tête baissée pour ne pas voir le corps de son frère que l’on emporte devant lui enseveli dans un vieux drap ; tête baissée pour s’enrouler dans sa douleur, sa honte.

Il voudrait effacer toutes les images, effacer tous les mots, tous les souvenirs de ces dernières semaines. Il voudrait s’effacer, disparaître pulvérisé par la clarté qui agresse sauvagement ses yeux et son âme.

Il voudrait remonter le temps, retrouver le temps de la vie normale, le temps d’avant. D’avant les bombes, d’avant les rues défoncées, les maisons effondrées, les villes incendiées, les corps martyrisés. Le temps d’avant les mitrailleuses, les tanks, les bombardiers. Le temps où l’on ne vivait pas terré comme des rats au fond des caves humides et obscures. Le temps où l’on ne se disputait pas une rognure, ne se battait pas pour une dernière gorgée d’eau. Le temps où son frère et lui partageaient le labeur dans la tannerie familiale, les repas autour de la mère devenue veuve, les bals du samedi soir et parfois d’éphémères conquêtes.

Tout en trébuchant à travers les éboulis derrière les sauveteurs,  les jambes fauchées par la faiblesse et la souffrance, il s’interroge ;  il s’interroge sans fin. A quel moment, lui, le grand frère responsable, aimant, est-il devenu sourd aux plaintes, aux prières  de son cadet gisant à demi paralysé à ses côtés ?

Pris au piège de leur cave enfouie sous les décombres, eau et provisions s’amenuisant, torturé par la soif et la faim, petit à petit l’aîné rogna sur les portions de son puîné.

Bientôt, ne supportant plus ses supplications, ses gémissements, il éloigna son grabat à l’autre extrémité de la cave, enfouit sa tête sous ses hardes afin de ne plus l’entendre.

Il épuisa seul ses ultimes provisions faisant taire la petite voix intérieure qui tentait sans cesse de le rappeler à son devoir.  A présent, il se souvient s’être répété et répété encore, en une sorte de formule incantatoire, la morale du loup dans un conte de son enfance : « ventre affamé n’a pas d’oreilles ! » afin de se justifier à lui-même.

Quelques heures ou quelques jours plus tard, il ne saurait le dire tant les repères temporels s’étaient effacés dans l’obscurité totale qui régnait depuis que sa torche avait cessé de fonctionner, la voix de son frère s’était tue. Un lâche soulagement s’était d’abord emparé de lui, puis une panique lorsqu’il se saisit de la main sans vie avant de se laisser glisser dans son désespoir. Le choc des pioches et des pelles, maniées par les secouristes à la recherche d’éventuels survivants, ne lui apporta aucun soulagement. Prostré, il ne répondait pas à leurs appels. Il n’aspirait plus qu’à rester enfoui dans ces ténèbres près du corps crucifié de son frère.

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Atelier Contes : écrire un conte dont les protagonistes seront des frères ou/et des soeurs et dont la "morale" sera : "Ventre affamé n'a pas d'oreilles".