Les anciens la chuchotaient à l’oreille des plus jeunes qui la conservaient dans les replis de leur mémoire jusqu’au jour où les ans ayant accompli leur travail, ils ne se sentaient plus la force de porter le fardeau et  allaient le déposer entre des bras plus solides.

Dans ce village isolé où les maisons elles-mêmes faisaient profil bas sous leurs vastes toits d’ardoises, le vent circulant entre les venelles se heurtait aux fenêtres closes et son souffle chargé d’échos lugubres rebondissait sur les murs de granit.

Dans ce village isolé de pêcheurs et de sauniers, tous évitaient soigneusement l’endroit d’où ils étaient partis, le père, la mère , les quatre enfants et le bébé.

C’était il y a longtemps, très longtemps, le village ne comptait alors que quelques fermes isolées que les marins apercevaient en approchant de la côte. Ils se réjouissaient à l’avance de la présence humaine dont ils escomptaient un peu de chaleur, mais ils devaient vite déchanter quand après avoir gravi le rude sentier qui parvenait au sommet de la falaise, ils découvraient de pauvres masures où la plupart du temps, il n’y avait âme qui vive.

            Sur cette lande désolée où la famine était un fléau endémique, une famille subissait plus douloureusement  que quiconque la dureté de la vie.

            Ces pauvres gens habitaient la plus pauvre des plus pauvres demeures. Le père, par tous les temps, partait en mer mais ce qu’il pêchait suffisait à peine à nourrir femme et enfants.

Alors, on pouvait voir chaque jour, dès que la marée était basse, la mère, le petit dernier encore à la mamelle, les trois frères et la sœur arpenter les rochers de la côte à la recherche de quelques coquillages pour améliorer le maigre ordinaire.

Un jour que la pêche avait été particulièrement mauvaise, le père rentra à la maison plus tôt que d’habitude, il se blottit près de l’âtre pourtant éteint et attendit le retour de la maisonnée.

Quand les claquements de sabots se firent entendre, il se redressa sur le banc pour faire bonne figure. Ce fut en pure perte, la mère inquiète de la présence inhabituelle de son mari à cette heure de la journée, se précipita vers lui la mine angoissée.

Dans un coin de la masure, les enfants s’étaient regroupés autour de leur sœur qui tenait dans ses bras le bébé. Ils observaient leurs parents en silence.

Ce fut le père qui parla.

¾ Il nous faut partir. Ici, je ne peux plus vous nourrir, mon bateau est beaucoup trop fragile pour suivre les bancs de poissons. Les gros chalutiers ramassent tout avant moi.

J’ai entendu ce matin sur le quai qu’un gros navire allait appareiller pour le Canada, le capitaine accepte des passagers contre du travail à bord. Je suis allé le voir, il est d’accord, nous partons dans trois jours.

Les bagages furent vite faits et malgré la peur de l’inconnu, c’est avec l’espoir d’une vie meilleure sur ce lointain continent dont ils ne savaient rien que père, mère et enfants, en ce froid matin de printemps, abandonnèrent leur maison sans même un regard en arrière.

Le début du voyage se passa sans grand dommage, le temps était clair et dégagé, la mer calme, les alizés au rendez-vous et le navire filait bon train. Sur le bateau, malgré le travail harassant, les passagers se prenaient à croire en leur chance.

Puis le vent tomba, le lourd navire n’avançait plus, le capitaine et son équipage devenaient de plus en plus nerveux. Prendre du retard signifiait risquer de se retrouver encore en mer au début de l’hiver ou pire, pris dans les glaces du Saint Laurent.

Comme si la providence se moquait des hommes, le vent tant attendu se manifesta sous forme d’une violente tempête, le navire ballotté sur la mer en furie comme un simple fétu de paille craquait de toute part.

Serrés les uns contre les autres, les passagers se terraient dans les entrailles du bateau.     Sur le pont, le capitaine et ses hommes tentaient courageusement de faire face aux avaries.

Le vent ne faiblissait pas et à la peur du naufrage s’ajoutait  maintenant un autre danger : la pénurie de vivres.

Le père et la mère s’étaient privés de nourriture pour donner les dernières bouchées de poisson séché à leurs enfants et ils avaient utilisé leurs ultimes forces pour tenter de piéger les rats qui avaient fini par disparaître.

Quand ils décidèrent de monter sur le pont pour quémander un peu de nourriture auprès du capitaine, les enfants les regardèrent partir sans aucune réaction tant leur faiblesse était grande.

Les parents ne redescendirent jamais.

Les heures, les jours peut-être, passèrent.

Un craquement plus fort que les autres tira les enfants de leur hébétude. La fillette tenta de se lever, elle se rendit compte alors avec effroi que le petiot qu’elle tenait dans ses bras était mort. Retenant ses larmes, elle l’emmaillota dans son lange et le posa doucement sans un mot, au creux d’un cordage.

Silencieux, ses trois frères la regardaient comprenant que désormais, ils étaient seuls.

Les garçons glissèrent peu à peu dans une léthargie morbide. La petite fille qui résistait vaille que vaille, décida de faire une dernière fois le tour de la cale en quête de vivre. Derrière des cordages, elle découvrit un fût où finissaient de moisir des restes de poisson, elle répartit équitablement les portions. L’eau du ciel qui s’abattait en trombe sur le pont s’insinuait jusqu’au tréfonds du bateau et se déposait en flaques qui étaient autant de sources où les enfants pouvaient se désaltérer.

Cependant les réserves s’épuisèrent vite et la fillette se mit à inventer des histoires pour aider ses frères à oublier leur faim.

Elle usait ses maigres forces à raconter, raconter, tandis que les garçons ne savaient que répéter « j’ai faim, j’ai faim ».

Un jour, à moins que ce ne fut une nuit, l’aîné dit d’une voix faible.

¾ Et si on le mangeait.

Sa sœur horrifiée ne voulut pas comprendre. Sa conscience donnait de la voix alors qu’elle-même n’en avait plus guère pour continuer son histoire.

Puis ce fut au tour  du cadet de se faire entendre.

            ¾ Oui, si on le mangeait.

Que ne suis-je sirène, pensait la fillette, au moins m’écouteraient-ils .

Mais elle n’était pas sirène et quand le benjamin déclara.

            ¾ Mangeons-le.

Elle sentit que les voix qui résonnaient dans sa tête abandonnaient la lutte. Alors, elle se traîna vers le coin où reposait le petiot et se saisit du corps qu’elle se mit lentement à démailloter.

Plus tard, quand le bateau eut enfin accosté, personne ne se soucia de savoir comment quatre jeunes enfants avaient réussi à survivre dans de telles conditions, beaucoup avaient disparu au cours de cette terrible traversée et les survivants furent considérés comme des miraculés.

Un ange sans doute les avait sauvés.

Nul ne sait comment cette terrible histoire parvint aux oreilles des hommes dans le village isolé de l’autre côté de l’océan.

Peut-être a-t-elle été transportée par le vent.

Le vent qui se glisse dans les venelles et se heurte aux carreaux..

Le vent qui se brise en sanglots sur les murs de granit

Peut-être…

 

                                                                                  FIN

 

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Atelier Contes : écrire un conte dont les protagonistes seront des frères ou/et des soeurs et dont la "morale" sera : "Ventre affamé n'a pas d'oreilles".