téléphoné pour demander de mes nouvelles car il s’était rendu compte la dernière fois que quelque chose n’allait pas. « - Et que devais-je lui répondre ? m’a-t-elle demandé. – Que tout va bien. – C’est vrai ? - Mais oui, je t’assure. Je te promets de laisser tomber cette histoire, maintenant j’en ai tiré tout ce que je pouvais en tirer. »

Et c’était vrai que j’en avais tiré tout ce que je pouvais en tirer. Je ne saurais jamais exactement ce qui s’était passé il y a un siècle, dans quelle circonstance cette femme avait retrouvé son vieil amant et avait décidé de partir avec lui, et dans quelle circonstances son mari avait mis fin à ses jours. Cette histoire avait-elle le moindre rapport avec la mienne ? J’étais arrivé au seuil d’une vérité que je ne voulais pas connaître et le mystère demeurerait : Qui étais-je ? celui qui s’était senti heureux avec Geneviève, là-bas, dans le village des Vosges ? Je m’y étais senti aimé. Gérard Body au contraire m’avait dit que j’étais sourd et aveugle mais je le considérais moi-même comme un personnage dérisoire et grotesque. Où était la vérité ? Il ne restait de tout cela qu’une seule conséquence : ma vie était un champ de ruine. Je soupçonnais ma femme d’aimer encore son ancien amant, je guettais sur mes enfants la marque d’un avenir qui serait peut-être le leur ou peut-être pas – car après tout quelle raison y avait-il de le croire ? Oui, peut-être qu’on me haïssait, peut-être que je faisais le malheur de ma femme et de mes enfants, peut-être que la répétition méticuleuse des habitudes n’était pour moi qu’une protection contre le non-sens des choses. Mon malheur c’est que j’étais trop intelligent pour renoncer à comprendre et pas assez pour y parvenir. J’avais eu pendant ces quelques jours la tentation de chercher la vérité mais la vérité me faisait horreur. Alors il ne me restait plus qu’à reprendre mes bonnes vieilles habitudes, à la différence près que désormais je ne pourrais plus y croire. Peut-être qu’un jour je me suiciderais moi aussi, mais si je faisais cela je ne ferais rien d’autre que jouer un rôle qui avait été écrit pour un autre. Quoique je fasse tout était donc absurde. J’étais comme un acteur dont la mécanique tout à coup se dérègle. Dans le métier on appelle ça avoir un trou : J’avais un trou. Il me restait à attendre que le souffleur m’envoie le texte. Mais comme dans les cauchemars je m’apercevais qu’il n’y avait pas de souffleur. Alors que faire ? sinon meubler, prendre des pauses, ménager des silences, jusqu’à ce que dans la salle la rumeur commence à monter. La rumeur, j’avais déjà commencé à l’entendre, je voyais mes partenaires me regarder d’un air inquiet. Va-t-il la sortir oui ou non sa réplique !… Mais moi, figé, je reste là sans pouvoir dire un mot. Chaque seconde qui passe ne fait qu’empirer la situation. Rideau, s’il vous plait, rideau !…