Il y avait là-bas un village qui était séparé en deux par une rivière, et aucun pont n'avait été construit pour relier les deux rives : les habitants de la rive droite s'en gardaient bien, et ceux de la rive gauche n'en avaient ni la force, ni les moyens.

Car les deux rives différaient en tout. Par un curieux caprice géologique, la nature avait doté la rive droite de sols fertiles et la gauche de grandes plaques de durs rocs fendillés entre lesquels les brins d'herbe et les fleurs s'acharnaient à pousser. Les Ventrecreux, car c'est ainsi qu'on avait nommé les habitants de la rive gauche, s'évertuaient à puiser de l'eau pour arroser ces maigres brins, et ainsi quelques poules, une poignée de chèvres efflanquées réussissaient à se nourrir pour finir dans le ventre de ceux qui n'avaient pas eu la chance de naître du bon côté. Que voulez-vous ! L'eau seule ne suffisait pas à cultiver quoi que ce soit, il aurait fallu un quelconque terreau, mais les sédiments glissaient sur le roc dès que le vent se levait, et les Ventrecreux étaient trop faibles pour inventer quelque parade qui leur aurait permis de vivre plus confortablement. Trop faibles, et aussi pleins de rancoeur, à en être méchants. D'autant plus que cette rivière n'était pas si large qu'ils ne voient ce qui se passait en face, chez les Replets de la rive droite.

            Sous les yeux des Ventrecreux s'étendaient les plaines fertiles de leurs voisins, et le même vent qui chez eux emportait tout faisait onduler les épis de blé dans les champs, frissonner les arbres chargés de fruits, et leur portait aussi les rires joyeux des enfants qui caracolaient, alors que les leurs piaillaient en réclamant leur maigre pitance.

            Pas de pont, vous disais-je, et quand leurs barques tentaient d'accoster sur l'autre rive, ils se trouvaient face à de hauts barbelés menacants érigés par les Replets pour contenir toute invasion.

            Ainsi vivait notre village. D'un côté, de misérables huttes de pierre, pas d'arbre, quelques bêtes faméliques, de l'autre, de belles chaumières fleuries, des chants, de la vie, quoi ! Et qui a dit que la nature faisait bien les choses ?

            C'est bien connu, la misère rend méchant. Quand leurs enfants pleuraient trop fort, les Ventrecreux les battaient comme plâtre, et les vieux, quand ils n'étaient plus bons à rien, étaient si peu nourris qu'ils ne faisaient pas long feu. Tout cela n'était pas très drôle.

            Un jour, un groupe de petits Ventrecreux qui s'était éloigné du village pour éviter les coups entendit dans le roc de petits coups réguliers comme si un pivert, faute d'arbres, cognait le sol pour en extraire d'hypothétiques larves. Quelle ne fut pas leur surprise de découvrir un tout petit enfant qui s'acharnait à creuser le sol à l'aide d'un pic de la taille d'une fourchette. Lorsqu'il voulut s'enfuir, ils l'attrappèrent prestement et ne le relâchèrent que lorsqu'il eut expliqué que, vivant non loin de là, il ne rêvait que d'aller rejoindre l'autre rive, si prospère. Quelle bonne idée il avait eue là ! Puisqu'on ne pouvait passer sur l'eau, on passerait dessous !

            Dès lors, toutes les nuits, les enfants Ventrecreux se rendaient en cachette au souterrain où ils retrouvaient une armée de petits bonshommes, qui, s'ils n'allaient pas vite en besogne, y mettaient tout leur coeur. Bientôt, le souterrain fut creusé, et on décida de profiter de la prochaine pleine lune pour aller se rassasier chez les Replets. Sans les parents, bien sûr. Fruits, légumes, tout y passa ! L'un des petits nains faillit même se noyer dans une grande jatte de creme fraîche. Et le tout dans le plus grand silence ! Avant de repasser par leur souterrain, ils en bouchèrent bien soigneusement l'entrée. Et remirent ça toutes les nuits, si bien que les Replets, qui se demandaient bien quel insecte pouvait ainsi creuser leurs plus beaux fruits, commencèrent à manquer de vivres, puis à dépérir, et firent des tours de garde pour surveiller leurs biens. Ayant surpris quelques petits Ventrecreux, ils les enfermèrent et déclarèrent la guerre à leurs parents.

            Leurs barques atteignirent bien le rivage opposé, car là, point de barbelés, et c'est à mains nues que les villageois s'exterminèrent, les Ventrecreux, endurcis par la misère, se révélant aussi combattifs que les Replets affaiblis par la disette. De mon village, on n'en parla plus !

 

 

 

Atelier Contes : écrire un conte dont les protagonistes seront des frères ou/et des soeurs et dont la "morale" sera : "Ventre affamé n'a pas d'oreilles".