L’atelier 89 était devenu silencieux, les ouvrières avaient interrompu leur geste et regardaient avec curiosité M. LEPAPE qui avançait entre les machines.

Pour être tout à fait exact, c’est plutôt le grand jeune homme qui l’accompagnait qu’elles observaient.

Bel homme au demeurant, les cheveux gominés soigneusement peignés en arrière, juste un peu trop longs pour avoir l’air décontracté. Une décontraction démentie par une démarche légèrement saccadée et des mains qui se dissimulaient dans le repli des poches du veston.

Catherine se pencha vers sa voisine et lui glissa à l’oreille.

-          Pas mal, mais on dirait qu’il a un parapluie dans le derrière.

Sa copine Sylvie retint à grand peine un éclat de rire et le léger gloussement qu’elle laissa échapper parvint manifestement aux oreilles de M. LEPAPE car celui ci tonna.

- Mesdames, un peu de respect pour votre nouveau directeur. Je vous présente M.SEIGNEURIN, il me remplacera désormais, mon grand âge me fait aspirer à la retraite et je compte lui abandonner les rênes dès la semaine prochaine. Son discours se poursuivit durant de longues minutes, les regards des ouvrières étaient devenus vagues et elles n’entendirent que la dernière phrase .

-          Mesdames, je compte sur vous.

Le duo quitta l’atelier et les machines à coudre reprirent leur cliquetis peu à peu couvert par les voix et les rires des ouvrières.

La sirène du soir retentit marquant la fin la journée, les filles rassemblées dans le vestiaire commentaient l’arrivée du nouveau venu.

Catherine qui avait un franc parler que beaucoup de ses camarades lui enviaient déclara tout de go.

-C’est pas parce qu’il a une belle gueule qu’il va falloir qu’il se croie tout permis. Garez vos fesses, les filles, faites gaffe, moi je vous le dis, le droit de cuissage n’est peut-être pas mort ! N’oubliez pas 89.

Personne de l’atelier n’avait oublié la signification de ce mystérieux 89.

Celles qui étaient trop jeunes pour avoir assisté à l’évènement vieux de plus de 10 ans, en avaient entendu parler par leurs aînées.

Elles avaient appris comment un matin à l’embauche, en entrant dans leur atelier, les ouvrières avaient  découvert suspendue sur le mur, une bien étrange guirlande.

Elle était faite de pantalons d’hommes que de furieux coups de ciseaux avaient lacéré au niveau de l’entrejambe. Et comme si les grotesques effigies symboliquement émasculées n’avaient pas lancé un message assez clair, une main avait tracé sur un panneau de carton le texte suivant : «  en 89 on leur a coupé la tête, on vous coupera autre chose si vous continuez ».

Le premier moment de stupeur passé, l’atelier s’emplit d’un bourdonnement fait de rires étouffés et de commentaires chuchotés. Il ne faisait aucun doute que ce message menaçant était adressé à tous ces beaux messieurs de la direction, patrons et petits chefs, qui depuis des décennies s’arrogeaient un droit de cuissage sur les nouvelles venues. Nombreuses étaient celles qui étaient passées par « le petit bureau », aucune n’en avait parlé, par honte sans doute, par peur de perdre son emploi sûrement.

Le brouhaha n’avait pas tardé à attirer l’attention du directeur de l’époque qui fit promptement décrocher l’infâme bannière et exigea sur le champ que la coupable se dénonçât.

Il se heurta à un mur de visages fermés. Toutes savaient qui était capable d’une telle audace mais personne ne parla.

Dans les jours qui suivirent, « le petit bureau » fut transformé en salle d’archives et l’atelier  devint dans la bouche des ouvrières, « l’atelier 89 ».

Catherine, qui avait ravivé ces souvenirs, enfonça gaillardement son béret sur la tête, lui donna une petite pichenette pour avoir l’air coquin et se dirigea vers le parc à vélos.

Elle attendit son amie qui comme d’habitude s’attardait devant l’unique miroir du vestiaire pour se repoudrer le nez et se mettre un peu de rouge sur les lèvres.

Le Jeannot l’attendait, il fallait qu’elle soit à son avantage.

Catherine s’impatientait, elle ne comprenait pas cette obstination qu’avait Sylvie à se maquiller. Elle était si jolie au naturel. Catherine lui enviait  ses cheveux blonds qu’elle coiffait en chignon, mollement attachés par un ruban, ses grands yeux bleus qui avaient toujours l’air étonnés et ses ravissantes fossettes qui se creusaient quand elle riait.

Elle aurait tant aimé lui ressembler, elle qui avait, comme lui répétait sa mère, un physique ingrat. Mais Catherine était une brave fille, elle adorait son amie et elle se serait fait tuer pour elle.

 

A suivre...

Avanton'écritoire, l'Atelier aux histoires 2010-2011, thème d'année "Solidarité" dix mots qui nous relient... Séance du 15 septembre : Comment démarrer ?