Leurs parents n’avaient jamais quitté leur village et pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier. Mais ils avaient écouté, avec leurs enfants médusés, le colporteur poursuivre, à chacun des ses passages, le récit de ses aventures et la description de paysages qui n’avaient vraiment de rien de commun avec leurs forêts de résineux. Aussi pauvres que généreux, ils n’auraient voulu pour rien au monde priver leurs enfants de ces ailleurs qui faisaient pétiller leurs yeux.

Au soir d’une journée où le vent avait soufflé à en décorner les bœufs qui restaient leur outil de travail et leur plus grande richesse, le père demanda aux quatre enfants de se rassembler devant la cheminée. Quand ils furent tous assis autour de leur mère, il déclara solennellement :

-           Mes enfants, nous n’avons pas grand-chose à vous donner pour vous aider dans votre voyage ; mais vous êtes jeunes, je sais que nous ne pourrons pas vous retenir. Alors, je vais vous demander à chacun de choisir un animal de notre ferme ; il sera votre seul viatique, si vous le choisissez bien, il saura vous secourir en cas de besoin. 

-          A moi d’abord, répliqua l’ainé, je prendrai l’âne ; il pourra porter mes sacs, je me fatiguerai moins…

Ses deux frères se regardèrent, perplexes ; l’ainé avait choisi la plus belle part, que leur restait-il ? Le cadet opta pour une chèvre, sa mère en avait deux, il ne la laisserait pas totalement démunie ; le benjamin pour un lapin, léger sur son épaule, doux de pelage, auprès duquel il se réfugiait en cas de chagrin.

Ils se tournèrent alors tous les trois vers le coin où leur sœur, accroupie, s’était figée :

-          Et toi, sœurette, que choisis-tu ?

A vrai dire, il ne lui restait pas grand choix.

-          Je prendrai une poule, murmura-t-elle.

Depuis qu’elle était toute petite, elle avait toujours été chargée d’aller soigner les poules et ramasser les œufs, elle serait donc en terrain de connaissance.

-          Ouh, ouh, une poule ! qu’est-ce qu’il y a de plus bête qu’une poule ? qu’est-ce que tu vas faire avec une poule ? tu crois qu’elle va t’aider à découvrir le monde ?

La fillette, habituée aux moqueries de ses frères, préféra se boucher les oreilles et se replier encore un peu plus dans son tablier. Si bien qu’elle n’entendit même pas les premiers mots de sa mère :  

-          Même si c’est difficile pour moi, je ne m’opposerai pas à votre départ, mais  à une condition, que vous ne partiez pas tous en même temps. Nous vieillissons, pouvons tomber malades, et je n’ai pas mis quatre enfants au monde pour que nous restions seuls dans l’affliction. 

Les trois frères eurent vite fait de régler la question : les deux grands, inséparables, rêvaient depuis trop longtemps de ce départ ; ils ne pouvaient pas laisser le benjamin qui, sinon, aurait fait une comédie à réveiller les morts.  C’était donc à leur sœur de rester s’occuper de ses parents. En plus c’était une fille, s’ils tombaient malades, c’était mieux. Et elle, qui n’avait même pas le privilège d’être la petite dernière, vit partir ses frères avec envie et résignation.

 

Les trois garçons écoutèrent à peine les conseils de leur père et les mises en garde de leur mère, leurs oreilles n’entendaient plus que leur faim d’aventures. Ils cheminaient au pas de l’âne, qu’ils auraient bien voulu activer pour s’éloigner le plus vite possible de leur masure. La nature commençait à changer, ils traversaient des plaines, longeaient des fleuves, autant de paysages dont ils n’auraient pas soupçonné la beauté jusque-là. La chèvre folâtrait autour d’eux, grignotait des arbustes éloignés, mais finissait toujours par les retrouver. Le lapin gambadait dans l’herbe quand le sol le permettait avant de retrouver l’épaule du benjamin pour dormir. Ils faisaient durer les maigres provisions que leur mère leur avait préparées, buvaient à leur gourde, dormaient abrités comme ils le pouvaient.

 Au bout de quelques jours, après avoir rempli plusieurs fois les gourdes, ils furent contraints de constater que les havresacs étaient vides. L’ainé s’aperçut vite que l’âne les retardait, et à part porter leur paquetage vide, il leur servait à peu près à rien. Le cadet vola à leur rescousse en proposant de traire la chèvre, au moins ils auraient du lait pour se remplir le ventre tant qu’elle trouverait des broussailles à ronger. Mais il ne savait pas si bien dire, si la végétation s’était clairsemée, plus aucun fruit ni plante comestible pour les enfants, la chevrette se contentait bien des épines dans lesquelles elle s’enfonçait de plus en plus profondément. Ils la traquèrent pour l’attraper, et la maintenant à deux, ils laissèrent le cadet essayer de la traire, mais son pis était dur, et elle remuait trop pour qu’en sorte la moindre goutte de lait ; sa mère le faisait pourtant tous les jours ! Désespérés, ils furent obligés de se rendre au dernier coup de pied dont elle accompagna la ruade par laquelle elle alla rejoindre définitivement ses sœurs sauvages.

 

-          Il reste le lapin, dit l’ainé. Tuons-le et faisons un feu, nous le ferons griller, au moins nous ne mourrons pas de faim !

 Les cris et les pleurs du plus jeune n’y firent rien, les ainés ne l’entendaient plus, tout à leur tâche. Pas facile non plus de tuer un lapin, même s’ils avaient vu faire leur mère ; mais la faim produit des miracles ! Ils le dépouillèrent tant bien que mal, allumèrent un feu d’épines comme leur père le leur avait appris, et firent griller le lapin.

Après qu’ils se furent tous jetés sur les premiers morceaux, le cadet rappela ses frères à la raison. Ils allaient garder quelques réserves, et reprendre le chemin du retour. Comment pourraient-ils subsister s’ils ne trouvaient rien à manger ?

 

Aussitôt dit, aussitôt fait, ils reprirent la route en sens inverse, cheminèrent jour et nuit, tantôt marchant, tantôt portés tout à tour par l’âne, et arrivèrent un matin dans la cour de la ferme familiale, harassés, mais finalement heureux de retrouver leurs parents après avoir traversé tant de contrées inconnues. Leur sœur se tenait sur le pas de la porte, belle et souriante, comme si elle avait grandi de plusieurs années et d’autant de centimètres pendant leur absence qui ne leur avait pourtant pas paru si longue.

Ils n’en crurent pas leurs yeux quand elle leur céda le passage, la maison était rutilante, comme si de l’or avait coulé à flots durant leur voyage. Les voyant épuisés et affamés, elle mit le couvert et leur servit une énorme omelette, ils n’en avaient jamais mangé d’aussi grosse ni d’aussi bonne !

-          Eh, oui, c’est ma poule ! Depuis votre départ, elle s’est mise à pondre, plusieurs œufs par jour ; et chaque nuit, un œuf en or. J’ai pu en échanger quelques uns contre de la vaisselle et des habits lors du passage du colporteur.

-          Alors tu n’as pas voyagé ?

-          Non, j’attendais votre retour, mon bagage sera vite prêt. Il y a quelques jours, un pauvre homme s’est présenté, à qui j’ai offert une omelette comme celle-ci, puis une paillasse pour dormir. Au petit matin le mendiant avait disparu, un prince vêtu de soieries chatoyantes m’attendait. Il reviendra me chercher dès que je lui ferai signe.

-          Et quel est ce signe ?

-          Un chant dont il m’a enseigné l’air accompagné d’une fumée blanche. Il m’entendra, où qu’il soit et suivra la trainée dans le ciel.

 

Les trois frères se prirent à rêver que l’omelette si vite dévorée allait aussi les transformer en princes. Ils ne se seraient jamais crus capables d’écouter leur sœur avec autant d’attention, faisant mentir le dicton : « Ventre affamé n’a point d’oreilles »

Atelier Contes : écrire un conte dont les protagonistes seront des frères ou/et des soeurs et dont la "morale" sera : "Ventre affamé n'a pas d'oreilles".