que Guerhart avait décidé d'aller relire le chapitre trois de “Ma vie”, de Carl Gustav Jung, sur le banc du petit square qui bordait la rue, juste derrière son hôtel.

A Paris depuis deux mois, il commençait à ressentir le mal du pays. Munich lui manquait. Il regrettait les après-midis de travail avec son groupe de recherche, au moins autant que les soirées, lesquelles se terminaient pourtant agréablement dans la petite taverne qu'ils avaient sélectionnée pour son isolement feutré.
Dans ce square, calme et ombragé, il retrouvait un peu de cette tranquillité qui lui était chère.

Mais, ce matin, - oh, stupeur !- ce banc, sur lequel il avait maintenant ses habitudes, était largement occupé : une grande femme rousse, petite quarantaine, y avait élu domicile en y étalant, non seulement son sac à main et sa veste, mais aussi un espèce de “fourre-tout” en plastique transparent et poignées rouges fluo, au travers duquel on pouvait apercevoir tout un attirail de natation....

Léna avait vu arriver Guerhart de fort loin. Ce petit banc, à mi-chemin de la piscine et de son douillet appartement, était la pause idéale entre son petit déjeuner de fruits et de graines (mixées) et les dix longueurs qu'elle effectuait dans son bassin olympique préféré, avant la – maintenant rituelle - infusion bouillonnante au jacuzzi.

“Et voilà, pas moyen d'être tranquille ! Je parie qu'il va venir se coller à côté de moi, comme si le parc n'était pas assez grand ! Mais ça ne va pas se passer comme ça !”

Léna commença donc à sortir son petit matériel de manucure, comptant bien que le gêneur n'oserait s'approcher davantage ; en général ce type d'activité fait fuir les hommes, surtout des raseurs comme lui, avec ses petites lunettes de grand-père et sa cravate remontée jusqu'au menton ! Le parfait ringard, quoi.

Guerhart prit place, posant délicatement son cartable en cuir tout contre le sac de piscine. “ Ce banc est Mon Banc, j'y ai droit autant qu'elle ; pas question de changer mes habitudes pour une femme, qui, de surcroît, en plein air et en public, ose se vernir les ongles ! Bon, alors, voyons, Jung, enfin une valeur sûre, un véritable penseur, loin de ces écervelées abreuvées de jogging et de galettes végétariennes...

Léna avait maintenant ôté ses tennis (très simples mais très chic, une affaire) et avait entrepris le vernissage des ongles de ses doigts de pieds.

Guerhart leva les yeux au ciel, en soupirant, puis se remit à sa lecture. Il devenait vraiment difficile de se concentrer avec cette agitée à ses côtés !

Tout à coup, une violente secousse ébranla le banc de part en part, lui imprimant un formidable coup de gîte : Léna s'était renversée, tête en bas, afin de poser ses pieds sur le dossier, ce qui avait eu pour effet de déséquilibrer l'ensemble : cartable et fourre-tout avaient volé de concert par dessus bord. Quant à Guerhart, il venait de recevoir un sacré coup sur la nuque !

C'en était trop pour lui : “ Mais enfin, êtes vous folle ? Trouvez vous vraiment que c'est une façon de se tenir sur un banc ?” explosa-t-il, tout en essayant de rassembler ses précieux documents et stylos qui avaient roulé sur le gravier....

Léna parut surprise : “ Oh, je suis désolée, mais, voyez-vous, c'est ainsi qu'ils sèchent le mieux !”

Guerhart était un peu perdu ; voilà que cette fille se mettait à divaguer !

“Mais enfin, de quoi parlez vous ?”
“Et bien, de mes ongles, voyons, regardez...”

Et Guerhart de se pencher vers ces petites choses rouges, toutes scintillantes au soleil du matin....

Il enleva ses lunettes, ferma les yeux, s'appuya au dossier, respira profondément.
Il venait de percevoir une odeur qui lui faisait du bien, émanant probablement du vernis ou de la peau de sa voisine, une odeur de son enfance, enivrante....des effluves douces et tendres, ambrées, comme un végétal qui se ferait chair....
 
L'odeur de sa grand-mère.

Cette femme si douce et aimante, délicate et généreuse. Précieuse. Elle aussi se laquait les ongles... Elle lui manquait depuis si longtemps, et puis, là, d'un coup, sa Présence...

Le Temps Retrouvé.

Il ouvrit les yeux, vit cette belle fille renversée, immobile, qui le regardait attentivement....

Léna, de son côté, commençait à être un peu inquiète : cet homme, si blindé, ferait-il un malaise ? Il avait enlevé ses lunettes, desséré sa cravate, (ce qui lui allait plutôt bien...) et maintenant, la fixait songeusement...

“Que vous arrive-t-il ?” lança-t-elle, avec sa brièveté garçonnière, (qu'on lui reprochait souvent) une inquiétude dans la voix.

“Vous sentez bon”...
Anne Couffignal,
Existence, Jardins Intérieurs, août 2010.