Cette soirée avec des amis, rendez-vous habituel qui était toujours un passage agréable et détendu, s’était avérée ce jour là au fil des heures difficile et tendue.

 

Tous savaient pourtant qu’il y avait des tabous à ne pas transgresser, des bornages non-dits que chacun se devait de respecter, des secteurs dans lesquels on s’interdisait de s’aventurer, tout ceci afin d’éviter de déboucher sur d’inévitables affrontements.

 

Les heures passant, l’alcool ayant fait son effet, les défenses et protections de tous types s’étant abaissées, les interdits s’étaient vus allègrement  transgressés…Les mots que l’on se lançait devenus plus piquants, tout d’abord lancés à la volée sans chercher à viser ou toucher qui que ce soit,  s’étaient faits plus précis plus pressants, chacun s’enhardissant, il y avait eu un effet de meute, les pointes et les coups de plus en plus acérés et précis…

Une piqure de moustique agace, une piqure de guêpe fait souffrir, un coup de couteau fait saigner.

 

Il n’avait pas été avare de sa personne dans cette bagarre feutrée, déversant comme les autres sa part de flèches et d’horions.

Avec le temps on connaît bien ceux que l’on fréquente et que l’on aime et, là une fois les tabous tombés, on s’en était donné à cœur joie.

 

Impossible de savoir, ce qui tout à coup avait fait que le gout du sang qu’il avait dans la bouche, ce gout qui excite la meute s’était transformé en gout de bile, un fiel épais et amer qui vous empoisonne tout le corps et plus particulièrement le cœur.

 

Du regard il avait fait le tour des protagonistes assis autour de la pièce, prononçant mentalement leurs noms et se remémorant les circonstances dans lesquelles ils s’étaient rencontrés. Petit travail de puzzle sur une part de ce qu’était sa vie, et les larmes avaient commencé à sourdre au bord de ses cils.

Une rafale de pourquoi était alors venue à son esprit :

 

Pourquoi eux, pourquoi étaient-ils amis ?

Pourquoi avaient-ils eu la bêtise de se raconter leurs vies dans les moindres détails ?

Pourquoi s’étaient-ils aimés ?

 

En quelques minutes rien ne semblait plus avoir de sens, suffisait-il donc d’un verre d’alcool et de quelques saletés assénées avec méchanceté pour que des années de compagnonnage et d’amitié puissent se terminer et partir en fumée ?

 

Il venait de se produire une sorte de pause, qui permit de faire circuler une tarte et une bouteille d’Asti…Sans oublier que cet espace de silence était le bien venu après ces minutes de tension et d’agressivité !

 

Chacun avait le nez dans son verre et le regard un peu perdu, se remémorant les deniers éléments de la discussion ceux les concernant ou, plus intéressant encore ce qu’il avait appris et entendu sur tel membre ou tel autre de la communauté…Ils ont couché ensemble waouh ! Il a eu son poste par piston, j’me disais bien…Elle ne lui a jamais rendu son fric bien fait pour lui, il est vraiment trop stupide…Ils me prennent pour un demeuré, difficile à avaler après ce que j’ai fait pour eux ...

 

Cette saine méditation allait-elle déboucher sur un refoulement collectif ou une nouvelle séance d’affrontements ? Il préféra profiter de cette accalmie et de perte d’attention pour se lever et partir ; il entendit juste

-          Mais qu’est-ce que tu fais ?

 

Puis le claquement de la porte qui se referme, et plus rien.

Son départ n’agita pas trop l’assemblée, personne ne fit de rapport entre la séance de jeu de la vérité et le fait qu’il ait prit la porte.

 

-          Qu’est ce qu’il a, on lui a rien fait !

 

Puis se tournant vers sa compagne :

 

- Ou alors qu’est ce que tu ne lui as pas fait ?

 

Suivi de rires et de gloussements, la sexualité est toujours un bon sujet pour faire rire, quand c’est celle des autres. Enfin là cela eut un effet cathartique qui effaça la séquence précédente et permit au groupe de reprendre son petit manège.

 

En sortant, il avait eu le sentiment de s’enfuir, car en fait c’était bien d’une fuite dont il était question.

 

Fuite d’un groupe qui l’insupportait, fuite des situations et des thèmes abordés, qui l’avaient mis mal à l’aise.

Fuite des femmes qui semblaient l’avoir percé à jour !   

Fuite de ses compagnons hommes avec lesquels il ne voulait pas se confronter !

Enfin, fuite de lui-même qui ne savait pas très bien comment aborder la seconde partie de sa vie.

Cinquante ans étant la limite qu’il s’était fixée comme étant le cap de la moitié de sa vie, ce qui était une façon de faire abstraction de la mort…

 

Il lui fallut un certain temps pour retrouver sa voiture, une de ces voitures qui vous pose son homme, une grosse berline BMW série 5, au volant de laquelle il se sentait un autre homme.

Une chance qu’elle soit encore là, et que le service de la fourrière ne l’ait pas enlevée, vu la désinvolture avec laquelle il l’avait abandonnée, chevauchant la bordure du trottoir sur un passage protégé.

 

Le démarrage lui prit un bon moment, car il dut s’y reprendre à plusieurs reprises, tout d’abord pour mettre la clé de contact,  puis pour actionner le démarreur, et enfin pour réussir à embrayer sans faire caler le moteur ; Il jurait entre ses dents craignant que sa compagne ou l’un des convives ne sorte pour venir le rechercher, il sentait bien qu’il n’était pas de force à s’opposer à une telle supplique.

 

La sortie de la ville ne lui posa pas autant de difficultés qu’il avait pu le craindre, en fait elle se passa sans encombre grâce à l’éclairage public et à la rythmique des feux qui lui permirent de garder le contrôle de la situation.

 

Ce n’est qu’une fois en campagne que les choses se compliquèrent, la route et le paysage ne faisant plus qu’un, il faillit même rater le passage sur un pont au risque de plonger dans une rivière, ce n’est que par un geste réflexe qu’il échappa à ce triste sort.

Les sapins apparaissaient puis disparaissaient dans la lumière de ses phares, lui procurant une douce béatitude, il se mit, allez savoir pourquoi à penser à ses compagnons, pour lui leur groupe était la réussite ultime…Ils étaient comme les mousquetaires un pour tous, tous pour un, enfin le croyait-il, les débats de ce soir avaient démontré à l’envi que cela avait été vrai pour certains. Petits délits d’initiés, coups de pistons qui devaient permettre d’accéder à des fonctions lucratives, échanges de femmes ou de maitresses, et en dessous beaucoup de hargne et de haine.

Au-delà des intérêts mercantiles, une fois le vernis écaillé il ne restait pas grand-chose, comment avait-il pu ainsi se laisser berner… C’est la sonnerie de son portable qui précipita la suite des évènements ? Il devait être proche de l’endormissement quand les premières mesures de la Pastorale envahirent l’habitacle.

Il se raidit mettant un petit moment à comprendre ce qui était en train de se passer, et quand il eut compris, il était trop tard, en tendant la main vers sa veste dans la poche de laquelle le précieux instrument était remisé, sa main gauche suivit le geste de sa main droite et il tourna le volant.

Le craquement de la barrière, les bruissements des branches brisées en traversant la haie lui firent penser à une explosion tant il avait mal à la tête…Puis il y eut une succession de sauts et de chocs, de bruits de tôles maltraitées et de verre reminéralisé, puis plus rien, le moteur ayant calé dans un dernier rugissement.

 

Le portable responsable de toutes ces calamités avait cessé de jouer sa Pastorale, et lui bêtement se mit à pleurer dans le col de sa chemise.

Cela n’aurait pas du être bien difficile de détacher sa ceinture de sécurité, il le faisait toujours sans y penser, mais là impossible, même la peur du feu ne put le contraindre à effectuer ce geste.

 

Il vomit sans à-coup tout ce que cette soirée lui avait laissé sur le cœur et sur l’estomac, après quoi, apaisé il s’endormit ou s’évanouit, qu’importe pour cette journée il avait eu son compte, il était enfin en paix avec lui même et le monde.

Le silence revenu enveloppa à nouveau le lieu de son exploit !

Avanton'écritoire, l'Atelier aux histoires 2010-2011, thème d'année "Solidarité" dix mots qui nous relient... Séance du 15 septembre : Comment démarrer ?